Ouverture et limites d’une démarche d’intervention territoriale

Depuis 2007, Parole d’excluEs et la SHAPEM interviennent ensemble dans une démarche territoriale qui allie mobilisation citoyenne et développement de logements abordables pour transformer des milieux de vie. Cette démarche contribue à une meilleure réalisation du droit au logement, dans une perspective individuelle et collective.

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Isabel Heck, chercheure à Parole d’excluEs et professeure associée à l’UQAM
Jean-Pierre Racette, directeur Société d’habitation populaire de l’Est de Montréal (SHAPEM)

Depuis 2007, Parole d’excluEs[1] et la SHAPEM[2] interviennent ensemble dans une démarche territoriale qui allie mobilisation citoyenne et développement de logements abordables pour transformer des milieux de vie. Implantée dans trois secteurs fortement défavorisés de Montréal, cette démarche place les personnes vivant en situation d’exclusion sociale et de pauvreté au cœur de l’action.

D’entrée de jeu, la SHAPEM développe un nombre significatif de logements abordables à travers le quartier afin de répondre à un premier besoin essentiel : l’accès à un logement de qualité à prix abordable. Une meilleure offre en logement est une réponse fondamentale, mais qui reste à elle seule très partielle pour aborder les problèmes de pauvreté et d’exclusion sociale. C’est pourquoi la démarche, avec l’aide de chercheur-e-s, invite les citoyen-ne-s à exprimer leurs besoins et aspirations de transformation pour le quartier. À partir de là, ces derniers se regroupent et bâtissent, de pair avec des praticien-ne-s et de chercheur-e-s, des projets collectifs et transformateurs, accompagnés par Parole d’excluEs. Loin d’être réduit à la position de client, locataire ou bénéficiaire de services, chaque citoyen-ne y est un acteur qui participe pleinement à la transformation de son milieu de vie.

C’est ainsi qu’au fil des ans se sont développés plusieurs projets structurants, tels un nouveau CPE ancré dans la communauté, un groupe d’entraide pour l’emploi, un système alimentaire pour tous et toutes avec une coopérative de distribution alimentaire, des marchés de quartier et des jardins collectifs, ou encore des initiatives pour lutter contre l’exclusion numérique. De plus, sur chacun des sites d’intervention, des citoyen et citoyennes se sont réapproprié des espaces de proximité, en y aménageant des lieux de socialisation, des aires de jeux ou d’horticulture.

L’intervention va ainsi bien au-delà d’une meilleure offre en logements abordables. Elle s’inscrit dans une transformation socioterritoriale pour créer des habitats de qualité, dans lequel les résident-e-s reprennent du pouvoir sur leur milieu de vie, renforcent le lien social et construisent un mieux vivre-ensemble. L’alliance entre Parole d’excluEs et la SHAPEM permet de toucher ainsi non seulement à des dimensions matérielles, mais aussi à des dimensions socioculturelles, environnementales et politiques.

Pouvons-nous affirmer que cette approche permet d’améliorer l’accès à un logement de qualité, et plus largement d’améliorer le droit à un habitat sain? Près de 450 logements ont été acquis et rénovés par la SHAPEM dans le seul arrondissement de Montréal-Nord, dont la moitié est offerte avec un supplément au loyer (c’est-à-dire que le ménage résidant dans le logement paie 25 % de son revenu comme loyer mensuel). Ainsi, plus de 200 familles ou près de mille personnes de plus ont accès à un logement subventionné à Montréal-Nord.

Cependant, le développement de logements à « loyer modique » vient aussi avec des contraintes, autant pour les locataires que pour les propriétaires à but non lucratif, qui peuvent affecter le droit individuel à un logement de qualité. Accéder à un logement subventionné veut dire être en mesure et accepter de fournir un tas de documents fiscaux et administratifs à son propriétaire[3]. Alors que bon nombre de résident-e-s n’y voient pas un obstacle, ce n’est pas le cas de tous. La complexité des démarches administratives à réaliser pour l’obtention des documents requis est si grande que l’accès à un logement subventionné devient problématique pour des personnes peu familières avec le fonctionnement bureaucratique de notre État. La vérification des revenus est considérée comme fondamentale, car il s’agit de la distribution de fonds publics importants qui sont répartis selon une logique d’aide aux personnes qui sont le plus dans le besoin. Peut-on faire un arbitrage équitable entre tous les ménages demandeurs sans les attestations demandées? Les programmes actuels ne semblent pas offrir d’alternative en ce sens. Comment notre société peut-elle lever les obstacles administratifs afin de faciliter l’accès à un logement subventionné pour des personnes en situation de pauvreté qui en sont de facto exclues?

Inversement, quelles sont les options qui se présentent à un-e propriétaire à but non lucratif lorsqu’un-e résident-e omet, mois après mois, de payer son loyer malgré des tentatives pour trouver un arrangement? Peut-il respecter le droit indéniable au logement? Ou encore, que faire lorsque des plans d’extermination ne sont pas respectés? Par exemple, dans des projets immobiliers à forte densité, la propagation de punaises de lit risque alors d’empiéter sur le droit des voisin-e-s à un habitat sain. On touche là aux limites réelles de l’intervention pour le droit individuel au logement. Celui-ci entre en tension avec le bien commun lorsque la possibilité d’offrir un habitat de qualité à toute une collectivité est ainsi mise en péril.

Ces enjeux illustrent quelques dimensions de la complexité et des contraintes liées à la réalisation du droit à un habitat sain pour tou-te-s et permettent de poser autrement la question des droits individuels. La pratique amène les propriétaires en habitation sociale à faire parfois un arbitrage très dur entre droits individuels, droits collectifs et bien commun. Cela implique des situations très éprouvantes où ils se voient contraint-e-s de « sacrifier » les droits individuels des plus exclu-e-s afin d’assurer le droit de tous les autres, également exclu-e-s, pour le « bien commun ». Il est impératif de développer, comme société, des solutions pour que ces personnes, déjà exclues, ne soient pas privées en plus de leur droit au logement.

Malgré ces contraintes et limites, la démarche contribue clairement à une meilleure réalisation du droit au logement, dans une perspective individuelle et collective. Misant sur une approche globale pour lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté elle intègre des dimensions sociales, politiques, économiques et environnementales, marquant un impact territorial fort. Ces transformations, dans lesquelles les citoyen-ne-s sont fortement impliqués, permettent de développer – au-delà des logements – des habitats sains.

 

[1] Parole d’excluEs est un organisme à but non lucratif fondé en 2006 qui a pour mission de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale par la mobilisation citoyenne. (http://parole-dexclues.ca)

[2] La SHAPEM (Société d’habitation populaire de l’est de Montréal) est un organisme à but non lucratif qui a pour mission de participer à la revitalisation et à la dynamisation urbaine et sociale par la réalisation de projets d’habitation et de projets immobiliers pour la population locale.

[3] Puisque le loyer est fixé en fonction des revenus, il faut fournir toutes les preuves de revenu. Par ailleurs, s’il s’agit d’une famille, il faudra prouver le nombre d’enfants, ou de personnes dans le ménage, car la grandeur du logement dépend du nombre de personnes dans le logement. Et si les enfants ont l’âge de travailler, il faudra prouver qu’ils fréquentent l’école ou qu’ils travaillent. Dans ce cas, il faudra également fournir les preuves de revenu des enfants.

 

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