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Jacinthe Poisson, intervenante
Clinique Droits Devant[1]
Malgré des problématiques et des réalités partagées avec Montréal, l’itinérance à Val-d’Or présente des facettes particulières[2]. Les personnes itinérantes surveillées et judiciarisées sont concentrées dans le petit espace géographique du centre-ville de Val d’Or et elles sont très bien connues des policières et policiers. Les ressources communautaires sont plus limitées et l’absence de travailleur-e-s de rue durant la nuit amène les policières et policiers de la SQ à devenir les principaux acteurs de gestion des conflits dans l’espace public. Toutefois, les enjeux de pauvreté, de dépendance, d’accès aux services de santé physique et mentale, de discrimination quotidienne et systémique, et plus particulièrement les conséquences individuelles et collectives du colonialisme, des pensionnats et de l’éloignement des communautés d’attaches pour les personnes autochtones, se retrouvent à Montréal comme à Val-d’Or.
Dans leur stratégie de patrouille et de contrôle de l’espace public, les policières et policiers, à Montréal comme à Val-d’Or, remettent quotidiennement des constats d’infractions, des tickets, aux personnes en situation d’itinérance. Flâner, boire un verre, s’étendre par terre ou sur un banc, crier ou chanter, uriner… Pour qui vit dans l’espace public, tous ces actes que nous sommes habitué-e-s de poser dans nos espaces privés, deviennent des motifs d’interpellation, de fouille, d’arrestation et de judiciarisation. À Val-d’Or, une récente étude de Céline Bellot et de Marie-Ève Sylvestre montre que 76,2 % des tickets remis aux personnes itinérantes visaient des personnes autochtones, alors que seulement 2,7 % des résident-e-s de la ville s’identifient comme autochtones. Ces chiffres illustrent le traitement différent des Autochtones en situation d’itinérance, soit l’intersection entre les problématiques de profilage social et racial.
Au-delà des conséquences de l’interpellation policière, le processus judiciaire suite à la remise des tickets contribue à vulnérabiliser et à stigmatiser les personnes visées. Tout comme une personne pouvait être enfermée en prison pour des dettes impayées au Moyen Âge[3], une personne itinérante peut toujours être emprisonnée partout au Québec, sauf à Montréal et depuis peu à Val-d’Or, pour acquitter des tickets reçus en vertu des règlements municipaux. Cet emprisonnement peut être ordonné à tout moment dans le cheminement d’une personne, et ainsi mettre en péril ses fragiles acquis. On peut penser à la perte d’un logement, d’un travail ou d’un suivi médical, ou encore au bris du lien quotidien avec le réseau social, la famille, la communauté d’attache ou avec les intervenant-e-s. Il n’y pas si longtemps à Val-d’Or, une personne a été condamnée à trois ans et demi de pénitencier fédéral pour acquitter une dette de 25 000 $ de constats d’infractions liés à l’occupation de l’espace public, à la consommation d’alcool et aux incivilités[4].
C’est une mobilisation du milieu communautaire et des personnes touchées, soutenue par une documentation convaincante du milieu académique, qui a mis fin à cette aberration à Montréal, et plus récemment à Val-d’Or. Cette mobilisation a d’abord amené la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ) à dénoncer le profilage social et la judiciarisation en 2009[5]. Elle y a reconnu que la peine d’emprisonnement pour non-paiement d’amende « défavorise de façon disproportionnée les plus pauvres de la société »[6] et a un effet discriminatoire sur la base de la condition sociale, soit le fait d’être en situation d’itinérance. Depuis, il n’y a plus de tels mandats d’emprisonnement à Montréal[7]. Le Programme d’accompagnement justice-itinérance à la cour (PAJIC), géré conjointement par la Clinique Droits Devant et la Cour municipale, permet d’effacer les dettes judiciaires quand des personnes stabilisent leur situation résidentielle[8]. Toutefois, partout ailleurs au Québec, des personnes continuaient de risquer l’emprisonnement pour des tickets impayés.
