Retour à la table des matières
Jean Carette, PhD, gérontologue, professeur retraité,
Département du travail social, UQAM
Le concept de droits, comme celui de liberté, n’est pas inscrit dans le ciel des idées de toute éternité. C’est une construction sociale évolutive, qui peut progresser ou régresser au gré des luttes sociales et politiques. Sa pérennité et son application dépendent de l’évolution des rapports sociaux, des résistances collectives comme du contexte global ou particulier d’une société donnée. Il en est ainsi au Québec, en ce qui concerne la courte histoire des droits des aîné-e-s.
À la fin des années 1970
La réflexion et l’action en faveur des droits des retraité-e-s surgit à la fin des années 1970, alors que naît la gérontologie sociale. À cette époque, les retraité-e-s québécois – et les préretraité-e-s mis à pied – vivaient dans l’oubli et l’isolement. Confinés aux loisirs paroissiaux et à la consommation, surtout celle des médicaments et du système de santé, désormais gratuits et donc plus accessibles, elles et ils n’étaient pas incités à se regrouper dans les collectifs de leur choix, dont ceux pour la défense de droits dont, pour la plupart, elles et ils ne se savaient pas porteurs et titulaires. On ne leur reconnaissait d’ailleurs presque aucun droit lié à leurs besoins spécifiques, mises à part les pensions de base du gouvernement fédéral, une maigre allocation de la Régie des Rentes du Québec (RRQ), alors à ses débuts, une certaine priorité d’accès à des logements et la reddition de quelques services et soins à domicile.
Mais des activités de sensibilisation parviennent à attirer peu à peu l’attention du grand public sur les réalités du vieillissement de la population et de la détresse vécue par plusieurs. En 1976, une semaine intitulée « L’âge et la vie » est organisée à l’initiative des petits frères des Pauvres de Montréal (maintenant les Petits Frères). Financée par les deux paliers de gouvernement, cette semaine a donné lieu à de nombreux débats et conférences devant des publics divers et intéressés. À la demande du Ministère des Affaires sociales (maintenant Ministère de la Santé et des Services sociaux), la très créative Télé-Université organise la formation à distance des 400 animateur-trice-s et des 28 000 employé-e-s des centres d’accueil (les futurs CHSLD) publics et privés.
Un an plus tard, à l’automne 1977, un premier programme de certificat de gérontologie voit le jour à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal. Une occasion propice à la mise en place de programmes de recherche qui permettront de constituer à terme un corpus sérieux et interdisciplinaire. À cette occasion, une conférence se tient à l’Université de Montréal sur un thème inédit : Les retraités ont-ils des droits? Voilà que le mot est lancé! Venu de France pour cette occasion, j’y défends la nécessité d’organiser la défense et la promotion des droits des retraité-e-s et préretraité-e-s et j’y expose l’expérience des centrales syndicales du vieux continent qui s’efforcent de maintenir en leur sein les retraité-e-s qui y ont adhéré alors qu’elles et ils étaient à l’emploi. Dans l’assistance, un professeur de sciences juridiques de l’UQAM, Robert Bureau, écoute avec un intérêt tel qu’il décide de consacrer son année sabbatique à la mise en place d’une nouvelle organisation de retraité-e-s vouée à la défense des droits des aîné-e-s.
Naissance de l’AQDR
C’est ainsi que naît, avec l’aide de la Faculté de l’éducation permanente, ce qui deviendra l’Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées (AQDR). Deux soutiens essentiels lui servent de socle. D’une part, plusieurs sessions de préparation à la retraite sont organisées au CEGEP Rosemont, regroupant des chercheuses et chercheurs d’emploi séniors, soucieux de leur droit à une future vie de retraité-e décente et assurée. Un manifeste sur la pauvreté des aîné-e-s en sortira. D’autre part, localement, les organisateur-trice-s communautaires, alors à l’emploi des CLSC de tout le Québec, se sentent concernés et se mobilisent à leur tour pour créer, animer ou appuyer des groupes locaux de retraité-e-s militants des droits.
