Institution frontalière ou droit aux droits

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Institution frontalière ou droit aux droits

Mouloud Idir, Secteur Vivre ensemble, Centre justice et foi

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

La frontière est généralement pensée comme étant aux confins de l’État, alors qu’elle est surtout au cœur d’enjeux politiques déterminants. Il faut donc tout faire pour que la question frontalière ne soit pas hors d’atteinte d’une interrogation politique quant au caractère discrétionnaire des contrôles. Ce qui, par voie de conséquence, pose la question politique des possibilités de son franchissement dans une perspective d’élargissement des droits et d’extension de l’ordre démocratique.

Roxham comme miroir

Il est urgent de réfléchir collectivement à l’enjeu de plus en plus central du passage des frontières dans une perspective démocratique. L’arrivée de personnes migrantes à la frontière canado-étasunienne, notamment par le chemin Roxham, s’inscrit dans une histoire commune qui se déroule aux frontières devenues le lieu de cristallisation de luttes politiques et citoyennes. La frontière est aussi le miroir d’inégalités et de fractures globales importantes.

Sur la frontière, les États se livrent à une mise en spectacle1 qui vise à faire croire que des segments de la population sont préférentiellement protégés face à des abuseuses et abuseurs et à un envahissement, dont les références à une capacité d’accueil prétendument limitée représentent la plus courante euphémisation.

Nous ne comptons plus les discours démagogiques et hostiles autour de la tragédie se déroulant au chemin Roxham. Sans parler des discours partisans et lâches qui ont conduit à la fermeture du chemin, qui véhiculent des valeurs de méfiance, de repli identitaire et surtout d’indifférence au sort des personnes qui y risquent leur vie. Pensons à la mort dramatique de Friztnel Richard en décembre 2022 : ce demandeur d’asile, Haïtien d’origine, tentait désespérément de rejoindre pour Noël sa famille aux États-Unis, un soir de tempête hivernale.

Ces discours visent à accuser les personnes migrantes de leur destin, au lieu de s’attaquer à la cause : l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui contraint leur liberté de mouvement. Seule l’abolition d’un tel dispositif permettrait aux personnes qui ont besoin de protection de se présenter à tous les points frontaliers réguliers. Le gouvernement Trudeau fait le pari calculateur de laisser les tribunaux trancher ce qu’il ne peut faire devant l’édiction impériale étasunienne.

Par ailleurs, aussi présent à notre esprit soit-il, le chemin Roxham n’est qu’une illustrationparmid’autresd’unphénomène mondial. Pour nous, ce lieu évoque d’autres lignes frontalières : Lampedusa, Calais, Vintimille, Ouistreham, Arizona, Manus et Nauru, où des personnes exilées et en situation d’errance sont confrontées à la réalité d’une politique migratoire visant leur exclusion. Fort heureusement, des citoyen-ne-s décident de combiner leur aide à celle des personnes migrantes entre elles, une sorte de communion dans la solidarité mutuelle, et cela malgré les tentatives de criminalisation des autorités.

Dans cet esprit, nous faisons ici le pari de dire, dans le prolongement, notamment, des réflexions proposées il y a vingt ans par le philosophe Étienne Balibar, que « la démocratisation des frontières, institutions essentielles à l’existence des États, mais profondément porteuses de dynamiques antidémocratiques, ne peut provenir que du développement de la réciprocité dans l’organisation de leur franchissement et de leur protection2 ». Car ce régime international des frontières « demeure radicalement anti-démocratique aussi longtemps qu’il est purement discrétionnaire, qu’aucune possibilité n’existe pour les usager-ère-s des frontières, individuellement et collectivement, d’en négocier le mode d’administration3 », les règles de franchissement ou leur traversée. Il est désormais impératif de nous emparer de cette question et de la passer au crible d’un test démocratique de nos institutions.

Les frontières de la démocratie

On peut dire ici que le respect du caractère illimité de la démocratie appelle une remise en cause du régime international des frontières. À ses frontières, la démocratie se heurte à un paradoxe : la liberté individuelle de mouvement s’y confronte à la logique étatique qui se juge souveraine dans ses politiques d’admission. Si l’institution frontalière n’est pas animée par un mouvement de démocratisation constante, qui passe notamment par la discussion critique des exclusions qu’elle pratique – et dont l’aiguillon est ici l’exigence d’hospitalité –, elle menace sans cesse de s’écrouler. Ce qui nécessite d´aller au-delà des textes de droits dont nous disposons en donnant corps à un droit de l’hospitalité, dont le principe est que les personnes migrantes (et celles qui s’en solidarisent) peuvent obliger l’État souverain lui-même, de façon à ce que leur dignité et leur sécurité ne soient pas systématiquement bafouées. Le principe des principes, c’est que ces personnes doivent avoir le droit de leur côté et doivent pouvoir jouir de droits opposables aux lois et règlements étatiques.

