Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Carole Henry, porte-parole et responsable des dossiers de recherche et d’action
Au bas de l’échelle
Le « rapport Bernier » pour le Québec et le « rapport Arthurs » pour le Canada ont abondamment démontré les pertes de droits, les disparités de traitement et les déficits de protections sociales engendrés par le travail atypique et précaire[1]. Les solutions pour assurer une meilleure protection des travailleuses et des travailleurs vulnérables sont aussi le sujet de nombreux travaux[2]. Plusieurs de ces solutions sont portées par des organismes de défense de droits comme Au bas de l’échelle. Malheureusement, le gouvernement du Québec met au rancart les études qu’il a lui-même commandées et ne s’est pas encore réellement attaqué aux problèmes, malgré de fréquents rappels.
D’autres conséquences de la précarité du travail commencent à être documentées et à intéresser les acteurs sociaux. Dans son rapport annuel de 2011, le directeur de la santé publique de Montréal souligne les effets de la précarité d’emploi sur la santé physique et mentale. Il cite d’ailleurs un rapport de l’Organisation mondiale de la santé:
« La précarisation des emplois, qui découle de la transformation de l’économie et du marché du travail, est un phénomène généralisé depuis les années 1990 auquel est associé un état de stress chronique. Cet état favorise l’absentéisme et contribue à augmenter le recours aux services de santé. Tant la précarité du travail que le chômage engendrent l’anxiété et la dépression et fragilisent la santé mentale[3].»
En effet, la plupart des études et recherches menées sur les incidences de la précarité pointent les inégalités sociales de santé des travailleuses et travailleurs vulnérables[4]. Ces effets sont d’autant plus importants que les personnes en précarité d’emploi ont souvent peu de ressources en cas de maladie (pas d’assurance salaire ou chômage maladie). Être malade devient alors synonyme de pauvreté.
Du côté de l’Ontario, les travaux menant au dépôt du projet de Loi 18[5] ont suscité de nombreuses recherches visant à alimenter le gouvernement dans ses réflexions. Ainsi, une enquête menée auprès de plus de 4 000 travailleuses et travailleurs ontariens, It’s More than Poverty, Employment Precarity and Household Well-being[6] identifie plusieurs effets de la précarité au travail sur la vie des personnes, des familles et des communautés. Ces résultats ont été présentés lors du dernier colloque du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail à Montréal.
Brièvement, voici quelques-uns des grands constats que cette enquête vient confirmer:
– Les personnes en situation de travail précaire sont moins souvent en relation de couple;
– Les projets importants comme celui d’avoir un ou des enfants sont souvent reportés;
– Lorsqu’il y a des enfants, le partage des responsabilités familiales pose de sérieuses difficultés, avec des répercussions négatives sur la vie familiale et la relation de couple;
– L’anxiété de la précarité affecte les membres de la famille et de l’entourage;
– La vie sociale (fréquenter famille et amis) est complexifiée par les horaires imprévisibles: le réseau social tend à s’effriter;
– Le manque de disponibilité rend très difficile l’implication dans les activités de la communauté (ce qui augmente aussi l’isolement). Comme le spécifie une des participantes à l’enquête: « Quand on n’est pas en train de travailler, on est en recherche de travail »;
– Le travail précaire a aussi des effets sur la capacité à faire des dons en temps ou en argent et à s’impliquer comme citoyenne ou citoyen.
Dans le même ordre d’idée, la Commission du droit de l’Ontario a très bien documenté tous ces aspects. Elle souligne les effets de la précarité sur la santé physique et mentale des travailleuses et des travailleurs, sur leurs relations interpersonnelles et sur les communautés. De plus, le rapport soulève un enjeu de taille auquel nous faisons déjà face puisque la précarisation du travail a déjà fait un bon nombre de victimes.
« Les travailleurs qui ont occupé des emplois précaires au cours de leur vie active souffriront de leurs ramifications en vieillissant: ils peuvent être obligés de travailler après l’âge auquel ils auraient aimé prendre leur retraite; leur santé peut souffrir parce qu’ils ont eu accès à une moins grande quantité de congés de maladie payés que les employé-e-s détenant des emplois plus sûrs; ils peuvent avoir été incapables d’épargner ou de contribuer à un REER et ils sont peu susceptibles de détenir un régime de retraite privé[7]. »
Est-ce que la précarité devient une norme?
Il n’y a pas que les personnes en travail atypique qui expérimentent la précarité du travail. Comme le dit la Commission des normes du travail:
« Les fermetures réelles d’entreprises combinées aux menaces de fermeture et de délocalisation ont des effets sur le pouvoir réel de négociation des conditions de travail, et ce, même pour les travailleurs syndiqués. Les conditions économiques apportent leur lot d’insécurité, la crainte de se retrouver sans emploi retiendra bon nombre de travailleuses et de travailleurs québécois à faire valoir leurs droits au travail. Ainsi on constate que plus de 80 % des personnes qui déposent des plaintes à la Commission des normes du travail ne sont plus en emploi[8]. »
Au bas de l’échelle constate régulièrement que bon nombre de personnes appellent pour avoir de l’information sur leurs droits au travail, mais ne sont pas prêtes à les faire valoir. La précarisation du travail a donc des effets sur l’ensemble de la main-d’œuvre. La réforme du régime de l’assurance-emploi, le surendettement des ménages, les hausses de tarifs, les mesures d’austérité annoncées et à venir, sont autant de facteurs qui contribuent à l’insécurité économique et sociale. Qui peut affirmer hors de tout doute que son emploi est protégé? Qui considère que ses revenus à la retraite sont assurés?
En plus de mener des batailles pour une meilleure protection des droits des personnes en travail atypique et précaire, nous avons aussi le défi de trouver les moyens de faire respecter les droits existants qui sont de plus en plus bafoués. Autrement, la précarité ne risque-t-elle pas de devenir, par la bande, la nouvelle norme pour toutes et tous?
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[1]
http://www.travail.gouv.qc.ca/fileadmin/fichiers/Documents/normes_travail/travail_non_traditionnel/RapBernierSynthese.pdf et http://www.travail.gc.ca/fra/normes_equite/nt/pubs_nt/ntf/pdf/rapport.pdf
[2]
Outre les rapports Bernier et Arthurs précités, mentionnons le travail de Guylaine Vallée « Pour une meilleure protection des travailleurs vulnérables: des scénarios de politiques publiques ». Et, tout récemment: « Quand travailler enferme dans la pauvreté et la précarité » de Carole Yerochewski.
[3] OMS, 2004
[4]
Loïc Lerouge, Pistes, Vol. 11- No 1, mai 2009: «Les effets de la précarité du travail sur la santé: le droit du travail peut-il s’en saisir?»
[5]
Ontario: Projet de Loi 18, dépôt en 1ère lecture juillet 2014. Projet de loi visant la protection des droits de différents groupes de travailleurs vulnérables principalement: agence de placement temporaire et travail migrant.
[6] « It’s More than Poverty, Employment Precarity and Household Well-being », février 2013, recherche conjointe de: United Way Toronto, McMaster University, Pepso (Poverty and Employment Precarity in Southern Ontario).
[7]
« Travailleurs vulnérables et travail précaire »: document d’information – Décembre 2010, Commission du droit de l’Ontario (CDO).
[8]
Commission des normes du travail, « Enquête sur le taux de respect de certaines dispositions de la Loi sur les normes du travail », édition 2010. Publiée en août 2011