Identité de genre et droits de l’enfant
Charles-Antoine Thibeault, doctorant en service social, Université de Montréal, musicothérapeute pour Jeunes Identités Créatives
Annie Pullen Sansfaçon, professeure, École de travail social, Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles
Les médias populaires des dernières années couvrent de plus en plus les sujets relatifs à la transitude1. Pensons notamment au fameux Transgender tipping point que Time Magazine avait qualifié de révolutionnaire pour la communauté trans et non-binaire en 2014. L’année 2014 ne marque pourtant ni le premier ni le dernier changement de paradigme sur le sujet. Depuis les années 1960, où l’étude de la transitude se limitait alors aux discours de psychiatres s’intéressant à une sur-féminité de jeunes garçons, menant ensuite à la création de diagnostics, de pathologie et de thérapies dites de conversion, jusqu’aux nouvelles compréhensions et revendications actuelles d’un discours non-pathologisant de la diversité de genre2, il est indéniable que des changements majeurs dans la perception de la définition même du genre se sont opérés. Afin de discuter des relations entre l’identité de genre et les droits de l’enfant, il est nécessaire de e présenter quelques-uns de ces changements observables tant dans les politiques sociales, les discours populaires, les cliniques médicales, les écoles, ainsi que les autres milieux de vie où l’enfant évolue.
Les premières tentatives d’explication de l’origine de l’incongruence de genre, soit cette disparité entre genre assigné à la naissance et genre vécu, chez l’enfant laissent place à plusieurs hypothèses qui sont aujourd’hui critiquées, mais qui blâmaient notamment un mode familial dit dysfonctionnel ou, plus classiquement, une relation d’attachement trop proximale entre l’enfant et sa mère. Bien que certains chercheurs continuent à défendre ces positions, d’autres publications plus récentes présentent une compréhension alternative prenant acte de la voix des jeunes trans et non- binaires, revendiquant notamment une conception du genre fluide, expansive, non pathologique. Cette nouvelle conception rejette de facto une notion du genre binaire et rigide dont la diversité équivaut à une non-conformité, une déviance. Afin de bien saisir le lien entre cette nouvelle compréhension du genre et les droits de l’enfant, il faut aussi bien comprendre l’impact des expériences d’invalidation du genre sur la santé et le bien-être des jeunes trans et non-binaires.
Les impacts de la non-reconnaissance
Alors que les exemples de ces impacts sont trop nombreux pour en faire une liste exhaustive, nous référerons plutôt à un texte publié en 20173 qui nous invite à réfléchir à l’impact de la non-reconnaissance, de l’invisibilité, de la négation de la personne, dans le développement identitaire des jeunes trans et non-binaires dans plusieurs sphères de leur vie. S’appuyant sur l’éthique de la reconnaissance d’Axel Honneth, selon laquelle l’individu a besoin de reconnaissance affective, légale et sociale afin de développer un rapport à soi positif, il est possible de comprendre que l’identité positive se développe en relation à l’autre, à la société.
Dans les sociétés où les jeunes trans et non-binaires ne sont pas reconnus, il devient difficile de développer un sentiment de confiance en soi, d’estime de soi, de respect de soi pour ces jeunes.
Et c’est dans ce contexte que le bien-être physique et mental de l’enfant se trouve affecté4. Ainsi, les recherches démontrent que les jeunes trans et non-binaires sont plus à risque notamment de se suicider ou de souffrir de dépression et d’anxiété, malgré que ces difficultés ne soient pas directement liées à la transitude, mais bien à leurs conditions de vie comme les contextes de non-reconnaissance sociale, légale ou affective. Cette distinction entre souffrance interne et cause externe porte à croire qu’un accueil plus ouvert et reconnaissant de la diversité des jeunes pourrait contribuer à diminuer cette souffrance.
L’importance de la décision Moore
Des exemples concrets de reconnaissance, mais aussi de non-reconnaissance légale ont récemment été observés au Québec. Prenons par exemple la décision rendue en janvier 2021 par l’honorable juge Moore à la suite de longues démarches juridiques initiées par la communauté trans et non-binaire sommant le gouvernement d’octroyer le droit d’effectuer la modification de la désignation de son sexe sur son acte de naissance aux jeunes trans et non-binaire5. Cette décision donne un an au gouvernement pour modifier certaines dispositions du Code civil jugées discriminatoires.
Cet événement souligne l’importance d’exercer une agentivité relative sur la définition de sa personne auprès de l’état, mais dénote aussi l’importance de la congruence de cette définition légale de la personne avec l’identité vécue et donc de la reconnaissance légale de la personne.
