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Droits et libertés, printemps / été 2024
Quand la prison fait mourir
Catherine Chesnay, professeure à l’École de travail social de l’UQAM
Mathilde Chabot-Martin, candidate à la maîtrise en travail social à l’UQAM
En novembre 2019, Michelle Messina, également connue sous le pseudonyme Madame M, s’est enlevée la vie dans sa cellule de l’Établissement de détention Leclerc de Laval. Quelques mois plus tard, le 20 mai 2020, Robert Langevin, un homme de 72 ans incarcéré à l’Établissement de détention de Montréal (Bordeaux) en attente de son procès, a succombé à la COVID-19. Dès le 19 mars 2020, la Ligue des droits et libertés (LDL) a fait valoir les droits des personnes incarcérées et œuvré à ce qu’un maximum de personnes puissent sortir de prison. À la demande des proches de personnes incarcérées ainsi que de la famille de Robert Langevin, la LDL a aussi tenté d’obtenir plus d’informations sur les derniers moments de M. Langevin, sur les soins qui lui ont été prodigués. Tout au long de ces démarches, la LDL a dénoncé l’opacité des services correctionnels. Le 24 décembre 2022, Nicous D’Andre Spring, un homme noir de 21 ans détenu illégalement à Bordeaux est décédé des suites d’une intervention violente des agents correctionnels. Récemment, en l’espace de quelques mois seulement, deux femmes sont décédées à l’Établissement Leclerc, l’une par suicide (novembre 2023) et l’autre de causes dites naturelles (janvier 2024).
Ces décès ayant retenu une certaine attention médiatique au moment de leur annonce ne sont que quelques exemples d’une problématique largement répandue dans les prisons provinciales du Québec. Dans une recherche visant à faire l’analyse des décès répertoriés par le ministère de la Sécurité publique (MSP) entre 2009-2010 et 2021-2022, nous avons constaté qu’au moins 256 personnes sont décédées dans une prison provinciale (Chesnay, Chabot-Martin et Ouellet, 2024). Pour l’ensemble de cette période, le nombre de décès survenus s’est situé entre 13 décès (2010-2011) et 29 décès (2020-2021), avec une hausse totale de 87 % du taux de décès annuel entre le début et la fin de la période. Si l’on s’attarde à la classification de ces décès, 38 % des décès ont été classés comme suicide, 33 % comme mort de cause naturelle et 28 % comme mort de cause indéterminée. Selon nos analyses, c’est principalement la hausse dans le nombre de décès classés comme suicide qui explique l’augmentation du nombre de décès dans les prisons. Plus précisément, l’analyse de l’évolution des taux de suicide dans les prisons démontre qu’il y a à la fois une hausse globale dans les taux de suicide et trois pics d’augmentation ponctuels pour 2011-2012 ; 2017-2018 et ; 2020-2021.
Imprécision des causes de décès
L’importante proportion de décès classés comme suicide s’inscrit en continuité avec les recherches sur les décès en prisons menées dans le Nord global (par ex., voir Bensimon, Liebling), ainsi qu’avec celles menées par Jean Claude Bernheim en 1997, démontrant l’influence des conditions de détention sur le nombre de suicides. Ainsi, de façon non exhaustive, le régime d’incarcération, l’architecture carcérale, la cote de sécurité de l’établissement, l’accès aux soins de santé, les transferts d’établissement, et toute forme d’isolement ou de confinement sont des éléments ont des effets importants sur les taux de suicide. En ce sens, la hausse des suicides nous renseigne sur une certaine dégradation des conditions d’incarcération, s’étant exacerbée au moment de la pandémie de COVID-19.
Les décès classés comme mort naturelle par le MSP, entendus comme tous les décès découlant d’une maladie ou d’une complication associée à une maladie, soulèvent aussi plusieurs questions. Selon nos analyses, l’évolution du taux de mort naturelle pendant la période ne suit pas de tendance claire ou significative, rendant inutile une analyse chronologique de leur distribution. C’est plutôt la stabilité dans le nombre de morts naturelles qui nous invite à nous questionner sur les conditions de détention, ainsi que l’accès à des soins de santé adéquats pour les personnes incarcérées. Dans presque tous les rapports annuels produits, le Protecteur du citoyen dénonce l’insalubrité des établissements de détention ainsi que des mesures d’hygiène défaillantes1. La LDL s’est également maintes fois manifestée dans l’espace public pour dénoncer les violations du droit à la santé dans les prisons provinciales. L’accès à des soins de santé de qualité équivalents à ceux offerts à l’extérieur des murs de la prison est aussi un enjeu majeur, tel que souligné par le Protecteur du citoyen.
