(Re)construire l’édifice des droits humains

Cette année marque le 50e anniversaire de l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Adoptée en 1975, cette loi fondamentale a profondément marqué l’histoire des luttes pour l’égalité, la justice sociale et les droits humains au Québec. Inspirée des grands textes du droit international des droits humains, la Charte québécoise exige d’être promue et reconsidérée tant par les parlementaires que par la population.

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Droits et libertés, printemps / été 2025

(Re)construire l’édifice des droits humains

 Paul-Etienne Rainville, responsable de dossiers politiques à la Ligue des droits et libertés

En février 1949, lors de la grève de l’amiante à Asbestos, les travailleurs de la minière Johns-Manville décident de loger une plainte directement à l’Organisation des Nations unies (ONU) pour violation de droits humains. C’est la toute première fois dans l’histoire du Québec qu’un groupe mobilise la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), adoptée trois mois plus tôt, pour dénoncer les violations de droits qui ont cours au Québec. Ces travailleurs syndiqués – membres de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (ancêtre de la CSN) – dénoncent le déni du droit de grève et les arrestations abusives, les violences et les abus commis par la police provinciale. Dans son plaidoyer, un travailleur fait état des « coups de poings et de garcettes » et des actes de « tortures » infligés par les forces policières. Treize de ses collègues dénoncent les injures, les menaces et les abus physiques qu’ils ont subis dans les « chambres de torture » de la Johns- Manville. Tout au long des années 1950, les syndicats mobiliseront les instances onusiennes dans le cadre de plusieurs grèves, dont celles de Louiseville (1952) et de Murdochville (1957), où des travailleurs sont arrêtés, emprisonnés, blessés, voire tués aux mains des forces de l’ordre.

Dans le Québec de la Grande Noirceur, avant l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne, les appels à l’ONU et à la DUDH deviennent un instrument de résistance, de contestation et de mobilisation pour plusieurs groupes de la société civile, dans un contexte où le gouvernement de l’Union nationale multiplie les mesures autoritaires, répressives et liberticides contre les individus et les groupes qui manifestent leur opposition au régime. En pleine guerre froide, Duplessis utilise la loi du cadenas (1937-1957) pour emprisonner, cadenasser la propriété, mettre à l’amende ou emprisonner celles et ceux qu’il qualifie arbitrairement de communistes ou de bolchévistes. En tant que premier ministre et procureur général de la province, il multiplie les attaques envers les droits de certaines minorités religieuses non- catholiques, dont les Baptistes, les Juifs et, surtout, les Témoins de Jéhovah auxquels il livre une véritable guerre sans merci. Comme le fait le gouvernement Legault encore aujourd’hui, Duplessis justifie ses mesures attentatoires aux droits humains en s’appuyant sur le principe de la suprématie du parlement, sur la légitimité de sa majorité démocratique, sur la défense des valeurs québécoises (catholiques) et sur une fausse opposition entre les droits collectifs des Canadiens français et les droits de ces minorités qu’il considère comme « subversives ».

En ce 50e anniversaire de la Charte québécoise, il est crucial de se rappeler cette période, pas si lointaine, où il n’existait au Québec virtuellement aucun garde-fou pour protéger les droits humains contre les agissements d’un gouvernement autoritaire et hostile à la dissidence, aux minorités et aux droits humains.

Une révolution pas si tranquille…

La Révolution tranquille entraîne plusieurs avancées majeures en matière de droits humains. Il faut dire qu’au début des années 1960, il reste énormément de chemin à parcourir pour assurer le respect et la protection de ces droits au Québec. Pour ne donner que quelques exemples, notons que l’acte homosexuel est criminalisé, avec tout ce que cela implique de surveillance, de profilage, d’intimidation et de répression. Sous la tutelle de leur mari, les femmes mariées sont considérées comme mineures : elles n’ont pas le droit de signer de contrat ou d’intenter une action en justice. L’avortement est inscrit au Code criminel et la peine de mort est toujours en vigueur. Le Bureau de la censure, dominé par le clergé, exerce son contrôle sur l’enseignement, la littérature, le cinéma, le théâtre et les productions culturelles. Les droits économiques et sociaux sont fragilisés de toutes parts, alors que l’État social se résume à des prestations discrétionnaires et de dernier recours pour les « pauvres méritants ». En ce début de la Révolution tranquille, le Québec est l’une des dernières provinces au Canada où il est encore parfaitement légal de discriminer une personne sur la base de sa race, de son sexe ou de sa religion dans les domaines du travail, du logement et de l’accès aux lieux publics. Dans le contexte des importantes agitations sociales de l’époque, plusieurs manifestations sont violemment réprimées par les forces de l’ordre ; que l’on pense au samedi de la matraque lors de la visite de la Reine en 1964 ou encore au lundi de la matraque lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste de 1968.

