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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Christian Nadeau,
professeur titulaire de philosophie politique, Université de Montréal,
membre de la Ligue des droits et libertés
Au Canada et au Québec, les personnes en situation de handicap se heurtent encore aujourd’hui à des formes d’exclusion, de violence, de marginalisation et de discrimination. Pourquoi parler de personnes en situation de handicap plutôt que, comme on peut souvent le lire, de personnes handicapées ? Parce que cette dernière expression peut laisser entendre que le problème se trouve dans la personne elle-même et non dans le contexte social qui la prive des ressources auxquelles elle aurait droit pour réaliser ses choix et orienter sa vie comme bon lui semble. La lecture de ce dossier invite à voir en quoi un changement de perspective s’avère nécessaire.
En théorie, les personnes vivant des situations de handicap jouissent des mêmes droits que n’importe quelle autre personne. Pourtant, dans leur vie quotidienne, de nombreux obstacles compromettent l’accès à ces droits. Comme le rappelle dans ces pages Melanie Benard, seulement 16 des 68 stations du métro de Montréal sont équipées d’ascenseurs. Ces obstacles limitent voire entravent l’accès à l’éducation, au logement, au travail, aux soins de santé, et même aux loisirs. Comment expliquer cela? Vivre une situation de handicap n’est ni un choix ni un trait distinctif de la personne elle-même. Ce n’est pas la personne qui possède un handicap en relation au monde qui est le sien, mais exactement l’inverse : le handicap n’est pas du côté de la personne, mais provient du contexte où elle évolue. Pour cette raison, si un droit est un droit quelle que soit la personne dont il est le droit, il devrait en être de même pour les personnes en situation de handicap. Il existe certes des mécanismes judiciaires[1], comme c’est le cas au Québec, mais ils sont peu contraignants.
On peut se demander si les droits eux-mêmes ne sont pas en situation de handicap, c’est-à-dire, si ces droits ne se trouvent pas compromis dès lors qu’ils concernent une certaine catégorie de personnes.
Ce que l’on nomme le capacitisme est une forme de discrimination ou de traitement défavorable d’une personne parce qu’elle ne correspond pas à une norme sociale, départageant artificiellement celles et ceux qui sont capables de celles et ceux qui ne le sont pas ; par exemple, la capacité de se déplacer, de s’adapter à un horaire de travail ou encore de lire et d’écrire. Un autre exemple serait celui des personnes considérées en situation de handicap cognitif, qui sont jugées en fonction de tests de QI ou d’autres méthodes analogues qui séparent les élèves jugés aptes à un parcours scolaire standard des autres qui ne le seraient pas. Le capacitisme oeuvre de manière systématique avec d’autres structures de pouvoir qui stigmatisent pour produire le genre, la race, le sexe, etc. Le capacitisme façonne notre monde et crée le handicap. Dans ces conditions, le respect des droits, la volonté et les préférences des individus dépendent de leur adéquation à une certaine représentation de la norme. Nous retrouvons là la réflexion sur la distinction entre le normal et le pathologique, ou, si l’on préfère, entre la normalité et l’anomalie, la dernière étant l’exception confirmant la règle de la première. Or, cette règle n’a rien d’une vérité éternelle, indépendante de toute décision humaine. Elle résulte de choix sociaux, moraux, politiques et juridiques qui ne sont pas toujours conscients, mais ne tombent pas du ciel non plus.
Aux antipodes du capacitisme est ce qui a été qualifié d’accessibilité universelle, qu’on peut définir comme l’environnement (services, produits, processus, etc.) permettant à toute personne de réaliser ses activités de façon autonome en jouissant des mêmes opportunités. Soyons clairs : une personne qui souffre ne verra pas sa douleur physique ou psychique disparaitre par la seule transformation de son environnement. Mais elle ne sera pas stigmatisée, ou le sera moins, par cet environnement transformé. Voilà pourquoi il faut nous doter d’une conception large de l’environnement qui ne se limite pas aux simples espaces physiques, mais tient compte aussi de notions comme les relations interpersonnelles, bonheur, amitié et amour, bref de tout ce qui contribue à envoyer à la personne les signes de respect et d’estime auxquels elle a droit.
Le respect des droits est une condition fondamentale d’un environnement sain et d’une accessibilité universelle. Pour la Ligue des droits et libertés, il est essentiel que la question des droits des personnes en situation de handicap soit pensée dans l’optique de l’interdépendance des droits.
Qu’il s’agisse de scolarisation, d’emploi et de revenu, de logement, bref, de l’ensemble des droits sociaux, ou encore des droits et libertés civiles, comme l’accès à l’espace public, les personnes en situation de handicap sont confrontées chaque jour à des difficultés voire à des dénis de leurs droits dont nous n’avons, pour l’immense majorité d’entre nous, qu’une très faible idée.
Ajoutez à cela que toutes ces personnes connaissent elles aussi d’autres formes de discrimination : vivre en situation de handicap ne protège ni du racisme, ni du sexisme, de l’homophobie ou de l’âgisme. Enfin, les discriminations prennent elles aussi différentes formes (directe, indirecte, par suite d’un effet préjudiciable, harcèlement, environnement toxique, etc.).
