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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Yan Grenier,
chercheur postdoctoral, Centre d’études sur le handicap, Université de New York
Le Canada doit présenter en 2022 son rapport portant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Le processus d’examen comprend la production d’un rapport parallèle ou alternatif. À des fins de compréhension, un rapport parallèle est un rapport rédigé par des organisations communautaires ou non-gouvernementales qui, dans un premier temps, ont pris connaissance du rapport officiel de l’État, et, dans un second temps, ont procédé à une analyse critique de ce dernier pour présenter une évaluation venant des personnes directement concernées. Ceci a pour buts de mettre en lumière des lacunes relatives à l’application des principes de la Convention au Québec et au Canada, et d’indiquer des solutions éventuelles aux problèmes constatés par la société civile. Dans la démarche de production de ce rapport parallèle, ce sont les organisations de personnes vivant des situations de handicap du Québec, autant les organisations nationales, régionales que locales, qui sont approchées afin de participer à sa préparation et à sa rédaction.
Pourquoi un rapport parallèle?
L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la CDPH et son Protocole facultatif le 13 décembre 2006. La CDPH est une loi internationale qui porte sur les droits humains et garantit des droits et des libertés aux personnes vivant des situations de handicap. Elle a pour objectifs de « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque. » (art. 1).
La CDPH est entrée en vigueur en mai 2008 et le Canada l’a ratifiée en 2010. Ce dernier doit maintenant rendre des comptes au Comité de la CDPH, un organe composé d’experts indépendants qui surveille l’application de la Convention par les États parties, soit la manière dont le pays met en oeuvre les droits et libertés qui y sont prévus.
Le Canada est donc tenu de présenter régulièrement au Comité des rapports sur la façon dont les droits sont mis en oeuvre. Le rapport initial du Canada devait être présenté au plus tard deux ans après avoir accepté la CDPH soit en 2012, et ensuite à tous les quatre ans. Le Comité examine les rapports du Canada et formule les recommandations générales qu’il estime appropriées ; il les achemine au Canada afin que celui-ci prenne les mesures adéquates.
Le Comité procède actuellement à son deuxième examen de la mise en oeuvre de la CDPH par le Canada. Dans le cadre de cet examen, débuté en 2019, le Comité a publié une version non révisée de sa Liste des problèmes avant la présentation de rapports (LOIPR[1]). Le Canada en est donc à l’étape de la rédaction de son rapport. Les organisations ont également la possibilité d’en rédiger un. Bien qu’il n’y ait pas de mention explicite du droit des organisations civiles de produire un rapport alternatif dans les conventions onusiennes, cette pratique est reconnue comme légitime et offre une forme de consultation et d’évaluation de la mise en oeuvre de la CDPH dans les pays qui l’ont ratifiée.
Les organisations de personnes vivant des situations de handicap et les organisations de la société civile sont donc invitées à participer à ce processus et à influencer les recommandations que l’ONU fait au Canada pour y améliorer le respect des droits des personnes vivant des situations de handicap.
En prévision de l’examen de 2022, les efforts actuellement déployés visent à informer les organisations à travers le Canada et à les inciter à participer à l’examen par l’ONU de la mise en oeuvre de la CDPH afin qu’elles fassent valoir leur expertise et leur point de vue sur les problèmes à résoudre. La coordination du rapport parallèle est assurée par la British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, agissant en tant qu’organisation de secrétariat pour ce rapport, et elle est menée par Steve Estey, qui agit comme conseiller principal.
L’utilité des rapports parallèles face aux limitations traditionnelles des États nationaux
Bien entendu, les personnes vivant des situations de handicap ont toujours disposé des mêmes droits que toute autre personne dans la mesure où les droits découlent de leur appartenance à l’humanité. Mais, pour la première fois, leurs droits sont énoncés intégralement dans un instrument international juridiquement contraignant, ce qui peut poser un défi aux structures légalonormatives nationales et servir de levier pour des changements politiques. L’importance d’un rapport alternatif est donc cruciale, car des changements majeurs peuvent en découler dans l’exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap.
La CDPH incarne un changement de paradigme, passant d’une réponse au handicap par la protection sociale à une réponse fermement ancrée dans les droits humains.
Cette Convention reconnait que la responsabilité de l’inclusion et de l’accueil des différences de la personne se trouve du côté de la société. Dans cette doctrine inspirée du modèle social (Oliver, 1990; Shakespeare, 2006), ce sont donc les sociétés, et non la personne, que l’on cherche à faire évoluer. Pour parvenir à ce changement structurant, la CDPH propose une véritable feuille de route.
À titre d’exemple de ce changement de paradigme, l’article 12 oblige les pays signataires à reconnaître la capacité juridique et à offrir « des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique, » et ces mesures doivent respecter « les droits, la volonté et les préférences[2] » des personnes concernées. Ce plaidoyer affirme que les régimes de protection nationaux traditionnels, comme la tutelle et la curatelle, doivent être remplacés dans la plupart des pays par des mesures qui respectent les droits, la volonté et les préférences des personnes. Or, lors de la ratification, le Canada a émis une réserve sur ce point et a réitéré devant le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU son intention de maintenir
les mesures substitutives de décision, comme la tutelle ou la curatelle, dans les circonstances qu’il juge appropriées dans le cadre légal.
