Droits humains et enjeux constitutionnels :
un recadrage s’impose
18 novembre 2024
Introduction
Dans ce document, la Ligue des droits et libertés (LDL) propose un recadrage au sujet de certaines notions qui occupent l’espace public, politique et médiatique depuis quelques années, particulièrement dans le cadre des débats sur la laïcité de l’État, la protection de la langue française et les enjeux constitutionnels. Ce recadrage appose une lunette de droits humains aux discours entourant les droits collectifs, la souveraineté parlementaire et les dérogations aux chartes des droits.
Nous invitons toute personne à en prendre connaissance et à demeurer attentive et critique face à la façon dont ces rhétoriques contribuent à la détérioration du climat social et politique au Québec. Nous assistons à une banalisation, fragilisation et remise en cause des droits et libertés acquis de longues luttes et qui forment aujourd’hui le socle de notre système démocratique.
Droits collectifs et droits individuels
Les droits collectifs et les droits individuels sont présentés par certains comme étant en opposition, comme si le respect des seconds empêchait la réalisation des premiers. Il s’agit d’une rhétorique souvent mise de l’avant dans les débats entourant, en particulier, la laïcité de l’État et la protection du français au Québec. Ce discours s’appuie sur une conception erronée du cadre de référence des droits humains, tel que défini par le droit international depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) en 1948 et des pactes, conventions et traités qui sont aux fondements du droit international des droits humains qui se développe depuis.
Il convient ainsi de définir ce que sont les droits collectifs, et d’expliquer en quoi les droits individuels et collectifs ne sont pas mutuellement exclusifs, mais bien profondément interdépendants.
Que sont les droits collectifs ?
Il existe des droits humains qui font partie de la catégorie des droits individuels, au sens où c’est l’individu qui est titulaire du droit et peut le faire valoir. Par exemple, l’individu doit jouir de sa pleine liberté de conscience, de son droit à la vie privée, de son droit à l’éducation ou encore de son droit à un procès juste et équitable.
Contrairement aux droits individuels, les droits collectifs sont des droits humains dont les titulaires sont des groupes ou des collectivités. Dans certains textes du droit international, les droits collectifs placent explicitement les peuples sur un pied d’égalité et interdisent la domination d’un peuple sur un autre, tout en énonçant le droit des peuples de disposer librement de leurs ressources naturelles, de se développer sur le plan économique, social et culturel, de vivre dans la paix et à la sécurité et de jouir d’un environnement sain.
Un exemple éloquent : le droit à l’autodétermination appartient aux peuples, et non aux individus. Seule une collectivité peut faire valoir son droit à l’autodétermination, un droit reconnu depuis 1945 dans la Charte de l’ONU, puis réaffirmé dans la Déclaration des nations unies sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (1960), dans les Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme (1966) et, plus récemment, dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007).
Le droit à l’autodétermination du peuple québécois a d’ailleurs été mis de l’avant à plusieurs reprises par diverses mouvances indépendantistes, séparatistes et souverainistes au cours des dernières décennies. Il s’agit bien d’un droit collectif, mais son exercice ne doit en aucun cas impliquer un recul pour les droits individuels d’une population diversifiée, où chaque personne peut jouir de sa liberté de religion, d’opinion, etc. Ce droit consacre le droit de tout peuple à s’épanouir en toute liberté ; il n’accorde pas à la majorité le droit de bafouer les droits des personnes appartenant à des minorités.
Ne pas confondre les droits collectifs avec d’autres dimensions du collectif
Nombre de défenseur-e-s des droits humains, d’organisations citoyennes et de défense collective des droits mettent en lumière la responsabilité collective de la société à l’égard de la protection des droits des individus et des minorités, ainsi que les déterminants sociaux collectifs, qui provoquent des violations de droits pour certaines personnes et communautés.
Certains droits individuels relèvent d’un mode d’exercice collectif, sans pourtant être des droits collectifs. Par exemple, le droit de manifester est individuel : un individu peut s’adresser aux instances judiciaires si son droit lui a été nié. Pourtant, ce droit s’exerce collectivement, en ce sens que les individus participent à des manifestations en groupe. De plus, la plupart des droits individuels nécessitent la mise en place de mesures collectives comme des politiques publiques et des infrastructures adéquates, pour être pleinement respectés et mis en œuvre. Par exemple, l’exercice du droit à l’éducation nécessite un système scolaire permettant d’intégrer tous les usagers et usagères sans discrimination.
