L’environnement et l’interdépendance des droits

L’implication de la Ligue des droits et libertés dans les luttes écologistes s’est déployée depuis les années 1970 dans un contexte d’émergence des perspectives liant droits humains et environnement, avec une emphase plus particulière sur le droit des populations concernées à participer aux décisions.
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L’environnement et l’interdépendance des droits

Karina Toupin, Responsable de l’administration et des finances à la LDL

Article rédigé à partir d’un texte de Sylvie Paquerot, professeure retraitée de l’Université d’Ottawa et ancienne membre du CA de la LDL

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

La Ligue des droits et libertés (LDL) a été fondée à une époque où le droit à un environnement sain en était à ses balbutiements. L’angle par lequel la LDL a abordé différents dossiers en lien avec l’environnement est marqué par le contexte plus global de développement des perspectives liant les enjeux environnementaux et les droits humains, et mérite que nous nous y attardions un moment.

La façon dont la LDL a abordé ces enjeux à travers ses décennies d’activités reflète ce contexte plus large, en quelque sorte. Au fil de son histoire, la LDL est intervenue dans de nombreux dossiers liés, directement ou indirectement, à des enjeux environnementaux.

Le lien entre droits humains et enjeux environnementaux a été abordé de front dès la conférence des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm, en 1972. Vingt ans plus tard, lors de la conférence de Rio, l’accent était mis sur la participation de toutes et tous, ouvrant ainsi le chemin à l’approfondissement de la dimension procédurale du droit à l’environnement et à la précision des droits civils et politiques qui y sont liés. Ainsi, il est reconnu que « la meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés », ce qui implique la réalisation du droit à l’information, la possibilité de participer aux processus de prises de décisions et d’accéder à la justice.

Il convient de se reporter à l’époque où la LDL fut créée : dans les années 1960 et 1970, les impacts des détériorations de l’environnement sur de nombreux droits humains et l’interdépendance des droits humains sont révélés par des affaires célèbres dans le monde entier, qui en fournissent des exemples dramatiques. Les années 1970 sont aussi marquées au Québec par la création du ministère de l’Environnement, le développement du droit de l’environnement (Loi sur la qualité de l’environnement, Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), etc.), l’essor du mouvement environnemental et la multiplication des groupes écologistes, qui se comptèrent bientôt par centaines à travers la province.

Au départ, les interventions de la LDL évoquaient plutôt les droits des peuples autochtones, le droit à des logements salubres ou la liberté d’expression en lien avec certains dossiers environnementaux, sans référer spécifiquement au droit à un environnement sain. La LDL a abordé plus explicitement les enjeux environnementaux à la lumière des droits humains à partir de la fin des années 1990, notamment en approfondissant les enjeux sur le droit à l’eau1 et par sa participation à la mise sur pied de l’Association québécoise pour le contrat mondial de l’eau, en 1999.

C’est avec le travail sur les poursuites-bâillons au milieu des années 2000 que s’amorce une véritable mise en relation de deux grands fronts de luttes citoyennes : celle pour les droits et l’écocitoyenneté. À partir du milieu des années 2000, la LDL est beaucoup plus active en ce qui concerne les dimensions procédurales du droit à un environnement sain.

Les poursuites-bâillons, des actions judiciaires intentées contre des individus ou des groupes de pression en vue de les neutraliser, ont fait l’objet d’un imposant travail de la LDL et d’autres groupes. Cet important pan de son histoire est abordé dans l’article sur la liberté d’expression de la présente revue.

Exploitation des gaz de schiste et interdépendance

Les débats entourant l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste au Québec permettent à la LDL de prendre la mesure des atteintes potentielles aux droits que recèlent beaucoup de projets de développement. On constate que celui-ci se planifie et se réalise bien souvent contre les populations et notamment celles des communautés autochtones directement touchées par cette exploitation. En effet, dès les premières démarches visant l’exploration et l’exploitation, on s’apercevra que des droits civils et politiques, comme des droits économiques, sociaux et culturels, sont directement menacés, voire déjà violés.

En 2010, dans le cadre des travaux du BAPE, la LDL invoque notamment le paragraphe 51 de l’Observation générale numéro 14 concernant le droit à la santé du PIDESC2 pour questionner la décision du développement d’exploiter cette filière. La LDL porte son attention sur deux droits plus spécialement à risque dans ce dossier : le droit à la santé et le droit à l’eau. Dans le développement de son argumentation, la LDL innove dans la manière de lier enjeux environnementaux et droits humains, en opérant un lien complexe, fondé sur une analyse en termes d’interdépendance des droits.