Une politique d’hospitalité ainsi rapportée à la démocratie et réinscrite dans le mode de fonctionnement propre à son régime ne consisterait pas, comme le suggère Martin Deleixhe4, en une ouverture pure et simple des frontières, mais en une ouverture inconditionnelle à leur remise en cause. Cela passe nécessairement par la recherche d’affinités électives entre l’hospitalité et la démocratie. C’est en ce sens qu’une telle perspective peut permettre de disposer de la question de la violence et de l’inégalité constitutive inscrite au cœur des dispositifs frontaliers. Elle peut y parvenir en faisant en sorte que la pratique de l’hospitalité irrigue et organise la vie citoyenne de telle façon qu’elle ouvre la communauté politique sur son extérieur et en modifie donc sans cesse la composition et l’identité.

Ainsi, la démocratie est comprise comme une pratique politique indéterminée et potentiellement ouverte à l’accueil de la contingence – ici par le biais de la question migratoire. Elle s’appuie sur le caractère précaire et historique de tout régime politique, mais aussi sur le caractère toujours inachevé du peuple démocratique qui compose la cité.

De ce point de vue, la production étatique de situations de crise aux frontières correspond d’abord et avant tout à la mise en scène des limites inhérentes à une gouvernance impériale, coloniale, raciale et genrée de la mobilité humaine internationale, contraire à l’esprit démocratique.

Ne perdons pas de vue que les luttes aux frontières sont d’abord celles de personnes qui se constituent en sujets politiques actifs. Ces personnes font preuve d’inventivité et sont animées d’un puissant désir de liberté, préfigurant des formes inédites de gestes d’entraide que l’on pourrait qualifier de pratiques de communs mobiles5. Leur manière d’être sujets, actrices et acteurs de leur vie redessine, renouvelle et reconfigure sans cesse notre entendement du politique.

Par-delà les appels à la solidarité et les efforts bienveillants pour pallier les violences frontalières au quotidien, la migration telle qu’elle se joue sur le chemin Roxham et ailleurs nous appelle à repenser radicalement ce que sont et surtout ce que pourraient être nos collectivités et nos institutions, à la lumière d’une conception de l’hospitalité reflétant d’abord celle que les personnes migrantes vivent entre elles.

Sortir la frontière du seul œil de l’État

En somme, cette attention portée à une analyse politique et démocratique du fait migratoire s’inscrit à nos yeux dans une vision de citoyenneté active6 (traduite en actes) et non seulement statutaire. Elle permet de tenir compte de l’enjeu de l’exclusion dans l’analyse politique du fait migratoire : à savoir de porter une attention à celles et ceux que le déni de droit prive des conditions matérielles de l’existence et des formes de reconnaissance qui font la dignité d’être humain.

Cela n’est pas seulement un critère théorique servant à mesurer le degré de proximité des modèles historiques de démocratie ou de citoyenneté par rapport à leur forme idéale : ce regard sur les exclusions inscrites au cœur des dispositifs frontaliers est une façon de se confronter à la réalité de l’extrême violence dans l’histoire des sociétés contemporaines – dont font partie les frontières – au cœur de leur quotidienneté. Cette déconstruction de la conception juridique de la citoyenneté par la pratique de la citoyenneté nous paraît fondamentale pour penser l’enjeu de la migration dans une optique plus démocratique et plus égalitaire.

Schématiquement, la citoyenneté se réfère à deux situations distinctes, bien qu’intrinsèquement liées. D’une part, la citoyenneté peut être un statut juridique. Elle définit alors la situation d’une personne qui est incluse dans la communauté politique, autrement dit de celle ou celui qui est formellement autorisé à prendre part à la vie politique de la communauté. D’autre part, la citoyenneté est une activité politique : elle est la production, par le biais de l’engagement individuel et collectif, y compris le plaidoyer militant, la défense et l’énonciation de droits et l’assistance hospitalière, d’une forme de mise en commun de la vie humaine, c’est-à-dire d’un espace public de la discussion égalitaire.

Un tel point de vue s’inspire de la formule d’Hannah Arendt du droit à avoir des droits. Ce que les années 1930 nous ont enseigné, c’est que les droits fondamentaux, appelons-les les droits humains, avaient eux-mêmes besoin d’être protégés et que cette protection ne pouvait venir que de la communauté créée par une pratique des droits de la citoyenne ou du citoyen vécu comme un engagement politique inconditionnel et irréductible au statut.