L’enjeu est revenu à l’avant-scène récemment à Val-d’Or où des dizaines de personnes risquaient des mandats d’emprisonnement. Une lutte acharnée du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, appuyée par le milieu universitaire, a mené à la suspension des mandats d’emprisonnement en septembre 2017. D’abord, la municipalité a fait la sourde oreille à ces revendications. Autant à Montréal qu’à Val-d’Or, le fait d’interpeller des instances intéressées à la défense des droits de la personne, et prêtes à se mobiliser pour contribuer au débat, a été un choix stratégique judicieux. Alors qu’à Montréal, l’intervention de la CDPDJ a été décisive pour faire reconnaître les impacts du profilage social et de la judiciarisation, c’est au tour de la Commission d’enquête Viens de mettre son poids dans la balance pour faire plier la municipalité de Val-d’Or.
La Commission Viens[9], mise en place par le gouvernement du Québec, enquête entre autres sur les pratiques des milieux policiers et de la justice à l’égard des Autochtones. Après avoir écouté les revendications du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, de la Clinique Droits Devant de Montréal, ainsi que le plaidoyer convaincant des chercheuses Bellot et Sylvestre, elle a formulé deux recommandations pour la Ville de Val-d’Or : imposer un moratoire sur l’emprisonnement pour non-paiement d’amende et créer un programme PAJIC comme alternative judiciaire[10].
La réaction de la Ville ne s’est pas fait attendre et quelques jours plus tard, le procureur aux poursuites de la municipalité a annoncé que de tels mandats d’emprisonnement seraient suspendus temporairement[11]. Les pourparlers sont ouverts pour la création d’un programme PAJIC entre la municipalité et le Centre d’amitié autochtone de Val -d’Or, mais les paramètres restent encore à être définis, considérant les particularités et les réalités locales. Bien que le déploiement de ce programme et son succès devront être observés et évalués, ces luttes croisées montrent comment une mobilisation concertée du milieu communautaire et universitaire, ainsi que la construction de solidarités entre deux villes aux prises avec des réalités bien différentes, peuvent concrètement permettre des gains importants pour la défense des droits des personnes en situation d’itinérance.
Les audiences à la Commission Viens se poursuivront pendant encore une année. Les organismes communautaires, les services publics et les personnes affectées par les abus policiers et les faiblesses du système judiciaire seront amenés à témoigner et à proposer des pistes de solution. Espérons que cet espace de réflexion saura mettre de l’avant les enjeux de profilage social et racial, de surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral, ainsi que les nécessaires constructions d’alternatives judiciaires par et pour les communautés concernées.
[1] La Clinique Droits Devant collabore avec le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or dans ses luttes actuelles.
[2] Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre, La judiciarisation de l’itinérance à Val d’Or, 8 décembre 2016
[3] Cette pratique, qu’on appelait la « contrainte par le corps », permettait à l’État d’emprisonner des débiteurs et débitrices qui ne respectaient pas leurs obligations. Elle fut abolie en France en 1867.
[4] Bellot et Sylvestre, op. cit., p.14.
[5] CDPDJ, La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social (Christine Campbell et Paul Eid, 2009
[6] Ibid, p.151
[7] Le Code de procédure pénale n’a pas été modifié, et c’est un « moratoire » administratif qui est en place en pratique, ce qui veut dire que ce type de mandat pourrait éventuellement reprendre. Restons vigilant-e-s.
[8] Pour plus d’informations sur le programme : http://www.cliniquedroitsdevant.org/pajic.html et Véronique Fortin et Isabelle Raffestin, « Le Programme d’accompagnement justice – Itinérance à la cour municipale de Montréal (PAJIC) : un tribunal spécialisé ancré dans le communautaire » (2017) 47 Revue de droit 177-208.
[9] De son nom complet la Commission sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : Écoute, Réconciliation et Progrès (CERP). Celle-ci enquête sur six services publics, soit les services policiers, correctionnels, de justice, sociaux et de protection de la jeunesse. Elle a un mandat différent de la Commission nationale d’enquête sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées.
[10] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1056986/commission-sur-les-relations-avec-les-autochtones-jacques-viens-emet-deux-recommandations
[11] La suspension actuelle est officiellement temporaire, le temps qu’un programme social soit mis sur pied. http://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/a-la-une/document/nouvelles/article/1058350/la-cour-municipale-de-val-dor-suspend-les-emprisonnements-pour-amendes-impayees