Par ailleurs, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar, a fait des remarques importantes sur l’état des droits au Canada en 2017 (Organisation des Nation Unies, 2017). D’une part, elle voyait d’un bon oeil les mesures prises par certaines provinces canadiennes, par exemple leur abandon du placement en institution et le fait que l’Ontario ait en 2009 fermé sa dernière institution pour les personnes ayant une déficience intellectuelle. D’autre part, elle faisait remarquer qu’au Québec, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et sur les Territoires, les pratiques n’avaient guère changé. Ce conflit entre les orientations nationales et celles de la Convention montre à quel point le Canada est réticent à changer ses pratiques. Le modèle d’hébergement institutionnel est de plus en plus contesté par les groupes de personnes vivant des situations de handicap comme en témoignent la lutte de Jonathan Marchand et le projet pilote de la coop ASSIST au Québec, qui visent à offrir une alternative à l’institutionnalisation par un soutien à domicile suffisant pour que les personnes ne se retrouvent pas en institution.
Il demeure donc aux comités de la CDPH de plaider en faveur d’une réforme ou d’inciter les décideuses et décideurs à modifier leurs positions. Ces deux exemples montrent dans quelle mesure les pratiques qui paraissent naturelles dans notre environnement légal, politique et institutionnel peuvent être contestées à la lumière du paradigme de la Convention. Dans le cadre du rapport parallèle, les groupes et les organisations ont la possibilité de créer ces leviers politiques et de s’en servir pour favoriser le plein exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap au pays.
Au Canada, certains droits de la Convention sont de compétence fédérale, mais beaucoup sont de compétence provinciale ou territoriale. Il en résulte une gamme inégale d’offre de services, de mesures de soutien, de programmes, de politiques, et de lois applicables aux personnes handicapées.
Au Canada, le potentiel d’influence de la CDPH passe par un effort de coordination de l’État fédéral et des provinces et territoires. Il est donc nécessaire de se doter d’un plan complet, harmonisé entre les paliers de gouvernement pour s’assurer que la CDPH soit pleinement mise en oeuvre. Les groupes de la société civile peuvent exercer une pression supplémentaire et assurer la conformité aux principes de la Convention par ce rapport alternatif, en demandant des changements nécessaires
aux processus nationaux et ainsi influencer les développements légaux et normatifs, ainsi que le déploiement de programmes et mesures. Bien entendu, c’est sur une base volontaire que s’engagent les groupes de personnes vivant des situations de handicap dans la tâche de produire un rapport parallèle en relevant les lacunes de l’application de la Convention et en fournissant des données et des propositions liées à leur champ d’expertise. Cet engagement relève à la fois d’une volonté d’assurer la pleine participation sociale et le plein exercice des droits citoyens des personnes vivant des situations de handicap au Canada.
Les activités entourant le rapport parallèle au Québec
Une première rencontre virtuelle a eu lieu pour les organismes du Québec le 7 avril 2021. Nous avons pu y observer la participation de plus de 50 organisations ; les grandes lignes de la Convention et du processus y ont été présentées par un panel composé de Patrick Fougeyrollas, anthropologue spécialisé dans le champ des études sociales sur le handicap, Arbi Chouik, chercheur en apprentissage automatique au Département des systèmes d’information organisationnels de l’Université Laval, ayant participé au rapport parallèle de la Tunisie, Melanie Benard, avocate et consultante spécialisée en droit du handicap, Kerri Joffe, avocate chez ARCH Disability Law Centre, ayant participé aux étapes antérieures de l’examen, et Yan Grenier, post doctorant au Centre de recherches sur le handicap de l’Université de New York.
La seconde rencontre est prévue le 12 mai 2021 et il y sera question de l’opérationnalisation du travail à réaliser dans la rédaction du rapport. Le panel sera composé entre autres de Gerard Quinn, rapporteur spécial du Conseil des droits humains et professeur en droit à l’Université de Leeds, et de Keiko Shikako-Thomas, professeur à McGill en pédiatrie, qui a participé au premier rapport alternatif canadien sur la question des enfants vivant des situations de handicap. Au cours de l’année à venir, plusieurs rencontres et comités de travail virtuels sont à prévoir. Les groupes qui représentent les personnes vivant des situations de handicap sont invités à y participer afin d’y faire valoir leur point de vue et de s’approprier le processus comme levier politique pour leurs propres revendications. Par souci d’accessibilité, ces activités sont offertes avec des transcriptions textuelles et orales en français et en anglais, ainsi qu’en LSQ et en ASL.
En raison de la COVID-19, l’ONU a annulé un certain nombre de réunions et la 23e session du Comité des droits des personnes handicapées. Nous ne savons pas encore comment cela affectera le calendrier du deuxième examen du Canada par le Comité. Ce retard nous offre toutefois une fenêtre temporelle plus large et la possibilité de rejoindre un plus grand nombre d’organisations et de travailler en profondeur les sujets qui seront soulevés lors des travaux et ainsi fournir un rapport parallèle solide, favorisant la pleine participation des personnes vivant des situations de handicap et l’exercice de leurs droits.
[1] List of issues prior to reporting.
[2] Organisation des Nations Unies, 2006.