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Laura Madokoro, professeure adjointe
Département d’histoire et d’études classiques, Université McGill
Dans le débat qui occupe le Canada depuis quelques mois sur ses responsabilités envers les réfugié-e-s en provenance de la Syrie, les expert-e-s, les politicien-ne-s et le grand public se réfèrent tous à l’histoire du Canada comme « nation humanitaire » pour justifier l’accueil des réfugié-e-s. Les flux antérieurs de réfugié-e-s ont tous été cités pour démontrer la tradition d’accueil des réfugié-e-s au Canada, qu’il s’agisse des Hongrois-e-s dans les années cinquante, des populations en provenance du Cambodge, du Laos et du Vietnam à la fin des années soixante-dix ou des personnes issues du Kosovo dans les années quatre-vingt-dix.
En dépit des efforts pour la promotion d’une identité nationale « humanitaire », le discours représentant le Canada comme « nation humanitaire » reste troublant. D’une part, il occulte les nombreuses instances dans lesquelles le Canada n’est pas intervenu en faveur de réfugié-e-s, notamment celles et ceux venant de l’extérieur de l’Europe. D’autre part, ce discours passe sous silence les débats houleux qui ont entouré et défini l’ensemble des décisions du Canada en ce qui a trait aux efforts d’accueil de réfugié-e-s.
Un examen détaillé des efforts canadiens en matière d’accueil réinstallation des réfugié-e-s au cours des soixante dernières années révèle des efforts très inégaux du Canada en leur faveur. Au lieu de célébrer une tradition humanitaire, il serait donc plus approprié d’inviter le Canada à faire mieux que par le passé.
La Seconde Guerre mondiale et ses lendemains immédiats ont provoqué le déplacement massif de millions de personnes de l’Europe et de l’Asie. Il y a eu des efforts pour aider les réfugié-e-s sous l’égide de la Société des Nations. C’est toutefois, à partir de 1945 qu’un effort international concerté aboutit à la mise en place de structures juridiques pour règlementer les mouvements de réfugié-e-s et leur accueil dans des pays d’asile potentiels. La pierre angulaire de ces premiers efforts internationaux concertés est la Convention de 1951 relative au statut des réfugié-e-s. Ce document phare de la période d’après-guerre définit le ou la réfugiée comme une personne qui :
« … craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner».
L’article 33 de la Convention de 1951 enchâsse le principe du non-refoulement. Ce principe interdit aux pays signataires de refouler toute personne qui répond à la définition de réfugié-e, selon les termes de la Convention, vers un pays où elle serait exposée à un danger ou à un préjudice. Les signataires de la Convention de 1951 — au nombre desquels figure le Canada — ont donc l’obligation légale d’entendre les demandes de statut de réfugié-e et d’assurer la protection des personnes vulnérables.
Les politiques nationales de réinstallation ne sont pas liées par les définitions de la Convention de 1951 ; elles sont laissées à la complète discrétion des États. Les pays n’ont donc aucune obligation légale d’accueillir des réfugié-e-s, quelles que soient les définitions. Il s’agit ainsi de politiques totalement volontaires qui permettent donc de mesurer réellement les traditions « humanitaires » d’un pays. La « réinstallation » fait référence à la décision d’un gouvernement d’accommoder ou assister, par le transport et l’hébergement, des gens qui ont traversé des frontières internationales. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement canadien a créé plusieurs programmes en faveur des réfugié-e-s. Par exemple, entre 1947 et 1953, le Canada a accueilli près de 200 000 personnes déplacées en provenance d’Europe. Bon nombre de ces personnes représentaient une main-d’œuvre qualifiée alors très appréciée par le gouvernement canadien, même si elles ne répondaient pas toutes aux critères stricts d’admission alors en place. Leur entrée au pays a donc été facilitée par la décision du gouvernement fédéral d’interpréter ses critères d’admission d’une manière « humanitaire ». Par exemple, certains critères de sélection ont été assouplis et les demandeuses et demandeurs qui avaient de la famille au Canada ont eu préséance sur d’autres candidat-e-s.
Le début de la guerre froide a fait monter les enchères en ce qui touche à la réinstallation des réfugié-e-s. En plus d’encore représenter un avantage pour le marché du travail canadien, la dimension politique de l’accueil de réfugié-e-s provenant de pays touchés par les conflits de la guerre froide a commencé à prendre de l’importance pour les gouvernements canadiens. Pour ces deux raisons, les fonctionnaires et les politicien-ne-s canadien-ne-s, y compris l’influent Jack Pickersgill, tenaient en haute estime les professionnel-le-s et les étudiant-e-s très qualifiés qui fuyaient la répression soviétique de la révolution hongroise de 1956. Cette situation a amené le Canada à ouvrir ses portes à près de 37 000 réfugié-e-s en provenance de la Hongrie. C’est une analyse similaire qui a motivé la réaction de Pierre Trudeau après la violente répression du Printemps de Prague en 1968. Par la suite, le Canada a accueilli près de 11 000 réfugié-e-s en provenance de la Tchécoslovaquie.
