Le droit à l’emploi des personnes ayant un trouble de santé mentale sévère

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Un exercice pas comme les autres
Le droit à l’emploi des personnes ayant un trouble sévère de santé mentale

Jean-Paul Dautel,
doctorant, Université d’Ottawa et Université Lyon 2

La grande difficulté de l’exercice du droit au travail en milieu ouvert par les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale est statistiquement et politiquement reconnue. La nouvelle Stratégie gouvernementale québécoise pour la période 2019-2024 semble innover et tenir compte des besoins spécifiques de cette population. Toutefois, les moyens engagés devront être proportionnels au but recherché.

Au Canada, toutes déficiences confondues, les personnes handicapées ont un niveau d’emploi plus faible que les personnes n’ayant aucun trouble[1]. Les taux d’emploi sont encore plus bas pour les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale[2].

L’article 27 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CNUDPH), ratifiée par le Canada en 2010, leur reconnaît pourtant le droit au travail dans un milieu « ouvert […] favorisant l’inclusion et accessible[3]».

Pour atteindre cet objectif, le Québec a choisi de recourir à des mesures actives d’emploi prises sous l’empire de l’article 63 de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale[4] qui donne mission au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale de « favoriser l’intégration au marché du travail des personnes handicapées par l’élaboration, la coordination, le suivi et l’évaluation d’une stratégie visant l’intégration et le maintien en emploi de ces personnes et par la mise en place d’objectifs de résultats ». Ces mesures s’adressent aux personnes vivant une incapacité « significative et persistante », à savoir celles ayant un « trouble grave de santé mentale »[5]. Le gouvernement du Québec priorise donc son action positive sur les personnes pour lesquels l’accès à l’emploi est rendu le plus difficile.

Toutefois, à l’issue de la première phase de la stratégie 2008- 2013, on constatait une certaine inefficacité des mesures actives d’emploi visant cette population, aboutissant au projet que « la deuxième phase de la Stratégie nationale pourrait s’attarder de façon particulière aux moyens permettant de favoriser l’intégration en emploi des personnes présentant un trouble mental, ainsi que leur maintien en emploi[6]».

L’une des principales difficultés à l’intégration professionnelle, bien que non la seule, est la nécessité de mettre en place un accompagnement adapté aux spécificités des troubles vécus.

L’une des caractéristiques générales des troubles psychiques est leur variabilité. Ils sont évolutifs tant dans la fréquence que dans l’intensité de leurs manifestations, ce qui fait en sorte que leur accompagnement ne peut pas être passager et standardisé. Il demande du temps, de la flexibilité, de l’innovation et une implication interdisciplinaire et intersectorielle, incluant au premier chef l’employé-e concerné. Cette singularité est d’ailleurs revendiquée par les associations représentatives[7].

Or, si nous prenons l’une des mesures phares de la stratégie nationale, le contrat d’intégration au travail (CIT), elle peut être jugée lacunaire tant pour répondre au besoin d’un soutien plus global des problématiques de l’employé-e que pour accompagner l’employeur lui-même[8]. Le CIT permet une compensation salariale pour la réduction de productivité de la personne embauchée et pour son éventuel encadrant-e ainsi que la couverture de certains frais supplémentaires visant, notamment, l’accessibilité du lieu de travail ou l’adaptation du poste de travail. Si cette mesure peut se révéler intéressante, car autorisant une activité allégée et à temps partiel, elle s’adapte davantage aux problématiques techniques du poste de travail ou de son environnement – plus faciles à mesurer et à accommoder – qu’aux problématiques de nature personnelle, subjective ou relationnelle.

La nouvelle stratégie 2019-2024 semble toutefois pallier ce manque en finançant le recours à des agent-e-s d’intervention en emploi[9]. La volonté du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale est d’étendre à toute la province des projets pilotes mis en place localement au bénéfice des « personnes qui rencontrent des obstacles importants pour intégrer ou réintégrer un emploi et s’y maintenir en raison d’un problème de santé mentale, d’une déficience intellectuelle ou d’un trouble du spectre de l’autisme[10]».

Le recours à des agent-e-s d’intervention en emploi consiste à proposer aux employé-e-s et à leur employeur un service d’accompagnement individualisé et soutenu sur les lieux de travail.

Les agent-e-s sont embauché-e-s par l’intermédiaire des organismes spécialisés membres du Regroupement des organismes spécialisés pour l’emploi des personnes handicapées (ROSEPH) et interviennent directement dans l’entreprise pour aider à l’apprentissage des tâches, pour participer à la résolution des problèmes et pour contribuer à la mise en place de mesures d’adaptation. Elles et ils aident également l’entreprise dans l’encadrement et la supervision de l’employé-e. Elles et ils pourront, en outre, intervenir dans d’autres sphères de la vie de la personne accompagnée, comme le logement[11]. Cette mesure, qui est financée à hauteur de deux millions de dollars par an sur quatre ans, doit aboutir à l’embauche de 28 agent‑e-s d’intégration[12] avec l’effet recherché de favoriser l’intégration professionnelle et le maintien en emploi de 800 personnes en situation de handicap partout au Québec[13]. Cette mesure doit être saluée comme favorisant l’atteinte de l’objectif d’intégration professionnelle et de maintien en emploi des personnes ayant un trouble sévère de santé mentale, d’autant plus que les expériences de soutien à l’emploi, dont elle s’inspire, se révèlent concluantes pour ce type de population[14].