Si le handicap ne relève pas de la personne, mais du contexte qui est le sien, cela signifie qu’il n’existe pas une réalité telle qu’une personne se définissant exclusivement par un handicap. Il y a au moins autant de diversité dans un groupe de personnes en situation de handicap qu’il y en a dans n’importe quel groupe social. Certaines personnes vivent une situation de handicap sur une brève période et d’autres toute leur vie. Certaines formes de handicap sont bien visibles, d’autres non. Cette diversité ne prouve en rien que le problème est du côté des personnes. Ce n’est pas leur différence qui crée le problème, mais la volonté d’homogénéisation des normes qui fait de leur différence un problème. Si une élève subit une injustice en
raison d’un contexte qui limite son action, l’abandon de ses études ne règle pas le problème. De la même manière, l’édifice public qui ne peut accueillir une personne incapable de marcher en raison de l’absence d’une rampe d’accès ou d’un ascenseur ne s’en trouve pas miraculeusement pourvu au moment où la personne décide de ne plus y retourner.
En finir avec les injustices ?
Il importe de bien voir qu’il y a au moins deux manières de penser la réponse aux injustices mentionnées ici : il y a tout ce qui concerne les inégalités de revenus d’accès aux soins de santé, ou de tout ce qui touche au bien-être de la personne, et il y a tout ce qui a trait aux inégalités de certaines formes de traitement, en particulier ce qui, en raison du rapport à la norme, conduit à traiter des individus comme inférieurs. Cela exige, par conséquent, de changer nos modes et normes d’interaction sociale, qu’elles soient interpersonnelles ou construites par nos pratiques institutionnelles, économiques et juridiques. Comme on peut le voir, la transformation de notre fonctionnement en société serait plus importante que nous le croirions a priori.
La modification de notre environnement social n’est pas simple. On peut concevoir à faible coût un environnement neutre relativement au genre pour un espace de travail. Mais des demandes analogues afin d’éviter une discrimination à l’égard des personnes en situation de handicap ne vont pas de soi. En dehors du fait qu’elles sont souvent très onéreuses, il n’y a pas de solution évidente pour reconstruire un espace de façon à ce qu’il soit neutre par rapport aux handicaps. Il est malheureusement tout à fait possible de conserver une vision capacitiste des choses tout en prétendant modifier l’espace social de façon à empêcher les situations de handicap.
Par exemple, une entreprise publique investira pour transformer ses espaces physiques, mais ne changera rien à ses politiques d’embauche en matière d’équité. Par définition, une politique luttant contre le capacitisme n’est pas réductible à un modèle one size fits all, puisqu’une telle vision des choses relève elle-même du capacitisme. La question centrale est dès lors moins celle des coûts que celle des différents objectifs et de leur complémentarité. Il faut concevoir un environnement social qui ne produirait pas d’inégalités ou de discrimination en raison d’une norme, avec tous les biais et angles morts qu’elle implique. Si, d’un côté, il faut éviter de renforcer une norme capacitiste en prétendant oeuvrer pour le droit des personnes en situation de handicap, de l’autre, il faut à tout prix ne pas faire de chaque cas un dossier isolé, comme s’il s’agissait simplement de satisfaire les demandes d’une clientèle et d’adapter au cas par cas l’environnement extérieur.
Malgré l’ampleur de la tâche et sa complexité, elle n’est pas insurmontable, à la condition de bien identifier les enjeux en présence. La conséquence pernicieuse d’une logique qui attribue le handicap à la personne et non au contexte qui limite la jouissance légitime de ses droits est que les ressources mises à la disposition des personnes en situation de handicap sont vues comme une aide ou un geste de charité et non comme un droit. Pourtant, l’obtention de biens et de services et l’utilisation d’installations adaptées n’a rien à voir avec une quelconque mesure caritative ou un geste d’empathie. Il en va de même pour l’accès au logement, à l’emploi, ou à l’ensemble des protections sociales, professionnelles et syndicales.
Un autre élément important est de ne pas confondre compensation et rectification des injustices. Si les coûts associés à la construction ou à la modification des bâtiments (par exemple, refaire les cages d’ascenseur) sont importants, ils ne peuvent pas être justifiés comme des formes de compensation, comme s’il s’agissait d’une simple transaction. Lorsqu’un employeur doit aménager ses espaces de manière à rendre compte de demandes qu’il associe à un groupe minoritaire – parce que celui ci est l’exception à la norme – il ne compense pas ce groupe, mais reconnait que l’environnement de travail créait de facto un désavantage pour celui-ci qui, jusqu’alors, avait été négligé ou délibérément ignoré. Il en va de même pour les mesures adoptées dans un parcours d’apprentissage, que ce soit aux études primaires, secondaires ou universitaires.
Dans l’ensemble, toutes ces considérations montrent bien que le respect des droits des personnes en situation de handicap n’est pas quelque chose qui est donné par la majorité à une minorité. C’est la société tout entière qui se doit cela à elle-même.
Cela signifie une interaction de l’ensemble des parties en présence, non seulement dans la sphère des activités privées et professionnelles, mais aussi dans la participation aux choix collectifs. Voilà pourquoi repenser la place des personnes en situation de handicap dans l’espace délibératif démocratique va bien au-delà des équipements nécessaires à la participation électorale. Cela implique aussi une interdépendance des luttes, laquelle est déjà visible dans les réseaux de solidarité entre les luttes féministes, queer, antiracistes, sociales et contre le capacitisme.
La lutte pour les droits des personnes en situation de handicap et contre le capacitisme va bien au-delà d’une simple rectification ponctuelle ou cosmétique des normes ou des espaces de travail et de vie. Elle touche le fondement même des droits. Dans une société juste, combattre le capacitisme est en fin de compte lutter pour le respect de l’intégrité des droits dans leur ensemble.
[1] Voir à ce sujet les textes dans ce dossier de Mona Paré, Melanie Benard et Yann Grenier.