Cette fois, ces petits collectifs ne jouent ni au bingo ni aux cartes dans un local de paroisse, en rêvant de rabais dans les épiceries ou de voyages dans le Sud; les voilà qui font enquête, recrutent et conseillent, se documentent et débattent. Quarante sections locales voient le jour et rédigent un deuxième manifeste, portant cette fois sur le logement. Un rassemblement de ces sections locales mène à la création, en 1980, de l’AQDR, qui aura désormais pignon sur rue au niveau national, avec plusieurs dizaines de milliers de membres.
Des syndicats polis mais timides
Les centrales syndicales regardent avec sympathie ces créations locales et nationale, mais sans plus. Seule la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ)[1] va plus loin avec son propre regroupement, fondé par Laure Gaudreault dès 1961, l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec (AREQ-CSQ), mais sans contact soutenu avec l’AQDR. Par ses interventions comme par ses statuts, l’AQDR reste plus près du monde communautaire que de l’univers syndical québécois. C’est sans doute, selon moi, l’origine des nombreuses crises et faiblesses structurelles de l’AQDR au cours de ses années de croissance.
Des gouvernements stratégiques
Les gouvernements réagissent de façon ambivalente à ce nouveau regroupement : subventions, visites officielles, mise sur pied de programmes, en particulier en emploi, mais pour les plus jeunes; par ailleurs, au fédéral et surtout au provincial, on préfère ignorer le volet de défense des droits et encourager des actions collectives plus innocentes. De son côté, localement, l’organisation déploie parfois des moyens matériels qui la rendent plus dépendante des subsides gouvernementaux; au national, l’exécutif est déchiré par de nombreux conflits de pouvoir : la gestion bureaucratique l’emporte parfois, nuisant à l’action militante nécessaire à l’avancée des droits.
Heureusement, les aléas de la vie politique facilitent parfois l’efficacité de l’action dans le droit fil de la mission originelle. L’élection d’un gouvernement conservateur en 1984 met fin à l’ère Trudeau (père); l’équipe menée par Brian Mulroney est mise en demeure de réaliser ses promesses électorales, notamment en rétablissant l’indexation complète des pensions de base. Une pétition recueille plus de 200 000 signatures à travers le pays, chaque bureau de comté reçoit la visite de militant-e-s locaux déterminés, et une manifestation monstre à Ottawa[2] contraint en 1985 le gouvernement fédéral à réécrire sa première version de budget pour réindexer les revenus de retraite de base.
Une victoire décisive en 1985
Cette victoire n’est pas mince puisqu’elle a entraîné une hausse sensible de la pension de la Sécurité de la vieillesse (PSV) et assure désormais le maintien de sa valeur au fil des années, en l’indexa nt au taux de l’inflation. Outil de la lutte contre la pauvreté, la PSV a surtout assuré le maintien d’un droit désormais inattaquable[3]. L’AQDR est alors vue comme le fer de lance du mouvement social de défense et de promotion des droits des personnes aînées. Certes, des pressions de toutes sortes venant de l’externe et des crises qui éclatent à l’interne gênent ses actions de terrain et compromettent parfois son efficacité. Mais l’AQDR reste une initiative populaire avec laquelle il faudra dorénavant compter.
L’avenir…
Il dépendra bien sûr des forces collectives en présence et de la détermination des militant-e-s aînés. Elles et ils peuvent être tentés de remplacer la défense des droits par d’autres activités collectives moins difficiles et plus susceptibles de favoriser le recrutement et le financement interne des organisations locales et de l’exécutif national. Le mandat de départ est très exigeant, d’autant plus que des droits qui paraissaient garantis et stables ou étaient déclarés tels se révèlent fragiles et précaires.
Qu’en est-il au Québec du soutien à domicile, quand les coupures en ont compromis le développement et l’efficacité? Qu’en est-il du droit au logement accessible, quand il en manque des dizaines de milliers? Qu’en est-il du droit à une dernière phase de vie digne et abordable, quand les médias nous révèlent semaine après semaine des scandales, des violences ou des abus en CHSLD, qu’ils soient publics ou privés? Qu’en est-il aussi du droit à mourir dans la dignité, quand une forte minorité de médecins font obstruction et ne respectent pas les lois et règlements en vigueur? On pourrait multiplier les exemples : ils montrent que les droits ne sont pas acquis malgré les chartes et que les aîné-e-s doivent se mobiliser pour surveiller l’évolution des mesures législatives et des règlements qui s’y rattachent.
