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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Regards croisés entre le nord de l’Ouganda et le Québec
Droits sexuels et reproductifs des femmes en situation de handicap
Muriel Mac-Seing,
doctorante, École de santé publique, Université de Montréal et membre du Conseil d’administration de l’Institut national pour l’équité, l’égalité et l’inclusion des personnes en situation de handicap (INÉÉI-PSH)
Selma Kouidri,
directrice générale de INÉÉI-PSH
Les droits sexuels et reproductifs comprennent les droits à l’autonomie et à l’autodétermination, c’est-à-dire de prendre des décisions libres et éclairées concernant son corps, sa sexualité, sa santé, ses relations intimes, d’avoir des enfants, et ce, sans discrimination, stigma ni violence[1]. L’article 6 sur les femmes handicapées de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) stipule les obligations pour tous États parties des Nations Unies qui ont ratifié la CDPH de promouvoir et de défendre les droits des femmes et des filles en situation de handicap (FfSH)[2]. Quinze ans après l’adoption en 2006 de la CDPH par la communauté internationale, qu’en est-il de l’exercice de leurs droits sexuels et reproductifs dans certaines régions du monde ? Nous voulions répondre à cette question à travers un regard croisé de la situation de ces dernières dans deux régions de pays de niveaux de revenus opposés où les auteures ont travaillé[3], soit la réalité des femmes en situation de handicap (FSH) au nord de l’Ouganda, pays à faible revenu, et celles vivant dans la province de Québec, sise dans un pays à haut revenu.
L’Ouganda, où environ 18% de sa population vit avec un handicap[4], a ratifié la CDPH en 2008. Souvent cité comme un exemple en Afrique subsaharienne, le pays a adopté plusieurs politiques et législations promouvant les droits des personnes en situation de handicap (PSH). Or, notre récente étude, menée auprès de PSH dans un contexte de post-conflit au nord de l’Ouganda, a révélé l’existence d’intersections complexes entre les obstacles de mise en œuvre des lois et des politiques relatives à la promotion des droits des PSH, et les expériences de discriminations et de barrières d’accès dans leur recours aux services de santé sexuelle et reproductive (SSR)[5]. Les résultats ont aussi démontré que malgré la disponibilité d’outils normatifs, non seulement les ressources financières, techniques et humaines étaient défaillantes pour les appliquer, par exemple, dans la collecte de données sur le handicap, mais que ces fractures étaient conjuguées à une non-priorisation flagrante du handicap par les décideurs et les acteurs des politiques concernés[6].
Par ailleurs, les PSH rencontraient des barrières d’accès en matière d’accessibilité ainsi qu’au niveau structurel, et faisaient face à des attitudes négatives des prestataires de services et de la communauté, entravant leur utilisation des services SSR autant sinon plus que les personnes non handicapées. Par exemple, les structures de santé étaient dépourvues de lits de maternité, de salles de bain et de toilettes accessibles aux PSH. Les messages et les services SSR n’étaient pas adaptés et l’interprétation en langage des signes y était absente. Les FSH étaient davantage à risque de vulnérabilités intersectionnelles basées sur le genre, le handicap, et le fait de vivre avec le VIH, en plus de subir des violences émotionnelles, physiques et sexuelles[7]. Les FSH étaient plus stigmatisées au sein d’une société patriarcale où les rôles genrés traditionnels priment, renforçant les conséquences de structures capacitistes sous-jacentes qui discriminent les FSH[8].
« Plusieurs femmes sont abandonnées par les hommes. Il y a des hommes qui viennent vers moi. Il me dit qu’il m’aime, mais au moment où je tombe enceinte de lui, il fuit et disparaît…. Les gens commencent à colporter plein de choses : « Pourquoi tu aimes cette femme handicapée, penses-tu qu’elle va t’aider ? ». Pour nous qui sommes non voyantes, ils vont dire : « Penses-tu qu’elle est capable de te faire à manger, de faire ta lessive ? Combien même qu’elle soit capable d’avoir un enfant, comment va-t-elle s’y prendre pour s’occuper de ton bébé ? »[9] – (Groupe de discussion de PSH, Ouganda).
Au Québec, à des milliers de kilomètres de l’Ouganda, où l’on pourrait croire que les droits humains des PSH sont respectés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), de la Loi canadienne sur les droits de la personne (1985) et de la Politique À part entière (2009) promue au Québec, force est de constater que l’exercice des droits sexuels et reproductifs des FfSH n’est guère plus envieux. Les PSH représentent près de 16 % de la population québécoise[10]. En effet, en plus d’être touchées par le chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale, les FfSH subissent aussi de la discrimination, de la violence conjugale et des agressions sexuelles[11]. Par ailleurs, l’expérience de la parentalité est un enjeu particulier pour plusieurs FSH. Celles qui désirent avoir un enfant sont confrontées à des préjugés dès le début de la grossesse[12].
