Quelles réponses, quelles ripostes au capitalisme de surveillance et monopoles

Malgré que des réglementations aient été adoptées au fil des ans, elles n’atteignent pas le cœur du modèle d’affaires des Facebook de ce monde.

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Capitalisme de surveillance et monopolisation

Quelles réponses, quelles ripostes?

Pierre Henrichon, auteur de Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre?

Le 20 octobre 2020, le procureur général des États-Unis et les procureurs généraux de 11 états (Arkansas, Floride, Georgie, Indiana, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Missouri, Montana, Caroline du Sud, Texas) saisissaient la Cour fédérale du District de Columbia d’accusations portées contre Google alléguant des pratiques monopolistiques illégales de la part de la société-phare géante de la Silicon Valley1.

Le 9 décembre 2020, la Federal Trade Commission (FTC) du gouvernement des États-Unis déposait une plainte à l’endroit de Facebook, alléguant des pratiques contraires aux lois antitrust.

Entre 2011 et 2013, la FTC avait mené enquête sur le rôle de Google au sein des marchés de la recherche Internet et de la publicité en ligne. Alors que le personnel juridique de la Commission recommandait le dépôt de poursuites, l’administration en décida autrement. En fait, il faut remonter à mai 1998 pour retracer le plus récent procès contre un géant du Big Tech s’appuyant sur les dispositifs juridiques antitrust des États-Unis, et dont le jugement fit l’objet d’un appel réussi2.

Et je me limite aux enquêtes et mises en accusation diligentées aux États-Unis. Elles sont légion en France, en Grande-Bretagne, en Inde et ailleurs.

Alors que les poursuites intentées en vertu des lois antitrust sont les bienvenues, elles ne seront pas suffisantes pour mettre un terme à ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme de surveillance d’autant plus que les tribunaux américains, depuis plus de 40 ans maintenant, sont devenus bienveillants à l’égard des monopoles3,4.

Un modèle d’affaires vorace en données

On le sait clairement maintenant : le modèle d’affaires des géants du numérique repose sur la collecte massive, et souvent incontrôlée, des données en vue de modeler nos comportements et même nos émotions. Comme le souligne Shoshana Zuboff, « Les marchés qui font le commerce de l’avenir humain devraient être illégaux (ils entraînent des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques, et des préjudices intolérables dans une société démocratique) tout comme le commerce d’organes humains et d’êtres humains sont illégaux)5 ». Bien que des réglementations aient été adoptées au fil des ans6, elles n’atteignent pas le cœur du modèle d’affaires des Facebook de ce monde.

La socialisation des données

Dans mon essai7, j’ai proposé un régime de socialisation des données par lequel les données captées par des acteurs comme les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) seraient mises en commun et proposées à des utilisateurs, sous condition de finalités socialement acceptées, qui pourraient alors les agréger et les traiter. Cela présentait l’avantage d’ouvrir l’accès à toutes ces données à des fins de recherche en santé publique, en intelligence artificielle, etc. Et cela n’interdisait pas non plus aux GAFAM de mener à bien leurs travaux… sous surveillance d’une agence de réglementation d’utilisation des données.

Bien que des réglementations aient été adoptées au fil des ans, elles n’atteignent pas le cœur du modèle d’affaires des Facebook de ce monde.

D’autres modèles de socialisation – volontaire cette fois – ont depuis fait l’objet de travaux et de propositions. Au Canada, la notion de ducie de données a été avancée8. On en donnait la définition suivante : Une ducie de données est un organisme formé pour gérer des données pour le compte de ses membres. Ces derniers mettent en commun leurs données et conviennent expressément des conditions afférentes à leur partage.9 Les finalités de telles fiducies visaient surtout l’innovation et la commercialisation des résultats.

L’intérêt général avant tout

Un autre modèle, peut-être plus prometteur, est celui du Data altruisme10 par lequel toutes les parties prenantes – contributeurs de données et utilisateurs – sont liées par des ententes encadrées en vue de partager des données à des fins identifiées comme étant en concordance avec l’intérêt général. Cette approche a déjà reçu l’aval des autorités européennes et sera probablement mise à l’épreuve au cours des prochaines années.

