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Louis-Philippe Jannard, étudiant au doctorat en droit
Département des sciences juridiques, Université du Québec à Montréal
Depuis la fin de la guerre froide, les migrations internationales sont de plus en plus abordées sous l’angle sécuritaire. Dans un contexte où la mondialisation érode la souveraineté des États, les frontières deviennent un symbole de pouvoir. Elles sont investies par les autorités qui y voient une façon de réaffirmer leur pertinence en s’appuyant sur leur mission traditionnelle, soit celle d’assurer la sécurité nationale. Ce discours fait l’amalgame entre les migrations et l’insécurité provoquée par des phénomènes tels que le terrorisme, le trafic de drogue ou le chômage. On pose également parfois l’immigration comme un péril identitaire. Diverses menaces convergent ainsi vers le migrant, figure impersonnelle apte à représenter tous ces « dangers »[1].
L’évolution de la politique canadienne d’immigration s’inscrit dans cette tendance[2]. Les deux principales réformes du système d’immigration des quinze dernières années constituent deux jalons importants de ce processus de sécurisation des migrations. Par ailleurs, le changement de perspective dans les titres des lois qui ont institué ces réformes n’est pas anodin : on passe de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) de 2001 à la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada (LVPSIC) en 2012. Ces lois, comme d’autres avant elles, mettent en place des mesures justifiées par des discours politiques qui abordent les migrations — et les migrant-e-s — en tant qu’enjeu sécuritaire.
Le discours sécuritaire justifie la mise en place de mesures qui restreignent les droits des réfugié-e-s et des migrant-e-s
Le politologue Didier Bigo souligne que bien que les discours qui rapprochent insécurité et migrations aient été décortiqués et critiqués par de nombreux chercheurs et chercheuses, cette rhétorique demeure toujours présente dans les discours politiques[3]. En effet, pensons aux propos du possible candidat à la présidence américaine Donald Trump au sujet des personnes musulmanes ou mexicaines[4]. En ce qui concerne les réfugié-e-s plus spécifiquement, les arguments avancés par le gouvernement pour justifier la réforme du système de protection des réfugié-e-s de 2012 relèvent d’une logique similaire. Une analyse de la LVPSIC et des treize documents d’informations qui l’accompagnaient révèle que ces documents construisent différents groupes de migrant-e-s comme présentant des menaces à « l’économie », à « l’intégrité du système d’immigration » et à la « sécurité nationale »[5].
Les mesures qui découlent de cette logique sécuritaire se divisent en deux catégories[6]. Il y a d’une part les mesures préventives dont l’objectif est d’empêcher les migrant-e-s de parvenir dans les pays de destination. Ces mesures d’interception[7] fragilisent l’accès à la protection internationale et accentuent la vulnérabilité des migrant-e-s qui, ne pouvant voyager de façon régulière, doivent recourir à des passeurs et emprunter des routes plus dangereuses.
D’autre part, les mesures dissuasives cherchent à décourager les migrant-e-s d’entreprendre le voyage vers le pays de destination en durcissant le traitement réservé aux personnes étrangères et en limitant leurs droits. Ces mesures sont variées et vont de la réduction des soins de santé offerts aux migrant-e-s à l’usage croissant de la détention en passant par des moyens plus spécifiques comme le certificat de sécurité, qui permet l’arrestation, la détention et la déportation d’une personne étrangère ou résidente permanente après qu’elle ait été déclarée interdite de territoire pour des raisons de sécurité[8]. Plusieurs dispositions de la LVPSIC entrent dans cette catégorie. Citons la mise en place du système des pays d’origine désignés qui, pour les demandeuses et demandeurs d’asile provenant de certains pays dits démocratiques et respectueux des droits de la personne, élimine le droit d’en appeler d’une décision de détermination du statut de réfugié-e défavorable. Ce système prévoit aussi un délai d’accès plus long (trois ans au lieu d’un) à des recours complémentaires comme la demande de résidence permanente pour motifs humanitaires ou l’examen des risques avant renvoi. Ce régime impose également des délais plus courts pour l’étude des dossiers de ces demandeuses et demandeurs, qui ont donc peu de temps pour se préparer adéquatement à leur audience devant le tribunal. La LVPSIC met aussi en place des mesures qui restreignent les droits des « étrangers désignés » dont l’arrivée est considérée comme étant « irrégulière »[9]. Parmi ces restrictions, soulignons la détention obligatoire de tous ces « étrangers désignés » âgés de 16 ans et plus. Pour les demandeuses et demandeurs d’asile de même que pour les réfugié-e-s, les atteintes aux droits causées par ces mesures dissuasives sont nombreuses et diverses : droit à l’asile et à la protection internationale, droit à la liberté, droit à la santé, pour n’en nommer que quelques-uns.
