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liberté d’expression
Véronique Fortin, avocate
Comité liberté d’expression, Ligue des droits et libertés
Ces derniers temps, il semble que tout et son contraire ait été dit et écrit sur la liberté d’expression, notamment dans le contexte de la montée du discours raciste, anti-immigration, islamophobe et autres discours en dissonance avec celui des droits humains.
Qu’est-ce que la liberté d’expression?
Mais la liberté d’expression, c’est quoi exactement? Juridiquement, c’est un droit constitutionnel garanti notamment par l’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. La liberté d’expression, c’est pouvoir donner son opinion, exprimer des idées, critiquer le gouvernement, manifester, distribuer des tracts, etc.[1]
La Cour suprême du Canada écrit dans un jugement important de 1989 :
« La liberté d’expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles [2] ».
Notez le terme « déplaisantes ». On y reviendra.
Un pilier de la démocratie
On dit communément de la liberté d’expression qu’elle permet la recherche de la vérité, notamment à travers le marché des idées, cette métaphore qui veut que des idées contradictoires puissent s’affronter librement dans l’espace public. On dit également de la liberté d’expression qu’elle est un des piliers de la démocratie, en ce qu’elle contribue à protéger et développer « une démocratie dynamique qui accepte et encourage la participation de tous[3] ».
En 2013, la Cour suprême du Canada renchérissait : « Une interdiction générale frappant toute communication d’idées répugnantes porterait atteinte au cœur même de la liberté d’expression et ne pourrait être considérée comme une atteinte minimale à ce droit [4] ». La Cour précisait cependant qu’il existe une distinction entre des propos répugnants, protégés par la liberté d’expression, et des propos incitant à la haine, ceux-ci pouvant être légalement limités ou interdits par l’État :
La distinction entre, d’une part, l’expression d’idées répugnantes et, d’autre part, les propos qui exposent des groupes à la haine, joue un rôle déterminant pour comprendre comment il faut appliquer l’interdiction des propos haineux. Les dispositions législatives interdisant les propos haineux ne visent pas à décourager l’expression d’idées répugnantes ou offensantes. Par exemple, elles n’interdisent pas les propos dans lesquels on débat de l’opportunité de restreindre ou non les droits des groupes vulnérables de la société. Elles visent seulement à restreindre le recours à des propos qui les exposent à la haine dans le cadre d’un tel débat. Elles ne visent pas les idées, mais leur mode d’expression en public et l’effet que peut produire ce mode d’expression.[5]
Tout ça est très bien. Mais comment transposer dans le contexte actuel cette portée et ces limites que l’on reconnaît à la liberté d’expression?
Les limites de la liberté d’expression
En fait, le cœur du problème constaté ces derniers temps réside dans cette marge, dans cet écart entre les propos déplaisants, blessants, ou répugnants et les propos haineux. Car, selon l’état actuel du droit, sur le spectre de l’expression des idées, seule l’expression qui incite à la haine peut être interdite par l’État[6], ce qui nous force à composer avec un bon lot d’idées limites et déplaisantes au possible! Toutes ces idées qui n’atteignent pas le seuil de l’incitation à la haine, mais qui sont tout de même extrêmement offensantes, sont protégées par la liberté d’expression. Comme on l’entend souvent, être pour la liberté d’expression, c’est être prêt à défendre la liberté de celles et ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Devons-nous donc rester inactifs devant l’expression de ces idées qui nous heurtent et entrent en conflit avec d’autres droits fondamentaux, tels que le droit à l’égalité, par exemple? Que faire contre les effets néfastes des propos répugnants, mais non haineux? Comment réagir face aux Jordan Peterson[7] anti-féministes et transphobes de ce monde, ou face aux militant-e-s de La meute et autres groupes racistes?
On peut critiquer ces discours. La critique articulée par un mouvement collectif qui disqualifie celles et ceux qui expriment des propos oppressants est, dans nos démocraties libérales, l’arme de choix pour combattre ce genre de discours et espérer qu’ils ne suscitent pas d’adhésion. L’envers du droit des un-e-s de tenir des propos répugnants, c’est le droit des autres d’attaquer la répugnance de ces mêmes propos!
La critique et la censure
Soyons bien clairs, la critique n’est pas la censure. L’oratrice controversée qui déciderait par elle-même d’annuler une conférence parce que des partisan-e-s du camp opposé ont organisé une contre-manifestation et distribué des tracts discréditant son propos n’est pas victime de censure. Elle est critiquée. Le professeur qui, en classe, se fait questionner pour son emploi d’exemples sexistes douteux n’est pas censuré, il est critiqué. La censure intervient quand l’autre est empêché de s’exprimer. Or, une question se pose : le fait, par des mouvements collectifs, de réduire au silence certains tenant-e-s de propos offensants et opprimants est-il équivalent à la censure de l’État qui interdirait un certain discours? Par exemple, peut-on qualifier de « censure » l’annulation d’une conférence de Jean Charest à McGill en avril 2016, quelques minutes après que des manifestant-e-s se soient introduits dans l’auditorium pour y scander des slogans dénonçant la mise en place d’oléoducs? Certes, l’ex-premier ministre du Québec –qui, disons-le, jouit par ailleurs d’une tribune publique importante– n’a pas pu s’exprimer sans contrainte à ce moment précis. Mais a-t-il été victime de censure ou a-t-il simplement été critiqué?