Les valeurs collectives ne sont pas des droits collectifs. Les valeurs dominantes ou majoritaires, sensibles aux aléas de l’opinion publique ou aux débats sociaux, fluctuent et changent. Reflétant généralement les intérêts des groupes détenant le pouvoir formel et informel, les valeurs de la majorité peuvent constituer une menace aux droits des individus, elles peuvent exclure et marginaliser certaines minorités. D’où la nécessité d’assurer un socle de droits fondamentaux, dont la reconnaissance ne sera pas soumise aux aléas des soi-disant valeurs de la majorité.
En novembre 2013, la Ligue des droits et libertés écrivait dans son mémoire au sujet du projet de loi 60 sur la Charte des valeurs :
Dans une société libre et démocratique, chaque personne est libre de choisir ses valeurs — c’est l’essence même de la liberté de conscience — mais elle n’est pas libre de faire ce qu’elle veut. La loi limite ce qu’on peut faire et non ce qu’on peut croire. On ne peut imposer à quiconque de partager une valeur mais on peut l’obliger à respecter un droit. Dire que l’égalité hommes-femmes est une valeur commune ne fait pas avancer la cause des femmes. C’est en proclamant le droit à l’égalité et en faisant respecter ce droit que la situation des femmes progresse. Or, au Québec, le droit des femmes à l’égalité est déjà enchâssé dans la Charte, voire dans les Chartes, et doit donc être respecté intégralement. Il y a encore énormément à faire et le nivellement prétendu des valeurs n’y changera rien sinon qu’il intensifie les préjugés et les préjudices que subissent les femmes issues des communautés plus susceptibles de discrimination.
Droits individuels et droits collectifs, à couteaux tirés ?
Non !
Les droits humains garantis à tous les individus en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et de la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquent à toutes et tous, suivant le principe de l’universalité. Cette protection, qui s’applique à chacun-e des individus, reconnait un socle de droits essentiel au maintien de la démocratie et d’un État de droit à même de défendre nos droits et libertés.
Les droits humains sont également indivisibles, ce qui signifie qu’ils constituent un ensemble de droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels reconnus, qu’on ne peut pas scinder, tronquer ou altérer à notre guise selon certaines préférences.
Enfin, tous les droits humains sont également interdépendants, c’est-à-dire que la réalisation d’un droit est intimement liée à celle des autres droits. Les avancées pour un droit auront des retombées positives pour d’autres droits. À l’inverse, les dénis d’un droit entraînent des reculs pour d’autres droits. Cette interdépendance concerne tous les droits, qu’ils soient civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels, collectifs ou individuels.
L’interdépendance des droits a été affirmée avec force lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de 1993, à Vienne :
S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales (paragraphe 5).
Le cadre des droits humains nous invite à tenir compte de l’interdépendance entre tous les droits, qu’ils soient collectifs ou individuels, et surtout à ne jamais les mettre en opposition les uns par rapport
aux autres. Il convient de se méfier d’un projet de société qui prétend que les droits collectifs seront mieux respectés si des violations des droits individuels sont légalisées et banalisées. Au Québec, la Loi sur la laïcité en vigueur depuis 2019 porte atteinte non seulement à la liberté de religion, mais aussi au droit à la dignité, à la liberté de conscience, au droit au travail et à un niveau de vie décent, sans compter qu’elle accentue la stigmatisation de certaines communautés.
Laïcité de l’État
Il arrive que la laïcité de l’État soit qualifiée à tort de droit collectif. Cependant, la laïcité n’est pas un droit collectif, mais un mode d’organisation sociale permettant l’indépendance du pouvoir étatique à l’égard du pouvoir religieux, et vice-versa.
La Ligue des droits et libertés insiste depuis de nombreuses années sur le fait que la laïcité de l’État est une caractéristique des États modernes nécessaire au respect de plusieurs droits humains. Dans son fascicule de 2017 sur la laïcité, la LDL explique :
En affranchissant l’État de tout lien avec une religion, [la laïcité] garantit que les citoyen-ne-s seront traités en toute égalité, indépendamment de leurs croyances ou de leur non-croyance. Cette neutralité de l’État face aux religions est une condition nécessaire au respect des libertés de conscience, d’expression et d’association, qui sont essentielles à la démocratie.
Les lois en vigueur au Québec avant l’adoption de la Loi sur la laïcité en 2019 assuraient déjà en grande partie la laïcité de l’État dans plusieurs domaines, notamment en matière d’éducation publique, à travers la Loi sur l’instruction publique. La LDL soutenait ainsi que cette nouvelle législation attentatoire aux droits humains n’était ni nécessaire ni utile pour renforcer la laïcité de l’État, et qu’elle utilisait la notion de laïcité de façon erronée.
La laïcité implique plutôt que l’État soit complètement neutre face aux différentes croyances et qu’il ne favorise ni ne défavorise, directement ou indirectement, aucune croyance, ni la non-croyance. Ainsi, la Loi sur la laïcité porte atteinte au droit à l’égalité et à la liberté de religion, alors même que la véritable laïcité doit la protéger.