Enfin, s’il justifie tout un train de mesures attentatoires aux droits des réfugié-e-s, ce discours sécuritaire peut aussi avoir des effets délétères sur les attitudes à l’égard des migrant-e-s et légitimer certains actes ou propos xénophobes[10].
La migration, plus qu’un enjeu sécuritaire
Bien que les considérations sécuritaires occupent une place importante dans les discours sur les migrations, il existe d’autres façons de les concevoir et de les aborder, par exemple sous l’angle des droits fondamentaux ou des contributions que les migrant-e-s apportent à la société d’accueil, contributions qui vont bien au-delà des apports économiques. La mise en place de telles visions dépend cependant beaucoup de la volonté politique des gouvernements, tel que nous avons pu récemment le constater à la suite des élections fédérales d’octobre 2015 dans le dossier de la réinstallation de réfugié-e-s syrien-ne-s.
D’ici un hypothétique changement de cap dans la gestion des migrations internationales, les tribunaux demeurent, pour celles et ceux qui y ont accès, un moyen de faire respecter les droits des migrant-e-s. Néanmoins, si certaines batailles peuvent être remportées devant les cours de justice — par exemple, de récentes décisions de la Cour fédérale ont invalidé les coupes aux soins de santé et la restriction au droit d’appel pour les demandeuses et demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés[11], d’autres sont longues et ardues, comme dans le cas des certificats de sécurité.
Bibliographie
[1] Pour une analyse détaillée des impacts de la sécurisation des migrations au Canada (en anglais), voir François Crépeau et Delphine Nakache, « Controlling Irregular Migration in Canada-Reconciling Security Concerns with Human Rights Protection » (2006) 12:1 IRPP Choices 1, en ligne : http://irpp.org/wp-content/uploads/assets/research/diversity-immigration-and-integration/new-research-article-4/vol12no1.pdf.
[2] Voir par exemple Philippe Bourbeau, « Processus et acteurs d’une vision sécuritaire des migrations : le cas du Canada » (2013) 29:4 R européenne migrations Intl 21.
[3] L’auteur mentionne entre autres que « le refus de prise en compte des discours critiques […] est de l’ordre du déni et [qu’]il s’articule sur les peurs de perte de contrôle du monde politique, sur les normes et les intérêts de certaines bureaucraties, ainsi que sur les inquiétudes de certains citoyens qui se sentent mis à l’écart ». Didier Bigo, « Sécurité et immigration: vers une gouvernementalité par l’inquiétude? » (1998) 31/32 Cultures et conflits 13, en ligne : https://conflits.revues.org/539.
[4] Voir par exemple Gilles Paris, « Donald Trump veut stopper « l’immigration musulmane » aux États-Unis », Le Monde, 8 décembre 2015, en ligne : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/12/08/vive-condamnation-de-la-maison-blanche-apres-les-propos-de-trump-sur-les-musulmans_4826666_3222.html; Agence France-Presse, « Donald Trump persiste dans ses attaques contre les Mexicains », La Presse, 28 juin 2015, en ligne : http://www.lapresse.ca/international/etats-unis/201506/28/01-4881520-donald-trump-persiste-dans-ses-attaques-contre-les-mexicains.php.
[5] Suzanne Huot et al, « Constructing undesirables: A critical discourse analysis of ‘othering’ within the Protecting Canada’s Immigration System Act » (2015) 54:2 International Migration 131, aux pp 135 et suivantes.
[6] Nous reprenons ici la classification utilisée par Crépeau et Nakache dans l’article précité, aux pp 12 et suivantes.
[7] Voir à ce sujet l’article d’Idil Atak à la p.17 de ce numéro
[8] Graham Hudson, « Wither international law? Security certificates, the supreme court, and the rights of non-citizens in Canada » (2009) 26:1 Refuge: Canada’s Journal on Refugees 172, en ligne : http://refuge.journals.yorku.ca/index.php/refuge/article/view/30619/28133. Pour plus d’informations sur cette mesure, voir Ligue des droits et libertés, « Certificats de sécurité », en ligne : https://liguedesdroits.ca/?categorie=certificats-de-securite
[9] Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 20.1, en ligne : http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-2.5/.
[10] Suzanne Huot et al, précité, à la p 141.
[11] Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, en ligne : http://canlii.ca/t/g81sh; Y.Z. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 892, en ligne : http://canlii.ca/t/gl04r.