Alors que les universités et les cégeps sont contraints d’adapter très rapidement leurs activités d’enseignement afin de les maintenir à distance, il apparaît que l’égalité devant le droit à l’éducation est sérieusement compromise.
Alexandra Bahary, militante à la Ligue des droits et libertés
Eve-Marie Lacasse, coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés
D’abord, plusieurs disparités persistent dans l’accès à Internet. Ensuite, il faut tenir compte des disparités dans les usages d’Internet au prisme des inégalités sociales. Finalement, la réalité étudiante – mais aussi enseignante – met en jeu des inégalités qui précèdent le numérique et que les mutations pédagogiques précipitées par la crise sanitaire pourraient contribuer à magnifier.
Selon l’Institut de la statistique du Québec, en 2016, 68,5 % des ménages ayant un revenu dans le premier quartile étaient branchés à Internet et seuls 52,1 % des ménages sans diplôme par rapport à un taux de branchement de 88,2 % au sein de la population québécoise. La fracture numérique est ainsi marquée par des inégalités de revenu et de scolarité, ainsi qu’en témoigne l’exclusion numérique subie par les populations de certains quartiers défavorisés comme Montréal-Nord. Il convient aussi de rappeler les disparités dans les conditions de cet accès : ce ne sont pas tous les étudiants et toutes les étudiantes qui possèdent un ordinateur personnel, des conditions d’habitation propices à l’étude, ni un débit de connexion permettant certaines formes d’enseignement en ligne, en particulier en région éloignée.
Or, il faut considérer cette fracture numérique au-delà de sa dimension purement matérielle. Une deuxième fracture numérique concerne plutôt les inégalités dans l’appropriation des technologies. Comme le souligne l’anthropologue Pascal Plantard, la notion de «natifs numériques» que l’on attribue aux jeunes voile des réalités distinctes dans leurs usages numériques, notamment en vertu du niveau de revenu. C’est ce qu’ont démontré plusieurs recherches sur les pratiques numériques des jeunes. Le fait qu’ils soient fréquemment connectés à des fins récréatives ne doit donc pas conduire à présumer d’une maîtrise experte des technologies ni d’une habileté à les utiliser à des fins éducatives. Du côté des établissements, l’accessibilité de l’éducation se heurte à des disparités en matière d’équipement, mais aussi de pratiques déjà maîtrisées par certains professeurs.
Par delà le numérique
Au-delà de la dimension numérique qui est elle-même multiforme, il convient de s’interroger sur les iniquités entre étudiants (et entre enseignants) au chapitre des conditions d’apprentissage. Si ces dernières sont difficiles pour tout un chacun, elles sont carrément défavorables pour plusieurs étudiants, pour ne nommer que ceux et celles qui viennent de perdre leur emploi, qui œuvrent dans les services essentiels et sont surchargés, qui ont été contraints de quitter leurs résidences étudiantes, qui ont des enfants à charge, qui doivent s’occuper de leurs proches, qui ont des handicaps ou des difficultés d’apprentissage alors que l’accès aux services fournis par les établissements d’enseignement est compromis, qui vivent dans des milieux familiaux instables et qui sont éprouvés par l’absence d’interaction en personne avec leurs professeurs et collègues, ou encore, simplement, qui ont besoin de matériel spécifique pour terminer leurs projets.
Les mesures mises en place courent aussi le risque d’échouer à tenir compte des inégalités qui sont exacerbées en contexte de crise, notamment selon le genre. Alors que le travail ménager et les soins continuent d’incomber majoritairement aux femmes, le confinement implique, encore plus qu’à l’habitude, temps, énergie et charge mentale supplémentaire pour ces dernières, qu’il s’agisse d’occuper les enfants, de les aider à faire leurs devoirs et de s’organiser en fonction des précautions sanitaires à suivre. L’isolement social peut également accroître la détresse psychologique et les situations de violence conjugale.
Au demeurant, ce sont les étudiants les plus éprouvés par la crise et par des inégalités préexistantes qui risquent de mettre leurs obligations scolaires en péril, générant des sentiments d’échec et d’anxiété.
En dépit du peu de temps dont ils et elles disposent pour remanier leurs cours et évaluations et des contraintes institutionnelles, plusieurs professeurs rappellent l’importance de faire preuve de flexibilité et d’empathie, essentielles aux processus d’apprentissage, en particulier en ligne. Les spécialistes de l’enseignement à distance recommandent par exemple de privilégier les contenus pouvant être disponibles en tout temps (asynchrones) par rapport aux contenus synchrones.
Mais d’autres estiment que les étudiants ne sont tout simplement pas disposés à poursuivre leur apprentissage dans de telles conditions. Surtout, certains préféreraient qu’ils et elles puissent dégager du temps et de l’espace mental afin de participer à l’effort collectif actuel.
Vers une transformation pédagogique?
Alors que la crise sanitaire pourrait être prolongée et qu’elle convoque le milieu de l’éducation supérieure à une réflexion sur la capacité d’adapter les cours aux imprévus à plus long terme, plusieurs éléments devront être considérés afin de ne pas compromettre l’égalité devant le droit à l’éducation.
Si l’offre de formations à distance vise à améliorer l’accessibilité aux études pour certaines couches de la population – c’est l’une des missions de la TELUQ – , les mesures actuelles, aménagées dans l’urgence, ne doivent pas se confondre avec l’implémentation d’initiatives développées en tenant compte des inégalités en jeu.
Sur le plan pédagogique, il s’agit peut-être d’une occasion de repenser l’éducation et d’explorer des modes de transmission du savoir plus horizontaux à la faveur non seulement des outils numériques, mais surtout d’une appréhension des multiples réalités étudiantes.
Lettre publiée dans le journal Le Soleil, le 14 avril 2020