Discriminations et exclusions
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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Centre de documentation en éducation des adultes et condition féminine (CDÉACF)
Lise Chovino, responsable de la formation et de l’accompagnement en technologies de l’information et des communications (TIC)
Catherine St-Arnaud Babin, bibliothécaire de liaison
Inégalité des chances face au numérique
La fracture numérique différencie les personnes qui ont accès aux TIC de celles qui ne peuvent ou ne savent pas les utiliser. Cette fracture est notamment matérielle, financière et géographique. Elle repose aussi sur les connaissances et la confiance nécessaires pour être autonome dans le monde numérique.
Pour être un-e internaute, certes, il peut suffire d’avoir accès à un appareil connecté à Internet. Cependant, pour être un-e internaute aguerri-e et autonome, il vaut mieux savoir bien lire, posséder son propre appareil, avoir une connexion haute vitesse et, surtout, avoir confiance en ses capacités de résolution de problèmes numériques. Or, ce sont des conditions qui sont rencontrées chez moins de gens qu’on ne le croie.
Au Québec, l’enjeu de la littératie et de l’alphabétisation demeure crucial pour de nombreuses personnes. Des enquêtes sont régulièrement menées à ce sujet, tel que le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) ou des études de la Fondation pour l’alphabétisation. Or, un faible niveau de littératie entraîne souvent un faible niveau de littératie numérique. Pour naviguer en ligne, il faut pouvoir lire et trier l’information présentée dans le corps du texte, les encadrés, les menus, les images et les icônes. Pouvoir donner un sens aux consignes et des avertissements, c’est loin d’être acquis pour tout le monde.
Et puis, encore faut-il avoir les moyens de se payer un appareil connecté et une bonne connexion Internet. La localisation géographique a d’ailleurs un énorme impact sur la qualité et le coût du service, comme le démontre la dernière enquête NETendances par région1. Plus on est loin, moins le service est bon et plus il est cher.
Il faut également noter que les études mentionnées plus haut n’incluent même pas une analyse intersectionnelle qui nous permettrait de comprendre comment certaines parties de la population peuvent être davantage vulnérables aux conséquences de la fracture numérique, même dans les grands centres urbains. Le CDÉACF a exposé une de ces réalités dans la capsule vidéo Les inégalités numériques sont une violence faite aux femmes produite pour la Campagne 2021 des 12 jours contre les violences faites aux femmes2.
De plus, la cyberadministration creuse à elle seule un grand fossé au sein de la population. Le grand virage numérique du gouvernement entraîne une dépendance structurelle aux TIC afin d’avoir accès aux services, causant un stress lié à l’obligation d’utiliser ces outils. Alors que les projets de formation à la littératie numérique sont ponctuels ou sous-financés, beaucoup d’internautes ont appris sur le tas, prises entre incertitude et crainte de commettre une bévue irréparable. Cette insécurité est un grand cadeau pour le capitalisme de surveillance : plus les internautes sont hésitant-e-s ou inexpérimenté-e-e, moins ils ou elles se prémunissent contre les tactiques de collectes de données. C’est un gain sans effort pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM).
Or, un faible niveau de littératie entraîne souvent un faible niveau de littératie numérique. Pour naviguer en ligne, il faut pouvoir lire et trier l’information présentée dans le corps du texte, les encadrés, les menus, les images et les icônes.
Dire non, mais à quoi?
Comment savoir qu’on a le choix d’une option ou d’une autre? Comment savoir si on a le choix? Comment protéger ses données personnelles en toute sérénité et accorder un consentement éclairé en matière de partage de ses informations personnelles?
Il est difficile de comprendre avec précision toutes les subtilités de la déconnexion et des options de confidentialité. Les politiques de confidentialité sont longues et souvent rédigées dans un jargon juridique peu intelligible. Sans compter les options de consentement offrant de faux choix tels que :
« voulez-vous enregistrer votre mot de passe? oui ou plus tard », l’ajout de mises à jour régulières qui changent les paramètres de confidentialité (exemple : Facebook qui remet par défaut les publications en mode public), ou les options de partage de données activées automatiquement. Ces pratiques faussées imposent aux utilisatrices et aux utilisateurs une vigilance quasi continuelle et peut les mener à céder face à l’insistance. Untel accepte de rester connecté, car peu familier avec les TIC, il a peur de mal faire. Une telle finit par cliquer sur oui pour sauvegarder son mot de passe parce que fatiguée de voir continuellement la fenêtre plus tard s’afficher. C’est le genre de choix qu’on nous offre.
Il faut également considérer la dangerosité de ces pratiques pour des publics déjà vulnérabilisés. L’exemple des femmes vivant de la violence conjugale est éloquent. Dans ce contexte, les pratiques du capitalisme de surveillance ont non seulement un impact sur la confidentialité des informations personnelles de ces femmes, mais aussi des conséquences directes sur leur sécurité. Pensons, entre autres, aux algorithmes de recommandation de contacts sur les réseaux sociaux, au partage non sollicité de l’adresse des maisons d’hébergement sur les cartes en ligne et aux publicités ciblées envoyées à l’entourage selon les activités en ligne. Les conséquences de ces bris de confidentialité peuvent être sans retour.
[…] les pratiques du capitalisme de surveillance ont non seulement un impact sur la confidentialité des informations personnelles de ces femmes [victimes de violence conjugale], mais aussi des conséquences directes sur leur sécurité.
Fardeau individuel ou action collective
Bien que la population générale ait besoin de sensibilisation, de formation et de soutien au sujet des TIC, il est capital de créer un cadre politique et commercial permettant de s’épanouir avec ces technologies et de les choisir sciemment. Malgré leur bonne volonté, les personnes qui parviennent à se former se confrontent au rythme d’évolution des TIC et des pratiques de confidentialité et de sécurité. Le fardeau individuel est pratiquement insoutenable, car il faut sans cesse réviser ses connaissances des paramètres de chaque outil. Sans parler des barrières structurelles et systémiques ayant un impact direct sur la possibilité d’acquérir les outils et les savoirs technologiques nécessaires à son autonomie.
D’ailleurs, une perspective plus globale sur les aspects éthiques entourant les pratiques du capitalisme numérique permet de constater que les décisions prises par les GAFAM et par les pouvoirs publics ont aussi un impact sur la marge de manœuvre des individus. Malgré les failles actuelles et toujours non résolues présentées plus haut, il semble se dessiner une volonté institutionnelle et économique d’entreprendre au plus vite un nouveau virage numérique qui systématise le recours à la collecte massive de données et à l’intelligence artificielle.
Pour obtenir ces données, nous voyons les bailleurs de fonds orienter le financement des projets et embrasser cette voie sous couvert de célébrer les données ouvertes. Cependant, encore une fois, qui saura faire la part des choses entre le partage d’informations et la protection de la confidentialité des données personnelles? Dans ce contexte, reporter entièrement le fardeau de la protection de ces données sur les utilisatrices et les utilisateurs a peu de chances d’aboutir à une véritable souveraineté sur nos données, en plus de renforcer l’isolement et les risques encourus par les populations déjà vulnérabilisées. Sans changement structurel et systémique, les initiatives individuelles sont donc mises en échec au gré des mises à jour. Cela revient, en somme, à jouer exactement le jeu du capitalisme de surveillance.
Cependant, encore une fois, qui saura faire la part des choses entre le partage d’informations et la protection de la confidentialité des données personnelles?