Comme le suggèrent ces trois exemples, « l’humanitarisme » du gouvernement fédéral a toujours conjugué des préoccupations pragmatiques d’ordre économique et quant à la capacité d’assimilation des migrant-e-s, avec des considérations quant à la situation des personnes, notamment dans le contexte des relations Est-Ouest durant la guerre froide. L’humanitarisme d’état était ainsi un humanitarisme tempéré dans lequel les intérêts de la nation passaient avant ceux des réfugié-e-s. Ce pragmatisme n’est pas surprenant, ni l’apanage du Canada, mais il mine toutefois la rhétorique qui célèbre le Canada comme nation humanitaire. Cette rhétorique devient encore plus troublante lorsqu’on constate la perception relativement positive du Canada à l’égard des réfugié-e-s provenant de l’Europe, en porte-à-faux avec l’expérience des réfugié-e-s venus d’autres parties du monde.
Des inégalités raciales manifestes ont existé dans les lois canadiennes d’immigration jusqu’en 1967, date à laquelle le système de points et les règles du parrainage familial ont finalement été universalisés. Les préjugés raciaux qui sous-tendaient la législation en matière d’immigration au Canada pendant cent ans se sont manifestés dans la manière craintive du gouvernement canadien à historiquement approcher les situations des réfugié-e-s à travers le monde. Le sort des centaines de milliers de personnes qui ont quitté la Chine communiste durant la guerre froide, par exemple, a été largement ignoré par l’État canadien. Seulement une centaine de familles de réfugié-e-s en provenance de la Chine se sont réinstallées au Canada durant une courte période en 1962.
La réinstallation de quelque 60 000 réfugié-e-s en provenance du Vietnam, du Cambodge et du Laos, qui s’est amorcée à la fin des années soixante-dix, allait à l’encontre de la préférence historique du Canada pour des réfugié-e-s d’origine européenne. Il en est allé de même pour les réfugié-e-s provenant de l’Ouganda en 1972 et du Chili en 1973. Toutefois, l’afflux de réfugié-e-s indochinois fut un évènement unique, car il a reflété une préoccupation humanitaire sans précédent en raison de l’implication des citoyen-ne-s canadien-ne-s, des Églises ainsi que des gouvernements. La Loi sur l’immigration de 1978 a introduit le parrainage privé des réfugié-e-s. Des groupes de cinq personnes pouvaient dès lors se constituer pour organiser le parrainage d’un-e réfugié-e ou d’une famille de réfugié-e-s, en s’engageant à leur apporter un soutien financier et social durant leur première année au Canada. Cette disposition était le fruit des efforts intermittents entrepris au cours des décennies précédentes pour parrainer des réfugié-e-s par des regroupements tels que le Conseil canadien pour les réfugiés et des Églises affiliées. Avec la mise en place de cette infrastructure juridique, des groupes privés et des citoyen-ne-s canadien-ne-s ont pu dès lors s’impliquer activement dans le parrainage de réfugié-e-s. L’intérêt du public s’est avéré si immense que le gouvernement fédéral a finalement dû imposer une limite aux parrainages privés, car ils dépassaient sa volonté et sa capacité en matière de réinstallation.
La réinstallation des réfugié-e-s indochinois-e-s a été célébrée à juste titre comme une immense réalisation humanitaire. De tous les mouvements de réfugié-e-s depuis l’après-guerre, c’est certainement celui qui mérite le plus cette étiquette. Les efforts en faveur des réfugié-e-s indochinois-e-s ont été sans précédent en termes d’échelle, de profondeur, d’ampleur et du nombre de Canadien-ne-s impliqués pour fournir de l’assistance. Ces efforts étaient aussi sans précédent pour ce qui est de la volonté du gouvernement fédéral d’accueillir des personnes qui, il y a quelques décennies à peine, étaient indésirables aux yeux de la société et de la législation canadienne en matière d’immigration. Toutefois, jusqu’à l’arrivée des réfugié-e-s syrien-ne-s depuis quelques mois, le cas des Indochinois-e-s reste un exemple unique d’humanitarisme expansif pour le Canada. Avec l’arrivée de 25 000 réfugié-e-s et la promesse d’en accueillir davantage, le programme de réinstallation des réfugié-e-s syrien-ne-s (qui combine à nouveau des initiatives publiques et privées) pourrait faire progresser l’humanitarisme qui s’est manifesté dans les efforts déployés en faveur des réfugié-e-s indochinois-e-s dans les années soixante-dix. Le Canada pourrait peut-être alors réclamer son identité humanitaire, mais il reste encore beaucoup de travail à faire avant d’y arriver.