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Raymond Legault,
militant anti-guerre et porte-parole du Collectif Échec à la guerre
L’auteur s’exprime ici à titre personnel.
La conscience de l’urgence climatique s’est accrue considérablement au cours des dernières années, comme en témoignent les grands mouvements de protestation locaux et internationaux à cet égard. Mais un autre constat tarde à s’imposer avec la même acuité : la nécessité d’en finir avec la guerre et le militarisme, qui font toujours planer le spectre de notre annihilation nucléaire.
Le 23 janvier 2020, en raison des deux menaces existentielles pour l’humanité – guerre nucléaire et changements climatiques – et des tendances dysfonctionnelles des gouvernements mondiaux face à ces menaces, le Bulletin des scientifiques atomiques annonçait qu’il avançait son « horloge de l’apocalypse » à 100 secondes avant minuit, pour illustrer « la situation la plus dangereuse que l’humanité ait jamais affrontée »[1].
Les armes nucléaires : une menace extrême et immédiate
Le 6 août 1945, la première bombe atomique larguée sur une ville, Hiroshima, a fait 75 000 morts sur le coup, 50 000 de plus dans les semaines suivantes et des dizaines de milliers d’autres par la suite. En 2018, les neuf pays détenteurs d’armes nucléaires dans le monde possédaient un total de 13 865 ogives, dont plus de 90 % détenues par les États-Unis et la Russie. Ces armes ont généralement une puissance de 100 à 1 000 fois supérieure à celle d’Hiroshima.
Cela fait maintenant une soixantaine d’années que la puissance destructrice des arsenaux nucléaires pourrait anéantir non seulement l’humanité entière, mais une grande partie des espèces animales et végétales. Mais la conscience de l’ampleur de cette catastrophe en attente ne s’est imposée que depuis les années 1980. On a alors réalisé que, même si les impacts immédiatement destructeurs d’une guerre nucléaire affecteraient principalement l’hémisphère nord de la planète, ces explosions immenses soulèveraient assez de poussière, de suie et de cendres dans la stratosphère pour engendrer un hiver nucléaire, compromettant les récoltes et entraînant le reste de l’humanité dans la famine.
Selon le Bulletin des scientifiques atomiques, ce péril est maintenant plus imminent, notamment parce que « les balises du contrôle des armements qui ont aidé à prévenir une catastrophe nucléaire durant le dernier demi-siècle sont en train d’être systématiquement démantelées »[2]. Les É.-U. et la Russie n’ont pas renouvelé le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), échu depuis le 2 août 2019. De plus, les É.-U. indiquent qu’ils ne renouvelleront pas le traité New Start de réduction des armes nucléaires stratégiques qui expire en février 2021. Et alors que le 7 juillet 2017, la communauté internationale a adopté le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, par 122 pays sur 192, toutes les puissances nucléaires, à la suite des É.-U., se sont plutôt engagées dans des programmes de modernisation de leurs armes nucléaires et de leurs vecteurs de lancement. Dans tout cela, le Canada a joué un rôle néfaste, faisant partie des 28 pays de l’OTAN (sur 29) qui ont boycotté tout le processus d’élaboration et d’adoption du traité.
Le Bulletin des scientifiques atomiques considère aussi comme facteur aggravant des menaces nucléaires et climatiques le fait que plusieurs gouvernements sont engagés dans des campagnes de cyberdésinformation pour semer la méfiance envers la science et envers les accords et les systèmes de vérification internationaux qui visent à promouvoir la sécurité nucléaire et à répondre à l’urgence climatique.
Les mouvements qui se mobilisent à travers le monde pour exiger des gouvernements les transformations radicales que requiert l’urgence climatique doivent aussi prendre la pleine mesure de l’urgence nucléaire et y exiger une réponse tout aussi pressante. Qui plus est, les guerres et le militarisme contribuent significativement au réchauffement climatique et à la destruction environnementale.