« Voyons donc, comment veux-tu avoir un bébé, t’es assez maganée de même! C’est pas responsable! » Et pourtant y a aucun homme handicapé qui s’entend dire la même chose… » – (Groupe de discussion « Agissons contre les violences sexistes », INÉÉI-PSH, 2020)
De plus, les FSH ayant vécu la maternité rapportent que souvent la stigmatisation et les préjugés du personnel de santé influencent leur expérience d’accouchement.
« J’ai été obligée d’accepter un accouchement par césarienne, pourtant dans mon pays d’origine, j’ai eu mon premier bébé naturellement. » – (Groupe de discussion « Agissons contre les violences sexistes », INÉÉI-PSH, 2020)
Faisant face à la stérilisation forcée depuis des décennies[13], les FfSH continuent de subir un manque de ressources de soutien et d’accompagnement en matière de SSR. L’absence d’accessibilité universelle et d’adaptation des différentes ressources de santé les empêche d’utiliser pleinement des services auxquels elles ont droit[14]. Il est à espérer que le plan d’action 2020-2024 du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec atteigne son objectif de favoriser l’accès, la qualité et la sécurité des services de santé reproductive pour toutes les femmes, y compris celles en situation de handicap[15]. L’une des mesures préconisées est de renforcer l’accès et l’adaptation des soins et des services aux besoins des FSH, par exemple, en facilitant leur accompagnement durant la grossesse et leur accès au dépistage des différents cancers.
Conclusion
La Commission conjointe Guttmacher-Lancet sur les droits SSR pour toutes et tous, lancée en 2018, souligne que les PSH demeurent une population qui fait face à des désavantages spécifiques et est sujette à des stéréotypes dangereux contribuant à ce que celle-ci soit plus à risque d’abus physiques et sexuels[16]. Les rôles genrés et le capacitisme doivent être compris sous un prisme intersectionnel pour mettre en exergue les iniquités sociales et de santé que vivent les FfSH[17]. Autant au nord de l’Ouganda qu’au Québec, les droits des FfSH demeurent bafoués et leurs besoins en matière de SSR restent encore non répondus. Il est plus que temps d’opérationnaliser les intentions en actions concrètes pour qu’aucune femme ne soit laissée-pour compte. Lever les barrières que rencontrent les FfSH pour un accès équitable et égalitaire aux ressources de santé sexuelle et reproductive n’est pas une question de diversité, mais de droits humains et de justice sociale.
Remerciements
Les auteures remercient Farida Osmani, PhD, sociologue, pour la relecture de ce texte.
[1] C. Frohmader, S. Ortoleva, rédacteurs (2014). The sexual and reproductive rights of women and girls with disabilities. ICPD International Conference on Population and Development Beyond. North Hobath
[2] Convention relative aux droits des personnes handicapées et Protocole facultatif, p. 38.
[3] MMS a mené sa recherche doctorale au nord de l’Ouganda. SK coordonne et réalise des projets auprès de femmes et de filles en situation de handicap au Québec, Canada.
[4] Uganda Bureau of Statistics (UBOS), ICF International Inc. Uganda Demographic Health Survey. 2016. Kampala, Uganda; Calverton, Maryland: Uganda Bureau of Statistics (UBOS) and ICF International Inc. (2018).
[5] M. Mac-Seing M et al. (2020). The intersectional jeopardy of disability, gender and sexual and reproductive health: Experiences and recommendations of women and men with disabilities in Northern Uganda. Sexual and Reproductive Health Matters.
[6] Office des personnes handicapées du Québec. (2020). Foire aux questions – Statistiques sur les personnes handicapées. Québec : OPHQ. En ligne : https://www.ophq.gouv.qc.ca/loffice/faq/faq-statistiques.html
[7] M. Mac-Seing M et al., The intersectional jeopardy of disability, gender and sexual and reproductive health: Experiences and recommendations of women and men with disabilities in Northern Uganda. Sexual and Reproductive Health Matters.
[8] Ibid.
[9] Traduction libre de l’anglais.
[10] Op. cit. note 6
[11] Gouvernement du Québec (2020). Santé et bien-être des femmes 2020- 2024. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://publications. msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2020/20-730-01W.pdf
[12] Conseil du statut de la femme (2012). Des nouvelles d’elles. Les femmes handicapées du Québec. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/des-nouvelles-delles-lesfemmes-handicapees-du-quebec.pdf
[13] DisAbled Women’s Network of Canada (2020). Girls without barriers: an intersectional feminist analysis of girls and young women with disabilities in Canada. Montréal : DAWN. En ligne : https://dawncanada.net/media/ uploads/page_data/page-64/girls_without_barriers.pdf
[14] Gouvernement du Québec (2020). Santé et bien-être des femmes 2020-2024. Québec : Gouvernement du Québec. En ligne : https://publications. msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2020/20-730-01W.pdf
[15] Ibid.
[16] AM Starrs et al. (2018). Accelerate progress—sexual and reproductive health and rights for all: report of the Guttmacher–Lancet Commission. The Lancet.
[17] M. Mac-Seing, C. Zarowsky. (2017). Une méta-synthèse sur le genre, le handicap et la santé reproductive en Afrique subsaharienne. Santé publique.