Mais il y a plus. Les retraité-e-s, qui ont dû, pour la plupart, quitter définitivement le marché de l’emploi, qui leur assurait notamment une reconnaissance sociale, cherchent souvent une alternative. L’engagement dans une organisation de défense des droits peut constituer une telle alternative. Toutefois, lorsque des retraité-e-s, trop heureux de retrouver le statut social qu’elles et ils croyaient avoir perdu, occupent un poste, l’attrait du pouvoir et le désir d’être réélus sans trop d’opposition prend parfois le dessus sur la nécessité de défendre les droits. C’est ici que la formation continue pour la défense et la promotion des droits prend toute son importance.
La concertation et l’unité d’action de tous les collectifs de retraité-e-s est difficile à construire et à entretenir en matière de défense des droits. Certes, les responsables des organisations de retraité-e-s se retrouvent de temps à autre dans des regroupements qu’ils se sont donnés, tel que le Groupe des Quinze (Coalition des Aînés-e-s du Québec). Malheureusement, ces cercles d’influence peuvent devenir inoffensifs au plan politique : à un haut responsable de la FADOQ à qui je demandais si l’entrée dans ce Club des Quinze était possible pour un seizième ou un dix-septième membre, je me suis fait répondre : « Monsieur Carette, on est si bien entre nous! » Voilà un Forum qui se pervertit en club mondain ou en baronnie réservée aux dépens des droits qu’il a pour mission de défendre.
Dernière question, aussi importante que les autres : le défi de l’intergénérationnel. Les droits des aîné-e-s seront éventuellement ceux de toutes et tous, lorsqu’elles et ils deviendront à leur tour des aîné-e-s. De même, les droits humains doivent être défendus et promus par tous les groupes d’âge réunis : citons en exemple le droit à une transition climatique écologique et solidaire, droit de tous les citoyen-ne-s. On peut s’interroger sur les responsabilités des retraité-e-s en la matière. L’intergénérationnel est trop souvent limité à des rencontres sociales visant des dialogues fraternels. Bien que ces rencontres soient utiles et même nécessaires, elles devraient d’abord favoriser la militance et le débat menant à l’action collective.
Au Québec, chaque semaine marque le départ à la retraite de deux mille travailleuses et travailleurs. On peut souhaiter qu’elles et ils deviennent des actrices et acteurs sociaux déterminés et déterminants pour la défense de toutes les libertés et de tous les droits, dont les leurs. Loin d’être un vœu pieux ou une utopie, il s’agit d’un travail collectif indispensable aujourd’hui.
Jean Carette, gérontologue et professeur retraité de l’UQAM, est l’auteur de L’Age Citoyen, publié aux éditions Boréales en 2014. En décembre 2001, Jean Carette a lancé le mouvement Espaces 50+, une initiative destinée à valoriser les talents, les forces et les expériences de vie des aînés. Il a accompagné le développement de l’AQDR (Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées) tout au long de sa carrière en gérontologie sociale. À 77 ans, il vient de poser sa candidature pour un nouveau mandat au Conseil d’administration de l’AQDR nationale. |
La Ligue des droits et libertés précise que le contenu de cet article n’engage que la seule responsabilité de son auteur et ne représente pas l’opinion de la LDL ou d’autres groupes et associations.
[1] CEQ, qui a changé de nom en 2000, pour Centrale des syndicats du Québec (CSQ).
[2] À noter, l’effet considérable de la diffusion des événements de mai 1985 par les médias audiovisuels de masse, en appui aux revendications des retraité-e-s et à leur habileté tactique sur le terrain.
[3] …ou presque. Le Gouvernement libéral de Paul Martin tentera sans succès une nouvelle offensive, mais les retraité-e-s veillaient. Un peu plus tard, le gouvernement conservateur de Stephen Harper tentera, sans plus de succès, de reporter l’âge légal de la retraite de deux ans.