Guerres et militarisme : fléaux pour les humains et pour l’environnement
La guerre est la pire des activités humaines par tout ce qu’elle inflige immédiatement : les morts, les mutilations, les viols, les traumatismes, la destruction des habitats et des infrastructures vitales, les déplacements massifs de population, etc. Mais les guerres ont également des impacts destructeurs sur la nature et ses écosystèmes. Parmi tant d’autres exemples, on n’a qu’à penser à l’usage massif de défoliants au cours de la guerre du Viêt Nam ou à la mort de la moitié des dattiers de l’Irak, premier producteur mondial à l’époque, au cours de la Guerre du Golfe de 1991.
Outre les guerres comme telles, les bases et les sites d’entraînement militaire, partout dans le monde, génèrent beaucoup de déchets dangereux qui contaminent les sols et les nappes phréatiques. Aux É.-U., l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a dressé une liste de plusieurs centaines de sites pollués par des substances toxiques exigeant des opérations de décontamination à long terme. Les trois-quarts de ces sites sont des installations militaires abandonnées.
Impact des guerres et du militarisme sur le réchauffement climatique
L’armée des É.-U., avec ses énormes besoins en carburant pour les guerres qu’elle mène et les opérations de ses quelque 800 bases militaires, est l’institution qui produit le plus de gaz à effet de serre (GES) dans le monde. Selon une étude de Neta Crawford du Costs of War Project, de 2010 à 2018, le Département de la défense des É.U. a produit une moyenne annuelle de 66 millions de tonnes métriques de GES. Ces émissions sont bien supérieures aux émissions totales de la Suède (50,8), de la Finlande (46,8) ou du Danemark (33,5) en 2017. Cela ne représente qu’un faible pourcentage des émissions totales des É.U. Mais à cela, il faut ajouter les émissions des industries militaires aux É.U., estimées à environ 15 % du total des émissions industrielles du pays.
Pour connaître l’empreinte carbone réelle des guerres et du militarisme, il faudrait inclure les émissions des autres armées et des autres industries militaires dans le monde. Il faudrait aussi inclure les émissions des incendies résultant du ciblage des puits, des raffineries et des convois de ravitaillement en carburant, une pratique courante dans les guerres. À titre d’exemple, lorsque l’armée irakienne s’est retirée du Koweït en 1991, elle y a incendié 732 puits de pétrole. En avril et mai de cette année-là, ces incendies représentaient 2 % de toutes les émissions mondiales provenant des énergies fossiles et de la biomasse. Il faudrait aussi ajouter les émissions liées à la reconstruction des infrastructures détruites ou endommagées dans toutes les guerres. La seule production du ciment nécessaire représente déjà des émissions considérables. On n’a qu’à penser que la cimenterie McInnis est le plus grand émetteur industriel de GES au Québec.
Finalement, il faut savoir que les émissions militaires de GES sont généralement exemptes des cibles de réduction des pays, comme c’est le cas au Canada.
Pour la survie de l’humanité : combattre aussi le militarisme
Le succès de la lutte pour une humanité carboneutre exige de faire prévaloir la collaboration plutôt que la compétition, l’entraide plutôt que la rivalité, la science et les faits plutôt que la propagande et les préjugés et, de toute évidence, la paix plutôt que la guerre.
À l’heure où les É.U. jouent de plus en plus la carte de l’ingérence, de l’intimidation et de l’agression militaires pour tenter de maintenir leur hégémonie dans le monde, où les tensions croissent avec la Chine et la Russie, où les divisions s’approfondissent au sein de plusieurs pays avec la montée ou l’accession au pouvoir de l’extrême droite, le danger de nouvelles guerres encore plus destructrices grandit. Et avec lui, le risque d’une conflagration nucléaire.
On ne peut pas mener le combat pour le climat et la survie de l’humanité en faisant abstraction de ces réalités. L’objectif d’abolir les armes nucléaires – et les complexes militaro-industriels dont elles sont la création ultime – doit faire partie intégrante de la signification du slogan « Changeons le système, pas le climat! »
En prime, la réduction drastique des budgets militaires dans tous les pays dégagerait des sommes considérables pour contrer le réchauffement climatique et ses effets.
[1] John Mecklin, Plus près que jamais : on en est à 100 secondes avant minuit, Déclaration de 2020 concernant l’horloge de l’apocalypse, Conseil de la science et de la sécurité du Bulletin of the Atomic Scientists, 23 janvier 2020 (notre traduction).