Ainsi, malgré les avancées de la Révolution tranquille, le Québec d’avant la Charte québécoise reste un endroit où il est risqué de contester l’ordre établi, de défendre ses droits, de revendiquer des changements sociaux et d’appartenir à des groupes minoritaires ou marginalisés1.

Aux lendemains de la Crise d’octobre en 1970, où près de 500 personnes sont emprisonnées, et de la grève du Front commun de 1972, qui culmine avec l’emprisonnement des trois principaux chefs syndicaux de la province, il devient plus évident que jamais qu’un État de droit digne de ce nom doit protéger les droits de l’ensemble des personnes, indépendamment de leur origine, de leur sexe, de leur statut social, de leur religion, de la couleur de leur peau ou de leurs opinions politiques.

Vers la Charte québécoise de 1975

L’adoption de la DUDH, le 10 décembre 1948, marque la naissance d’un mouvement pour la défense des droits humains au Québec, qui marquera de son empreinte les décennies à venir. Plusieurs groupes et organisations au Québec uniront leurs efforts pour réclamer l’adoption d’une charte des droits, inspirée de la DUDH. C’est le cas notamment des Comités ouvriers des droits de l’homme créés à la fin des années 1940 pour lutter contre la discrimination raciale et religieuse. Des associations des communautés noires (Negro Citizenship Association) et juives (Congrès juif canadien, Comité ouvrier juif) mènent aussi des campagnes pour que le Québec et le Canada se dotent de chartes et de lois antidiscrimination. Des associations étudiantes et des organisations féministes font de même, tout comme plusieurs groupes d’intellectuel-le-s et de militant-e-s des franges libérale, catholique de gauche, réformiste et sociale-démocrate.

Jusqu’à la mort de Duplessis, en septembre 1959, leurs demandes restent toutefois lettre morte! Ce dernier leur répond que le Québec est l’endroit où les minorités sont les mieux traitées au Canada, que les devoirs et les droits collectifs doivent primer sur les droits individuels, que les droits de l’homme sont hérités de la sanglante Révolution française et qu’ils trouvent leur formulation la plus achevée dans l’Évangile!

Le contexte agité des années 1960 galvanise le mouvement pour l’adoption d’une charte au Québec. Des groupes nationalistes, syndicaux et radicaux, portés notamment par l’idéologie du socialisme de décolonisation, réclament une charte provinciale à la fois pour se protéger de la répression politique et pour affirmer le droit du Québec à l’autodétermination. Des associations étudiantes mettent sur pied des comités des droits de l’homme pour dénoncer les brutalités policières commises lors des manifestations organisées par la jeunesse, notamment montréalaise. Les communautés autochtones du Québec font des représentations à l’ONU pour défendre leur droit à l’autodétermination. Des organisations féministes et des groupes ethniques et racisés luttent contre la discrimination en se réclamant des principes du droit international des droits humains. Fondée en 1963 par des militant-e-s qui ont fait leurs premières armes contre Duplessis, la Ligue des droits de l’homme (LDH)2 fera de l’adoption d’une charte provinciale l’un de ses principaux chevaux de bataille, et fera des pressions soutenues en ce sens auprès du gouvernement provincial dans les années qui suivront.

Tous ces groupes ont en commun d’avoir été, à un moment où l’autre de leur histoire, victime d’entorses à leurs droits et d’avoir ainsi compris la nécessité d’assurer le respect des droits de toutes et tous, sans discrimination, et de protéger un socle de droits contre les dérives potentielles des gouvernements. Et plusieurs voient en cette période d’intense réformisme une occasion de construire un État qui s’appuie sur les principes inscrits en 1948 dans la DUDH, puis dans les deux pactes internationaux3 de 1966.