Cette capacité agentive sur sa propre définition légale est explicitement nommée dans ce jugement comme vecteur essentiel du droit à la dignité et à l’égalité. Au sujet de cet impact de la reconnaissance sur le rapport à soi, Judith Butler ajoute à cette notion qu’il est bien d’être reconnu, mais encore faut-il être reconnaissable6. Elle sous-tend ainsi qu’une communauté de personnes n’étant pas reconnue légalement à titre de personne à part entière ne peut prétendre même à la possibilité de recevoir ces expériences de reconnaissance affective, légale et sociale si importantes dans le développement identitaire. C’est aussi cette possibilité de détenir des documents officiels congruents avec son identité de genre qui permettra aux enfants trans et non-binaires de jouir de ce droit à la sécurité et à la dignité pour participer à la société.
Le projet de loi 2
En contrepartie, le récent dépôt du projet de loi 2 par le ministre de la Justice Simon Jolin-Barette en octobre 2021 constitue un important recul pour les jeunes trans avec la proposition de réintroduire l’obligation de chirurgie afin d’obtenir une reconnaissance légale à travers le changement de la mention de sexe sur l’acte de naissance7. Ainsi, si ce projet est adopté ainsi, il constituera non seulement une atteinte à la dignité des jeunes trans et non-binaires, mais également un exemple concret de non-reconnaissance légale de la transitude et des diverses manières d’exister en tant que personne de la diversité des genres.
Des luttes à mener
Encore en 2021, il est difficile d’avancer que les jeunes trans et non-binaires bénéficient de la même reconnaissance que leurs pairs cisgenres. La difficulté à changer la désignation de son sexe et son prénom officiel, les refus de services médicaux, le besoin d’accumuler des lettres d’approbation d’expert de la santé mentale que Karine Espineira qualifie éloquemment de boucliers thérapeutiques8 sont tous des exemples d’expérience de non-reconnaissance.
Les expériences d’invalidation du genre vécues au sein des services de la protection de la jeunesse, par exemple par le refus d’utilisation des prénoms et pronoms de l’enfant et la réalité genrée de ces services9 sont d’autres exemples.
Ainsi, malgré les avancées importantes des dernières années, il reste plusieurs dimensions de la reconnaissance, et spécifiquement du droit à la dignité des enfants qui demeurent bafouillés. Par ailleurs, ces sphères de reconnaissance résonnent beaucoup avec la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par les Nations Unies en 1989. La reconnaissance sociale étant par exemple soutenue par le droit à la sécurité pour participer pleinement à la société et la reconnaissance légale l’étant via le droit à la dignité. Il est essentiel de traduire la protection de ces droits pour les jeunes trans et non-binaires en moyens concrets, moyens que Pullen Sansfaçon et Bellot (2017) associent spécifiquement à la création de milieux sécuritaires, acceptants et reconnaissants pour les jeunes trans et non-binaires.
- Le terme transitude est d’abord introduit par Baril en 2014 afin de désigner les parcours de transition médicales, sociales et juridiques vers un genre Il est utilisé à titre de nom commun, en complémentarité à l’adjectif « trans », et reflète la multiplicité des parcours d’affirmation auxquels les personnes trans ont recours partiellement ou en totalité.
- Voir notamment J. Pyne (2014). « Gender independant kids: A paradigm in approaches to gender non-conforming children », The Canadian Journal of Human Sexuality, (23)1, pp. 1-8
- A. Pullen-Sansfaçon, C. Bellot, (2017). L’éthique de la reconnaissance comme posture d’intervention pour travailler avec les jeunes trans, Nouvelles Pratiques Sociales, (28)2, pp. 38-53
- Honneth, (2008). La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, p. 113-159
- Center for Gender Advocacy v. Attorney General of Quebec, 2021 QCCS 191.
- Géguen et Malochet, Critiques du paradigme de la lutte pour la reconnaissance, dans Les Théories de la Reconnaissance, La Découverte, Paris, 2014, p. 93-122
- Voir par exemple Pullen Sansfaçon et coll. (2021) Il faut faciliter, et non compliquer le changement de la mention de sexe pour les personnes trans. En ligne : https://journalmetro.com/societe/2719128/il-faut-faciliter-et-non-compliquer-le-changement-de-la-mention-de-sexe-pour-les-personnes-trans/
- Voir V. Kirichenko, A. Pullen-Sanfaçon, (2018). « Je ne m’identifie pas comme fille, je suis une fille »: être jeune, trans et placé.e par la Direction de la Protection de la Jeunesse, Intervention, 148, 29-40
- Voir Espineira, (2011). Le bouclier thérapeutique: discours et limites d’un appareil de légitimation, Le sujet dans la cité, (2)1, pp. 189-201