Mais de tels régimes, aussi innovateurs et généreux soient-ils, ne mettent pas en péril la captation tous azimuts des données pratiquée par les principaux acteurs monopolistiques de l’économie numérique. Aussi, nos efforts visant le démantèlement de ces monopoles, la socialisation générale des données et la réglementation plus serrée de la commercialisation des données ne doivent-ils pas s’affaiblir.

Pourquoi combattre les monopoles dans l’économie du Big Data

  • Produits de qualité moindre se traduisant par moins de protection des données personnelles, ce qui est l’équivalent d’une hausse de prix.
  • Concentration de la collecte, du stockage et du traitement des données, dont des données personnelles.
  • Profilage psychographique plus étendu, plus précis et plus révélateur.
  • Dataveillance plus étendue et approfondie augmentant ainsi les risques de surveillance par l’État et de sécurité.
  • Ciblages publicitaire, idéologique et politique plus précis, plus convaincant et plus susceptible de piloter les comportements.
  • Importants transferts de richesses vers les monopoles provenant de tierces parties : fournisseurs, développeurs d’applications, annonceurs, consommateurs.
  • Imposition de barrières à l’entrée à des applications et plateformes pouvant concurrencer celles de l’entreprise occupant une position dominante.
  • Risques de manipulation de l’opinion publique à la faveur d’un profilage psychographique plus étendu. Corruption des processus démocratiques.
  • Risques de perte d’autonomie individuelle par un pilotage toujours plus intrusif des comportements.
  • Risques de propagation de préjugés et de censure.
  • Risques accrus de vols massifs de données.
  • Contrôle de services considérés essentiels dans nos sociétés (communications sur médias sociaux, messageries, recherche sur le Web).
  • Risques accrus d’opacité en matière de collecte, de traitement et d’utilisation des données.

 


  1. Les tribunaux ont renvoyé les procureurs faire leurs Cela montre bien les limites de l’approche légaliste qui s’appuie sur les lois antitrust.
  2. United States Microsoft Corporation, 253 F.3d 34 (D.C. Cir. 2001)
  3. Voir : Lina Kahn, Amazon’s Antitrust Paradox, The Yale Law Journal, no 126, p. 720 (2017)
  4. Judge Throws Out 2 Antitrust Cases Against Facebook, New York Times, 28 juin 2021. Notons que la FTC et les procureurs du fédéral ont décidé de revenir à la charge.
  5. Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
  6. Parmi ces réglementations, le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne.
  7. Henrichon, Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre?, Écosociété, 2020.
  8. Voir : Innovation, Sciences et Développement économique Canada, Rapport des Tables de stratégies économiques du Canada : Industries numériques. En ligne : https://www.ic.gca/eic/site/098.nsf/fra/00024.html et aussi Conseil canadien des normes, Feuille de route du Collectif canadien de normalisation en matière de gouvernance des données.
  9. Rapport des Tables de stratégies économiques du Canada, op cit., p. 13 (version PDF).
  10. Human Technology Foundation, Le Data altruisme : une initiative européenne. Les données au service de l’intérêt général.En ligne : https://www.mccarthy.ca/fr/a-propos/nouvelles-et-annoncements/ human-technology-foundation-rapport-data-altruisme
  11. Maurice, E. Stucke, Here Are All the Reasons It’s a Bad Idea to Let a Few Tech Companies Monopolize Our Data, Harvard Business Review, 27 mars 2018.
  12. « On ne mène pas une campagne électorale sur la base de faits, mais bien sur les émotions… Il faut exploiter les peurs, même inconscientes des » Affirmations faites par un dirigeant de la firme Cambridge Analytica, qui utilise le profilage psychographique, lors d’une conversation filmée clandestinement par des journalistes de Channel 4 en Grande-Bretagne et diffusée le 19 mars 2018 sur la chaîne. On peut visionner le tout ici : https://www.channel4.com/ news/cambridge-analytica-revealed-trumps-election-consultants-filmed- saying-they-use-bribes-and-sex-workers-to-entrap-politicians-investigation
  13. Kashmir Hill, I Tried to Live Without the Tech It Was Impossible, New York Times, 31 juillet 2020.