Les droits des femmes en région québécoise : les effets pervers des architectures variables[1]

Pour le mouvement féministe, le prix à payer d’avoir réussi à faire incorporer le thème de l’égalité au sein des dispositifs de gouvernance régionale aura été, dans plusieurs régions, la neutralisation des voix les plus critiques, le bannissement du vocable « féministe » n’en étant que l’exemple le plus apparent.

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Denyse Côté, chercheure et directrice
ORÉGAND (Observatoire sur le développement régional et l’analyse différenciée selon les sexes), Université du Québec en Outaouais

Le concept de violence symbolique est peu présent dans le discours féministe québécois. Plus populaire en France, pilier de l’œuvre du sociologue Pierre Bourdieu, ce concept est pourtant très utile pour saisir le malaise actuel de plusieurs groupes de femmes en région québécoise. Il permet en effet de comprendre comment une société peut cacher l’arbitraire de ses productions symboliques et les faire accepter comme légitimes. Les modifications unilatérales récurrentes des structures régionales, le flou des engagements gouvernementaux en matière de droits des femmes, les budgets faméliques qui y sont consacrés, qui se situent en porte-à-faux avec le nouveau discours public prônant l’égalité comme valeur fondamentale, voilà autant d’éléments qui peuvent être perçus comme violence symbolique. À ce titre, rappelons certains résultats de nos recherches démontrant qu’entre entre 2003 et 2014 les mécanismes de concertation régionale des Conférences régionales des élus (CRÉ) ont paradoxalement rendu les structures de pouvoir imperméables aux demandes du mouvement féministe et représenté une nouvelle forme de rapport de domination (Côté et Tremblay-Fournier, 2011). Infra-consciente, ne s’appuyant pas sur la domination d’une personne sur une autre mais plutôt sur la domination d’une position sur une autre, la violence symbolique n’est souvent perçue que de façon floue, ou pas perçue du tout, par les personnes concernées; elle produit aussi souvent un sentiment d’infériorité, de frustration et d’incompréhension.

D’entrée de jeu, quelques mots sur la question des régions. On fait encore trop peu de cas au Québec des dynamiques régionales, pourtant riches de sens, d’expériences et d’enseignements. Au-delà des stéréotypes, les institutions régionales reflètent en effet l’état de notre démocratie. Elles ont cependant ceci de particulier : elles ne sont pas encastrées constitutionnellement et relèvent entièrement de Québec. Alors, même si le développement des régions a toujours constitué une réelle préoccupation du pouvoir central, les régions n’ont jamais été pourvues d’autonomie politique ou financière : elles ne sont que des entités administratives. C’est pourquoi le gouvernement libéral a pu rayer d’un coup de crayon, à l’automne 2014, les structures régionales mises en place depuis vingt-cinq ans.

Les régions sont donc soumises à la volonté fluctuante de Québec en matière d’occupation du territoire. La volonté actuelle de centralisation rappelle d’ailleurs celle qui a prévalu dans les années 60 au BAEQ[2], un plan d’aménagement qui prévoyait la modernisation de la Gaspésie et du Bas-St-Laurent. La vive résistance des populations concernées, les demandes répétées des élites régionales ainsi que la volonté gouvernementale de se délester de certains mandats ouvriront au contraire la voie à la décentralisation et à la création d’organisations intermédiaires (CLD, CRÉ, CLÉ, etc.) chargés de la gestion du développement économique et social des régions.

Le mouvement féministe a été fortement marqué par ces volontés fluctuantes de centralisation et de décentralisation. À l’origine, il a dirigé ses demandes vers l’État québécois, tout en quadrillant les régions québécoises de groupes de femmes. Le gouvernement a réagi en développant des politiques et programmes en matière d’égalité, insistant même en 1997 pour signer la Déclaration de Beijing. À cette époque, les autorités régionales commenceront à intégrer, sur une base volontaire, le dossier des droits des femmes. Les réformes subséquentes créeront des soubresauts et des reculs. À chaque réforme, les groupes de femmes régionaux devront consentir d’importants efforts pour arrimer le dossier des droits des femmes aux exigences des nouvelles structures.

Ainsi, en 2003, les collèges électoraux des Conseils régionaux de développement (CRD), ont été remplacés par un système de cooptation au sein des CRÉ. Ceci a entrainé la disparition de « tables femmes » très actives ainsi qu’une importante diminution du nombre de femmes siégeant aux conseils d’administration des CRÉ. Tout ceci alors que l’obligation légale de travailler à l’atteinte de l’égalité est désormais inscrite dans la loi. Mais dans plusieurs cas les groupes de femmes régionaux verront réduire leur capacité de défendre les droits des femmes auprès des autorités régionales. Pourquoi? Comment? Désormais, les structures régionales ne seraient plus aveugles au genre, les dossiers liés aux conditions de vie des femmes seraient conçus comme partie prenante du développement régional, intégrés et financés comme tels, les autorités régionales n’ignoreraient ou ne méconnaitraient plus les groupes de femmes. Mais seule l’expression institutionnelle, limitée, du mouvement féministe régional sera reconnue par les CRÉ. Et, dans la majorité des régions québécoises, les CRÉ n’accorderont pas aux groupes de femmes régionaux un réel pouvoir d’influence ou une voie privilégiée pour la défense des droits des femmes. Ceux-ci seront en effet exclus des instances décisionnelles des CRÉ et relégués à la mise en œuvre de plans d’action, à la niche de sous-traitant privilégié ou encore au rôle de partenaire non-décisionnel. Leur financement ne sera pas garanti ou consolidé, et leurs projets ne cadrant pas avec les priorités de la CRÉ seront rejetés. La concertation exigée par les CRÉ se fera au prix d’un lourd bénévolat. Le financement par projet se généralisera malgré l’absence de preuves de son efficacité dans la sphère des droits de la personne. Enfin, les rapports se contractualiseront et forceront l’adoption, au sein des groupes de femmes régionaux, de la logique administrative propre aux milieux gouvernementaux, entraînant, trop souvent, la mise en veilleuse de leur propre logique associative.