Dans ce cadre, la citoyenneté n’appartient en droit à personne, puisqu’elle n’est que le fruit d’une volonté et d’une participation créatrice. Dans cette perspective, le droit de participer à l’élaboration de la norme de la vie commune, tout comme le droit d’entrée sur le territoire, a comme fondement le fait de se saisir politiquement de son destin et de refuser l’inacceptable d’une situation. Il n’est attribué par aucune entité politique surplombante et souveraine. Ceci préfigure un cadre politique dans lequel les droits et libertés reconnus aux individus n’émanent pas d’un pouvoir transcendant, mais plus fondamentalement de la convention des citoyen-ne-s7.

C’est le propre des luttes aux frontières que de redéfinir les termes de la convention pouvant permettre l’entrée et l’inclusion dans une communauté politique. Il en résulte que l’on peut à tout le moins plaider que la dimension trop coercitive, discrétionnaire et arbitraire qui préside aux pratiques des contrôles frontaliers doit être justifiée auprès des personnes sur lesquelles ses règles s’exercent (surtout les plus fragiles d’entre elles) par la mise sur pied de mécanismes qui en soumettent les règles au principe démocratique et à la délibération8.

Le caractère incrémental des droits

Nous disons que les règles du franchissement des frontières et leur justification ne peuvent, par souci de fidélité au principe démocratique, se soustraire à la participation effective aux délibérations démocratiques des personnes soumises à la dureté de leurs lois de fonctionnement. On peut dès lors dire que cette requête d’une démocratisation des frontières n’est pas sans effets politiques et pratiques d’importance. Mais la portée démocratique de ce plaidoyer est ici redoublée politiquement.

Le fait de s’attarder aux règles du franchissement des frontières est de nature politique et non pas technique ou simplement administrative (comme en use l’État) car il en va de notre façon de concevoir la démocratie.

Cette conception est ambivalente et peut paraître contradictoire, car ce plaidoyer pour la démocratisation des frontières participe d’un redoublement du contrôle qu’elle prend pour cible : au contrôle des frontières et donc des mouvements de populations par l’État, elle ajoute un contrôle de l’État par le peuple et les groupes sociaux. Elle fait donc sortir l’enjeu frontalier du cadre de l’État pour celui de la politique et du débat sur le juste et l’injuste. En contestant la loi souveraine au nom du principe démocratique9, on montre le caractère politique et incrémental des droits et on fait progresser la construction démocratique, tout en en soulignant le caractère inachevé et sans cesse perfectible.


  1. Mouloud Idir, Fracturer le régime international des frontières. Pour une politique de la liberté de mouvement Entretien avec Nicholas De Genova, dans, Mouloud Idir, Chedly Belkhodja, Elodie Ekobena (dir.) (Dé)passer le régime international des frontières. L’hospitalité en actes, Montréal, Éditions du secteur Vivre ensemble, 2023.
  2. Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, 91.
  3. Étienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2005, p. 171.
  4. Martin Deleixhe, Aux bords de la démocratie. Contrôle des frontières et politique de l’hospitalité, Paris, Classiques Garnier, 2016.
  5. Dimitris Papadopoulos, Vassilis Tsianos. After citizenship : autonomy of migration, organisational ontology and mobile commons, Citizenship Studies, Vol.17, No 2, 2013, pp.178-196
  6. Engin Isin, Greg M. Nielsen (dir.), Acts of Citizenship, Chicago, University of Chicago Press, 2008.
  7. Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, p. 251. Balibar précise que la notion du citoyen doit se saisir à partir d’une référence originaire à l’insurrection (comme dans le cas français) ou au droit de résistance (comme dans le cas étasunien), en bref, au pouvoir constituant qui exprime une capacité collective de « constituer l’État » ou l’espace public. D’où le lien entre l’idée de citoyenneté et celle d’égalité.
  8. Ces mécanismes devraient par principe regrouper normalement aussi bien les collectifs auto-constitués de personnes migrantes, les individus désireux de migrer ou des représentant-e-s formels des personnes migrantes, voire des diplomates des États, des organisations de la société civile et des organisations de défense des droits, des communautés religieuses, etc. Certes, la question de la représentation opportune de personnes soumises à la coercition de la frontière n’est pas aisée et ne trouve pas de réponse définitive et satisfaisante. Mais y réfléchir est déjà un avancement, ne serait-ce que par la pensée et en élargissant le registre du dicible en la matière.
  9. Il en découle que la question démocratique peut dès lors être afférente à la question de la traversée des frontières, celle de leur franchissement, et de tout ce qui se joue, à ce franchissement, en termes d’identité, de souveraineté, de nationalité, de citoyenneté et de gouvernementalité.