Finalement, en ce qui concerne les décès classés comme mort de cause indéterminée, ceux-ci soulèvent également plusieurs questions, tant sur leurs causes, que sur la classification des décès. D’une part, les documents fournis aux chercheuses et chercheurs par le MSP ne contiennent aucune information concernant les critères utilisés pour établir qu’une mort est de cause indéterminée. La classification en devient à la fois si vaste et si imprécise que des décès survenant dans des circonstances très variées pourraient s’y retrouver. Par exemple, un récent rapport du Bureau du Coroner de l’Ontario souligne la hausse du nombre de décès attribuable aux surdoses dans les prisons provinciales2. Or, selon la classification actuelle des décès, la seule catégorie qui pourrait capter ces décès est celle de cause indéterminée. Or, du fait de l’imprécision de cette catégorie, il est impossible de vérifier si le même phénomène se joue dans les prisons québécoises. À la lumière des analyses des taux de décès pour chaque catégorie, il en ressort que le système de classification des décès est à la fois un révélateur du contexte dans lequel ces décès se produisent, mais aussi, de l’opacité des mécaniques institutionnelles qui entourent la mort en prison.
Plus de questions que de réponses
Les données que nous avons présentées soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. D’abord, ces dernières reposent sur des documents fournis par le MSP, obtenus grâce à 11 demandes d’accès à l’information s’échelonnant sur quatre années. Les documents obtenus reposent sur des classifications préétablies et sur l’interprétation des employé-e-s des services correctionnels. Ils n’offrent donc qu’une vision partielle (et même partiale) des évènements qui se déroulent dans les prisons provinciales. Ensuite, la qualité même des données est questionnable. En plus de noter des différences entre les documents que nous avons obtenus, une autre équipe de recherche (Tracking (In)justice)3, ayant mené une démarche similaire d’accès à l’information, a obtenu une liste comportant 52 décès supplémentaires à celle que nous avons obtenue pour la même période. Bien que nous ayons demandé une clarification au MSP au sujet de cette disparité, nous n’avons pas obtenu de réponse de leur part. Nous faisons l’hypothèse que cette différence est en partie attribuable à l’inclusion des décès de personnes suivies par les services correctionnels dans la communauté dans les données fournies à l’équipe de recherche de McClelland. Néanmoins, avec les informations dont nous disposons, on ne peut infirmer ou confirmer cette hypothèse.
[…] le système de classification des décès est à la fois un révélateur du contexte dans lequel ces décès se produisent mais, aussi, de l’opacité des mécaniques institutionnelles qui entourent la mort en prison.
L’enjeu de la piètre qualité des données correctionnelles provinciales a déjà été soulevé à maintes reprises, par différents actrices et acteurs, et dans plusieurs juridictions canadiennes. En 1997, Bernheim faisait état du peu de fiabilité des données issues des services correctionnels. Au Québec, le système de gestion des données carcérales, soit le système DACOR (dossier administratif correctionnel), est reconnu comme étant obsolète et peu convivial à l’usage. Il contient des informations judiciaires sur les personnes incarcérées, mais aussi des données démographiques et des informations sur leurs antécédents médicaux, entre autres. Le manque de rigueur avec lequel les données carcérales sont consignées se répercute non seulement sur les personnes incarcérées elles-mêmes (incarcération qui dépasse les délais judiciaires ; manque d’information sur le risque suicidaire, etc.), mais également sur la possibilité de brosser un portrait fiable de la population carcérale. Ce même phénomène a par ailleurs été soulevé en Ontario dans un rapport du Bureau du coroner en 2023 faisant état d’enjeux de fiabilité et de transparence des données des services correctionnels de la province4. D’ailleurs, dans le cadre de recommandations pour prévenir les décès en détention, on suggère notamment la mise sur pied d’une stratégie sur la transparence et la qualité des données correctionnelles.