Le raisonnement va comme suit : en vertu de ses propres lois, le gouvernement a l’obligation de protéger ses ressources en eau et donc d’étudier préalablement l’impact des projets de développement qui les affectent. Par ailleurs, le gouvernement a l’obligation de fournir à la population toutes les informations nécessaires qui peuvent concerner sa santé. En conséquence, les études d’impact sur l’environnement, qui sont une obligation, doivent comprendre l’étude des impacts sur les droits humains des projets et non seulement les impacts sur l’environnement au sens strict. Cette analyse en termes d’interdépendance de tous les droits l’amènera à affirmer l’obligation du principe de précaution, malgré la faiblesse de l’intégration de ce principe en droit canadien et québécois.

Le droit de dire NON

Dans la foulée des projets d’exploitation des gaz de schistes, la LDL publie en 2010 un important mémoire intitulé Le droit de dire NON. À travers les nombreux dossiers environnementaux qui ont suscité la controverse au Québec dans la dernière décennie, c’est bien la capacité des populations concernées de décider pour elles-mêmes de leurs choix de développement qui est gravement bafouée. La LDL souligne que cela constitue « une rupture de plus en plus profonde du lien de confiance entre la population et son gouvernement en matière d’exploitation de ressources, de projets de développement et de protection de l’environnement et du milieu de vie »3.

Pour justifier son intervention devant un organisme consultatif en matière environnementale, la LDL invoque d’abord le fait que le gouvernement du Québec lui-même a, en 2006, intégré dans la Charte des droits et libertés de la personne un article spécifique, l’article 46.1, rédigé en ces termes : « Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité4 ». La LDL en déduit que : « l’intention du législateur est donc bel et bien, en ajoutant l’article 46.1 dans la Charte, de voir mieux garanti et mieux protégé le droit de vivre dans un environnement sain5 ». Son analyse en termes d’interdépendance amènera l’organisme à beaucoup plus de précision quant aux impacts sur les droits des dimensions environnementales de nos modes de développement.

Lorsqu’elle se présente devant le BAPE, en novembre 2010, la LDL inscrit son intervention du point de vue des droits potentiellement atteints dans le développement de l’industrie du gaz de schiste au Québec6, mais également du point de vue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cet enjeu soulève tout particulièrement la question du respect du droit à l’autodétermination et de la souveraineté des communautés autochtones situées sur les territoires touchés par ces développements. Au regard de ces choix de développement, la LDL attire également l’attention sur nos obligations face aux générations futures. C’est une réflexion sur la portée de cette affirmation que la LDL a amorcé dans le cadre de son intervention sur le développement des gaz de schiste au Québec.

Conclusion

En 2014, la LDL publie sa brochure L’environnement, un enjeu de droits humains, visant à informer le public sur l’environnement comme condition de réalisation des droits humains, de même que sur les processus démocratiques essentiels à un environnement sain. Ce cadre d’analyse est déployé davantage dans la revue Écologie et droits humains, penser les crises, publiée en 2020. Elle se joint à la même époque au Front commun pour la transition énergétique, une vaste coalition œuvrant à mettre en place une transition écologique porteuse de justice sociale.

La stratégie de liaison des enjeux environnementaux et de défense des droits semble fournir au moins deux leviers pertinents pour renforcer les luttes citoyennes pour la justice. D’une part, la compréhension des enjeux environnementaux en termes de droits humains permet aux écologistes de situer leurs revendications dans un cadre plus largement politique, liant luttes sociales et luttes environnementales, augmentant ainsi significativement leur auditoire, leur légitimité, et donc leur portée. D’autre part, elle met en scène les exigences de l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puisse y trouver plein effet. » Le pouvoir politique doit donc assumer ses responsabilités en ce qui a trait à la mise en place et au maintien d’un tel ordre. Du point de vue de la défense des droits humains, cette mise en liaison permet d’élargir la compréhension de l’interdépendance de tous les droits, de l’illustrer concrètement avec une acuité extraordinaire.


  1. Ligue des droits et libertés, Dossier : le droit à l’eau, Bulletin de la LDL, printemps En ligne : https://liguedesdroits.ca/wp-content/fichiers/bul-2006-05-00.pdf
  2. Le droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint (2000), Observation générale no 14, 22e session : 11/08/2000. E/C.12/2000/4.
  3. Le droit de dire NON : mémoire de la Ligue des droits et libertés déposé dans le cadre de la consultation portant sur le « Développement durable de l’industrie des gaz de schiste au Québec » devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), 2010.
  4. R.Q., chapitre C-12/2006, c. 3, a. 19.
  5. Le droit de dire non, cit., p. 5
  6. En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire_bape_gazdeschiste_ldl_20101116/