Chargées de la concertation régionale, la majorité des CRÉ n’auront pas développé d’horizontalité, de débat démocratique ou d’échange d’idées entre citoyennes et citoyens sur les droits des femmes. Elles auront permis, certes, d’intensifier les maillages entre les actrices et les acteurs régionaux, mais aussi, elles auront nourri, paradoxalement, le déficit démocratique en matière de citoyenneté régionale et créé plutôt des forums de rencontres d’intérêts et de luttes corporatistes. Si l’architecture régionale mise en place autour des CRÉ a consolidé, dans quelques régions, la place importante des groupes de femmes dans la dynamique régionale, elle les a au contraire cooptés dans plusieurs autres régions, laissant libre cours à une instrumentalisation par certaines élites locales de projets, discours et dossiers portés auparavant par les groupes de femmes régionaux.

La conscience sociale des inégalités femmes-hommes ainsi que les politiques publiques en matière d’égalité ont été forgées grâce aux luttes du mouvement féministe. Les régions du Québec en ont été fortement marquées. L’amoindrissement des potentialités transformatrices des groupes de femmes suite aux régulations sévères imposées par les CRÉ représente une perte indéniable pour les communautés régionales. Est plutôt apparue une tension entre le projet de démocratisation par la prise en charge des collectivités régionales et celui d’une cohésion régionale à prix réduit. La plupart des CRÉ, sauf exceptions notables, se sont associé des partenaires prêts à « jouer le jeu » sans s’ouvrir pour autant aux revendications du mouvement féministe. Pour le mouvement féministe, le prix à payer d’avoir réussi à faire incorporer le thème de l’égalité au sein des dispositifs de gouvernance régionale aura été, dans plusieurs régions, la neutralisation des voix les plus critiques, le bannissement du vocable « féministe » n’en étant que l’exemple le plus apparent.

L’abolition unilatérale des CRÉ à l’automne 2014 a aussi constitué une violence symbolique pour les actrices et les acteurs concernés. Pour les groupes de femmes régionaux, elle a entrainé la caducité de l’obligation juridique de résultats en matière d’égalité, la caducité des ententes spécifiques en matière d’égalité, la fin des investissements financiers dans le dossier de l’égalité ainsi que la disparition de plus de dix ans de concertation avec les institutions régionales. Quelle sera la prochaine architecture de l’espace public en région? Les groupes féministes régionaux seront-ils désormais voués de nouveau à l’arrière-scène, devront-ils reprendre une fois de plus le flambeau de la lutte pour leur reconnaissance? Comment seront gérés les enjeux de pouvoir en région, le contrôle, l’accès et l’exploitation des ressources? Si le fonctionnement des CRÉ a entrainé une concentration des pouvoirs décisionnels en région, l’instrumentalisation des contributions des groupes de femmes au profit des autorités régionales et la subordination des actrices et des acteurs en défense de droits des femmes aux bailleurs de fonds ministériels, la situation actuelle de concentration des pouvoirs à Québec est-elle plus prometteuse? La citoyenneté des femmes sera-t-elle ainsi mieux exercée, les droits des femmes seront-ils mieux défendus, les mesures d’égalité seront-elles plus pertinentes? Nous en doutons, surtout en l’absence de directives claires et d’une volonté politique affirmée. Un avenir sombre pour les droits des femmes : car il ne suffit pas d’élire des femmes pour que les dossiers relatifs à leurs droits soient défendus.

 

Bibliographie

[1] Cet article s’inspire de recherches menées par l’auteure dans plusieurs régions québécoises. Voir entre autres : Denyse Côté et Camille Tremblay-Fournier (2011) « Le défi de l’égalité en contexte de développement régional au Québec », Recherches féministes, vol. 24, no. 2, pp 97-114. Voir aussi Denyse Côté (2010) « Difficiles convergences : mouvement des femmes et économie sociale, l’expérience québécoise », dans Guérin, Isabelle et Madeleine Hersent, Laurent Fraisse réds., Femmes, économie et développement : entre résistance et justice sociale, Paris, ERES/IRD, pp. 283-312.

[2] Bureau d’aménagement de l’Est du Québec.

 

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