Néanmoins, plusieurs interrogations se posent, entre autres, sur la fluidité de la coopération qui sera mise en place entre l’agent-e, l’employé-e, l’employeur et la conseillère ou le conseiller en emploi, la participation du personnel soignant, non évoquée par la Stratégie, la durée du dispositif, sa cohabitation avec d’autres mesures telles que le CIT, sa disponibilité géographique ainsi que l’insuffisance du nombre de places disponibles que peut faire craindre le faible objectif de 800 personnes accompagnées sur quatre ans.

Tous ces éléments ont leur importance pour que le droit au travail en milieu ouvert se concrétise à long terme pour les personnes ayant un trouble sévère de santé mentale. Ils devront, par ailleurs, être précisément évalués, au-delà du seul aspect purement quantitatif de l’accès à ce dispositif.

 


Milieu ouvert

C’est le terme retenu par la Convention des Nations Unies. Il est aussi appelé milieu ordinaire ou standard et regroupe les employeurs du marché du travail classique.

Milieu protégé ou adapté

Ce terme inclut les entreprises adaptées qui emploient, dans une proportion d’au moins 60 % de leur effectif, des personnes handicapées. Ces entreprises proposent des emplois pour les personnes « qui, bien qu’elles puissent être productives, ont des incapacités importantes qui les empêchent d’être compétitives dans un milieu de travail standard ».

En ligne : https://www.emploiquebec.gouv.qc.ca/fileadmin/ fichiers/pdf/Publications/EQ_guide_ent_adaptees.pdf (p. 4)


Accessibilité des lieux de travail

Ce volet permet de compenser à l’employeur une partie des frais encourus pour rendre les lieux de travail accessibles et sécuritaires. Le montant maximum pour une personne handicapée chez un même employeur est de 10 000 $, incluant les coûts d’évaluation, s’il y a lieu.

Adaptation du poste de travail

Ce volet permet de compenser à l’employeur les coûts d’une adaptation du poste de travail requise en fonction des incapacités d’une personne handicapée, incluant l’achat, l’installation, la réparation, la mise à jour et le remplacement des équipements. Le montant maximum alloué pour l’adaptation du poste de travail d’une personne handicapée chez un même employeur est de 10 000 $, incluant les coûts d’évaluation, s’il y a lieu.

En ligne : https://www.ophq.gouv.qc.ca/fileadmin/centre_ documentaire/Guides/Guide_Progammes_2017_Web.pdf (p. 30)


 

[1] Statistique Canada, Un profil de la démographie, de l’emploi et du revenu des Canadiens ayant une incapacité âgés de 15 ans et plus, 2017, par Stuart Morris et al., n° de catalogue 89-654-X, Ottawa, Statistique Canada, 28 novembre 2018

[2] Statistique Canada, Les personnes avec incapacité et l’emploi, par Martin Turcotte, n° de catalogue 75-006-X, Ottawa, Statistique Canada, 3 décembre 2014, p.4.

[3] Convention relative aux droits des personnes handicapées et protocole facultatif, 13 décembre 2006, 2515 RTNU 3, art 27(1).

[4] Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale, LRQ, c E-20.1.

[5] Office des personnes handicapées du Québec, À part — égale : l’intégration sociale des personnes handicapées : un défi pour tous, 1984, p.10.

[6]   Québec, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Bilan 2008-2013, Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées, 2013 à la p 13.

[7] Québec, AGIDD-SMQ, Mémoire portant sur le projet de loi 56, Loi modifiant la loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées et d’autres dispositions législatives, Mémoire présenté à la Commission des affaires sociales, septembre 2004, p.5.

[8] Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2020-2021, Rapport du commissaire au développement durable, chapitre 3, Intégration et maintien en emploi des jeunes personnes handicapées, novembre 2020, p.106-107.

[9] Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées 2019- 2024, pour un Québec riche de tous ses talents, 2019, mesure 26, p.34.

[10] Ibid.

[11] Vérificateur général, supra note 8, p.107

[12] Éric Beaupré, « M. Jean Boulet, ministre du Travail, annonce l’embauche de 28 agents d’intégration pour favoriser l’embauche de personnes éprouvant un handicap sur le marché du travail », vingt55 journal du web (18 mars 2019).

[13] Vérificateur général, supra note 8, p.107.

[14] Eric Latimer et al., “Generalisability of the individual placement and support model of supported employment: results of a Canadian randomised controlled trial” (2006) 189 British Journal of Psychiatry 65.

 

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