Chartes et clause dérogatoire
Dans l’histoire récente du Québec, le gouvernement s’est permis de déroger aux droits et libertés protégés tant par la Charte québécoise que par la Charte canadienne. Ce fut le cas pour la Loi sur la laïcité de l’État en 2019, dérogation renouvelée en 2024. Ce fut le cas également pour la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, en 2022. Ces dérogations équivalent à un aveu que ces lois sont attentatoires aux droits humains et ne passeraient pas le test des tribunaux si elles étaient contestées et vertu des instruments constitutionnels et quasi constitutionnels de protection des droits humains.
Dans les cas de ces deux lois, le gouvernement a imposé une dérogation mur à mur, c’est-à-dire que le législateur a choisi de déroger à tous les droits auxquels il est possible de déroger en vertu des clauses dérogatoires. Il a aussi dérogé de façon préemptive, de façon à éviter que les tribunaux puissent se prononcer sur le caractère raisonnable ou non des atteintes aux droits et libertés.
Or, le droit international des droits humains est très exigeant quant aux critères qui peuvent justifier de déroger aux droits et libertés, et extrêmement clair à l’effet que de telles pratiques doivent demeurer exceptionnelles. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Canada et le Québec sont liés depuis 1976, énonce parmi les conditions à respecter : qu’un « danger public menaçant la vie de la nation » doit exister pour envisager une dérogation aux droits ; que toute mesure dérogatoire doit demeurer proportionnelle à ce que la situation exige et être temporaire ; que toute dérogation doit respecter le principe de non-discrimination. Certains droits sont intangibles, c’est-à-dire qu’on ne peut en aucun cas y déroger, et c’est le cas notamment de la liberté de pensée, de conscience et de religion. Les législations québécoises ayant fait fi des droits et libertés protégés par les Chartes, en 2019 et en 2022, contreviennent à toutes ces conditions d’exceptionnalité.
La société québécoise a tout à craindre d’une culture politique qui se permet de déroger aux droits avec une telle désinvolture, et sans l’unanimité de l’Assemblée nationale, qui plus est. Alors que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec célébrera en 2025 son cinquantième anniversaire, le fait de multiplier les dérogations aux droits équivaut à la vider de sa substance. Déroger aux engagements pris par le Québec et le Canada en matière de protection des droits humains constitue, non seulement un recul historique majeur, mais une atteinte inacceptable aux fondements de la démocratie et de notre État de droit.
Souveraineté parlementaire
La notion de souveraineté parlementaire, évoquée par certains groupes et individus, constitue une expression attrayante de prime abord. Toutefois, elle est brandie comme justification pour déroger aux droits protégés tant par la Charte québécoise que par la Charte canadienne et pour se mettre à l’abri de l’examen des tribunaux. Cette rhétorique de la souveraineté parlementaire présente les Chartes et le pouvoir judiciaire comme des contrariétés et des obstacles au bon déroulement des travaux de l’Assemblée nationale.
Les tribunaux sont plutôt des instruments fondamentaux de protection de la démocratie et d’un État de droit. La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire signifie que nul n’est au-dessus de la loi et ne pourra s’emparer d’un pouvoir disproportionné et dériver vers l’autoritarisme. Quant aux instruments constitutionnels et quasi constitutionnels de protection des droits humains, comme les chartes, elles ont précisément pour fonction de limiter le pouvoir de la majorité démocratique et des parlements contre les dérives possibles. En protégeant un socle de droits et libertés, elles constituent des remparts essentiels pour toutes et tous.
Déroger aux droits humains est un acte grave dont l’ensemble de la population devrait donc s’inquiéter. La promotion et la protection de tous les droits humains qui ont fait l’objet d’engagements formels aux niveaux national et international doivent être au cœur des priorités. Le fond de la question politique n’est pas de déterminer qui, du fédéral ou du provincial, du législateur ou des tribunaux, doit respecter, protéger et mettre en œuvre les droits et libertés, ni qui devrait ou non être en mesure d’y déroger.
Le système judiciaire a ici un rôle essentiel et permanent à jouer — tout comme le législateur — en tant que composante de notre système démocratique. Le partage des pouvoirs entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire n’est pas une mise en péril de la souveraineté parlementaire, mais bien un système politique permettant l’équilibre des pouvoirs et offrant des remparts contre les potentielles dérives de tout gouvernement. Qui plus est, un dialogue sain entre le parlement et les tribunaux renforce la légitimité du processus démocratique, ce qui n’est pas possible si les tribunaux sont muselés.