Aux lendemains de la Crise d’octobre en 1970, où près de 500 personnes sont emprisonnées, et de la grève du Front commun de 1972, qui culmine avec l’emprisonnement des trois principaux chefs syndicaux de la province, il devient plus évident que jamais qu’un État de droit digne de ce nom doit protéger les droits de l’ensemble des personnes, indépendamment de leur origine, de leur sexe, de leur statut social, de leur religion, de la couleur de leur peau ou de leurs opinions politiques.

C’est dans ce contexte que la LDH lance, en 1973, une vaste campagne pour réclamer l’adoption d’une charte des droits. Son projet de charte « à partir des citoyens » est distribué à 500 000 exemplaires, et sera largement débattu dans les médias et plusieurs organisations de la société civile. La LDH interpelle plus d’une centaine de groupes pour avoir leur avis sur son projet et connaître leurs préoccupations au sujet des violations de droits humains qui ont cours dans leurs milieux. Des centaines d’organisations répondent à l’appel! Tous, sauf le Conseil du patronat, adhèrent au projet de charte proposé par la LDH.

Et si la Charte québécoise est encore à ce jour considérée comme un « document unique dans l’histoire législative canadienne », c’est parce qu’elle est le résultat de ces luttes historiques pour la liberté, l’égalité et la justice sociale, […]

 C’est dans la foulée de cette campagne que le gouvernement libéral dépose, le 29 octobre 1974, le projet de loi no 50 – Loi concernant les droits et libertés de la personne et que, la Charte des droits et libertés de la personne sera adoptée à l’unanimité en juin 1975. Le ministre de la Justice de l’époque, Jérôme Choquette, souligne alors que cette Charte est l’incarnation des valeurs de la société québécoise. De fait, elle apparaît comme l’aboutissement de nombreuses années de luttes et de mobilisations d’actrices et d’acteurs de tous les secteurs de la société civile. Elle incarne la transformation profonde de la culture des droits humains qui s’est opérée au Québec depuis l’adoption de la DUDH. Et si la Charte québécoise est encore à ce jour considérée comme un « document unique dans l’histoire législative canadienne », c’est parce qu’elle est le résultat de ces luttes historiques pour la liberté, l’égalité et la justice sociale, mais aussi parce qu’elle est l’un des documents (quasi)constitutionnel les mieux arrimés au droit international des droits humains.

Un demi-siècle plus tard…

La Charte québécoise a permis des avancées majeures, dont témoignent plusieurs articles dans ce dossier de Droits et libertés. Elle a contribué à l’avancement des droits des femmes, à l’inclusion des personnes en situation de handicap, à la lutte contre la discrimination des personnes LGBTQ+, à protéger les enfants et les personnes âgées contre l’exploitation, à combattre le racisme systémique, le profilage et la discrimination raciale, à protéger les libertés civiles et bien d’autres choses encore.

Ce dossier ouvre une réflexion sur l’impact de la Charte québécoise sur l’évolution de la société québécoise depuis les 50 dernières années. Il propose une première section qui traite de ces avancées : celles de la Charte québécoise elle-même, mais aussi le rôle joué par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et le Tribunal des droits de la personne dans sa mise en œuvre depuis leur création, en 1976 et 1990. La seconde partie donne la voix à des organismes communautaires et de défense collective des droits impliqués au quotidien dans la défense des droits humains. Elle expose leur vision de la Charte québécoise, de son utilité et de ses limites, et du cadre de référence des droits humains. Tout en célébrant les avancées permises par la Charte québécoise, ces groupes apportent des perspectives parfois critiques sur ses limites et sur la manière dont elle pourrait être renforcée pour défendre les droits de toutes et tous. En mettant en lumière l’interdépendance des droits, cette section est avant tout un appel à considérer l’interdépendance de nos luttes. Car si les droits humains sont aujourd’hui au fondement de notre État de droit, ils demeurent fragiles. Et leur histoire, comme leur devenir, reste tributaire de nos luttes, de nos mobilisations et de nos solidarités.


  1. Lucie Laurin, Des luttes et des Antécédents et histoire de la Ligue des droits de l’homme de 1936 à 1975, Montréal, Éditions du Méridien, 1985; Paul-Etienne Rainville, De l’universel au particulier : les luttes en faveur des droits humains au Québec, de l’après-guerre à la Révolution tranquille. Thèse (Histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2008.
  2. En 1978, la Ligue des droits de l’homme change de nom pour la Ligue des droits et libertés.
  3. Pacte international relatif aux droits civils et politiques et Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et