Toujours un décès de trop
À ce stade-ci de nos analyses, bien que nos données ne nous permettent pas d’articuler des analyses sur les causes et les circonstances de chaque décès, nous ne pouvons pas éluder le caractère mortifère de la prison. D’emblée, souli-gnons que le personnel correctionnel peut être directement impliqué dans le décès d’une personne incarcérée. C’est d’ailleurs ce qui est en jeu dans le décès de Nicous D’Andre Spring. Cependant, les personnes impliquées ne se retrouvent que rarement devant une cour de justice — faisant des accusations criminelles l’exception et non la règle. Une exception notable est la poursuite criminelle d’un agent correctionnel, au Manitoba, pour des accusations de négligence et de non- assistance à une personne à la suite du décès d’un homme Anishinaabe de 45 ans. Son décès le 7 février 2021 faisait suite à une intervention d’agents correctionnels durant laquelle il avait répété à 27 reprises ne pas pouvoir respirer5.
Soulignons aussi que l’inaction du personnel correctionnel en ce qui a trait à des mesures de soin et de prévention, conjuguée avec des pratiques disciplinaires et des techniques de contention, peut aussi entraîner des conséquences mortifères. Sept ans après le décès de Soleiman Faqiri et au terme d’une lutte acharnée de sa famille, le jury appelé dans le cadre de l’enquête du Bureau du coroner de l’Ontario a conclu en décembre 2023 que son décès devait être considéré comme un homicide. Son incarcération alors qu’il était en crise, l’absence totale de services en santé mentale ainsi que l’escalade de la réponse correctionnelle (allant de l’isolement à l’usage de mesures de contention) sont tous des éléments ayant mené à son décès6. Les conclusions de l’enquête, tenue avec des audiences publiques, ne sont toutefois pas contraignantes, elles visent uniquement à informer le public sur les circonstances du décès. Dans son rapport, le jury, formé de cinq membres de la collectivité, a émis plus de 57 recommandations, incluant la création d’un organisme indépendant pour enquêter sur chaque décès de personnes incarcérées ainsi que sur les enjeux systémiques.
Plus que compter les morts
Bien que chaque mort soit unique, et que les causes et circonstances soient toujours différentes, il en ressort que chacune d’entre elles révèle simultanément les failles d’un système correctionnel déficient et mortifère. Or, l’absence de surveillance institutionnelle des décès en prison — se manifestant, entre autres, par l’inhabilité à compter avec exactitude le nombre de morts qui s’y produit et à en identifier la cause dans 28 % des cas — est symptomatique d’une certaine banalisation de la mort entre ces murs. La prison (re)produit les violences coloniales, racistes, sexistes, capacitistes, en toute impunité. En milieu carcéral, certains corps considérés comme irrécupérables par l’institution en raison de leur identité de genre, de leur état mental ou de certaines caractéristiques physiques sont plus exposés à la mort7. Se questionner sur la mort en prison va donc au-delà de « compter les morts » ; il s’agit d’interroger pourquoi autant de personnes meurent en prison et de réfléchir à la manière dont les morts sont comprises, classifiées et, surtout, ignorées.
- En ligne : https://protecteurducitoyen.qc.ca/fr/enquetes/rapports-annuels/2022-2023
- Office of the Chief coroner, An obligation to prevent – Report from the Ontario Chief Coroner’s Expert Panel on Deaths in Custody, 2023.
- En ligne : https://trackinginjustice.ca/
- Office of the Chief coroner, 2023.
- En ligne : https://www.aptnnews.ca/national-news/i-cant-breathe-court-sees-video-of-guards-overpowering-inmate-william-ahmo/
- En ligne : https://toronto.ctvnews.ca/soleiman-faqiri-s-jailhouse-death-ruled-a-homicide-1.6683448 En ligne : https://globalnews.ca/news/10167257/faqiri-family-coroners-inquest/
- Bromwich, Theorizing the Official Record of Inmate Ashley Smith : Necropolitics, Exclusions, and Multiple Agencies. Manitoba Law Journal, 2017 ; A. Mbembe, Nécropolitique, 2006 ; Razack, It Happened More Than Once : Freezing Deaths in Saskatchewan, Canadian Journal of Women and the Law, 2014. En ligne : https://doi.org/10.3138/cjwl.26.1.51 ; C. M. Zhang,Biopolitical and Necropolitical Constructions of the Incarcarated Trans Body, Columbia Journal of Gender and Law, 2019.