La confusion entre critique et censure soulève des problèmes et révèle un certain paradoxe. Il semble qu’au nom de la liberté d’expression, certaines personnes s’élèvent en martyr-e-s de la censure, alors qu’elles ne font l’objet que de critiques. Critiques qui sont pourtant l’apanage même de la liberté d’expression. Ainsi, Guy Nantel a fait des blagues de très mauvais goût sur les agressions sexuelles, la culture du viol et le consentement. Mathieu Bock-Coté a réagi ainsi à la controverse suscitée par cet humoriste :
« … ce que révèle la controverse autour de Guy Nantel, c’est la puissance de certains lobbies idéologiques fanatisés qui ont désormais le pouvoir de décréter qu’il est interdit de rire des concepts qu’ils imposent dans la vie publique ou même de les remettre en question.(…)Le climat devient étouffant et totalement irrespirable. On se sent surveillé. Le sentiment dominant, c’est qu’on ne peut plus dire grand-chose sans offusquer le porte-parole d’une pseudo-minorité qui fait carrière dans l’indignation médiatique et dans la victimisation systématique. »
Ce texte nous amène à nous questionner sur sa notion de la liberté d’expression. La contradiction serait savoureuse, si elle n’était pas si pathétique. Selon Mathieu Bock-Côté, Guy Nantel pourrait faire ses « farces plates », au nom de la liberté d’expression, mais ses détractrices et détracteurs ne pourraient pas, en revanche, exprimer que ses propos sont offensants et pas drôles du tout? Ça semble un cas classique de libertés plus importantes pour les un-e-s que pour les autres.
En effet, alors que ces « martyr-e-s de la censure » sont bien présents quand il s’agit de défendre le droit d’être « politiquement incorrect », elles et ils ont été étonnamment absents quand il s’agissait de défendre, ces dernières années, le droit à l’expression collective lors de manifestations.
De plus, n’est-il pas intéressant de porter attention aux personnes qui se sont posées dernièrement en grandes défenderesses de la liberté d’expression et en victimes de censure? N’est-ce pas souvent des hommes blancs, tels que Peterson ou Bock-Côté, qui crient au loup depuis qu’ils sont critiqués abondamment et tenus responsables pour leurs propos oppressants? Ils invoquent leur liberté d’expression pour se protéger contre celle des critiques qui les discréditent et affaiblissent leur pouvoir.
Le défi à relever
S’il faut se méfier de confondre critique et censure, il faut cependant reconnaître le défi auquel nous sommes confrontés par les discours oppressants : celui de ne pas fournir de munitions à ces nouveaux héros et héroïnes publics de la liberté d’expression. En ce sens, s’en prendre aux valeurs qu’elles et ils défendent et démontrer que leur discours est en rupture avec les droits humains constitue une piste à privilégier.
Il faut dire que toutes et tous n’ont pas le même pouvoir de se faire entendre dans l’espace public. Il existe une grande inégalité dans l’accès à la prise de parole et aux tribunes. Les discours anti-égalitaires font violence à certain-e-s plus qu’à d’autres. Dans ce soi-disant idéal marché des idées, certain-e-s ont des porte-voix et crient dans nos oreilles et d’autres n’arrivent qu’à chuchoter dans des coins sombres. Les déséquilibres de pouvoir dans l’accès à la parole peuvent miner l’efficacité du simple recours à la critique pour contrer un propos répugnant. Dans ce contexte, est-il illusoire de défendre la liberté d’expression de toutes et tous de façon égale? Comment parvenir à rééquilibrer la balance des pouvoirs? Comme l’écrit Marcos Ancelovici, « On ne peut penser la prise de parole sans aussi penser les silences et les absences et reconnaître que même crier à la censure est un droit qui n’est pas donné à tout le monde[8] ».
Voilà donc quelques enjeux qu’il faut avoir en tête dans le contexte d’un discours public qui met en opposition certains droits, notamment la liberté d’expression et le droit à l’égalité. Invoquer alors la liberté d’expression comme un absolu, c’est tout dire et ne rien dire à la fois. Le contexte nous oblige plutôt à ne pas nier ces enjeux et à proposer l’exercice de la liberté d’expression dans une perspective d’interdépendance des droits.
[1] Ligue des droits et libertés, « Mythes et réalités sur le droit de manifester », novembre 2015, en ligne : https://liguedesdroits.ca/wp-content/fichiers/myth-et-realite-manifester.pdf
[2] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968.
[3] R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 766.
[4] Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, [2013] 1 R.C.S. 467, p. 499.
[5] Ibid., p. 500.
[6] Par exemple, il a été jugé qu’un tract où étaient écrits les propos suivants exposait les personnes homosexuelles au mépris et à la haine : « Nos enfants vont en payer le tribut à la maladie, la mort, l’agression … », « [l]es sodomites sont 430 fois plus à risque d’attraper le sida et sont trois fois plus susceptibles de faire subir des sévices sexuels à des enfants! » et « [n]otre acceptation de l’homosexualité et notre tolérance face à sa promotion au sein de notre réseau scolaire se traduiront par des décès prématurés et de la morbidité chez de nombreux enfants. » Ibid., p. 548. Par contre, un tract interprétant et ridiculisant une petite annonce du genre « homme cherche garçon/homme » parue dans un magazine était peut-être offensant, mais il n’incitait pas à la haine. Ibid., p. 550.
[7] Jordan Peterson est un professeur de psychologie de l’Université de Toronto qui livre sur toutes les tribunes un discours conservateur antiféministe et transphobe.
[8] Marcos Ancelovici, « Les formes élémentaires de la censure », Ricochet, 29 mars 2017, en ligne : https://ricochet.media/fr/1744/les-formes-elementaires-de-la-censure.