Une écologie décoloniale : penser différemment le défi écologique

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Alexandra Pierre,
1ere vice-présidente de la LDL et militante féministe

De quoi pourrait avoir l’air une écologie décoloniale, c’est-à-dire une écologie qui prend en compte tous les êtres vivants – incluant l’ensemble des humain-e-s et leurs rapports inégalitaires – et les non-vivants présents sur terre? Une écologie au-delà de la doctrine un geste à la fois, mais qui examine les dominations capitalistes, racistes et sexistes qui traversent notre monde postcolonial? Une écologie qui tient simultanément compte de l’impératif de justice (sociale, économique, épistémologique, etc.), de l’impératif environnemental et des inégalités actuelles et historiques qui en créent les contours?

C’est à cette réflexion que nous invite l’ingénieur et philosophe Malcom Ferdinand dans son livre Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen[1]. Ferdinand ancre son analyse dans les Caraïbes parce qu’il est lui-même originaire de la Martinique, mais aussi parce que la région a une histoire singulière : elle est la première touchée par la catastrophe écologique, sociale et politique que représente la colonisation européenne dans les Amériques. Ferdinand souligne ainsi la nécessité et le potentiel incroyable de partir de cette zone géographique précise pour comprendre le présent. Ce faisant, il nous propose un vocabulaire original et dense pour mieux cerner les défis socioécologiques auxquels nous sommes confrontés.

Habiter colonial

Selon Ferdinand, les désastres climatiques et environnementaux auxquels nous sommes confrontés sont liés à une manière violente d’habiter la terre propre à la modernité. Pour la décrire, l’auteur développe le concept d’habiter colonial. Cet habiter prend racine dans la colonisation qui débute dans les Caraïbes, avant de s’étendre à toutes les Amériques puis à la majeure partie de la planète. Les processus politiques et écologiques de cette colonisation instaurent des relations spécifiques entre humain-e-s, avec la terre et avec les non-humains, vivants comme non-vivants.

Cette façon de s’accaparer l’espace refuse la possibilité d’habiter la terre en présence d’un autre – humain-e ou non-humain – qui serait différent de soi. Par exemple, les terres des Caraïbes du 16e siècle n’étant pas occupées par des semblables chrétiens, elles sont considérées comme inhabitées. De même, une terre habitée ne peut être qu’une terre défrichée pour y accueillir une plantation. Les autres modes d’occupation sont invalidés : s’il n’y a pas eu défrichage, c’est que la terre est abandonnée et que personne ne l’occupe, du moins pas de façon civilisée.

L’habiter colonial prend ainsi possession de l’espace en exterminant, soumettant ou expulsant celles et ceux déjà présents. Génocides, vols de terre, instauration de la propriété privée et expulsions violentes sont au cœur de l’instauration de l’habiter colonial, de même que l’exploitation massive d’êtres humains – peuples autochtones/colonisés, esclaves, travailleuses et travailleurs engagés (coolies ou indentured workers, etc.). Le viol des femmes habitant ces territoires conquis ainsi que l’exploitation de leur ventre font aussi partie de l’altéricide propre à l’habiter colonial. Ces autres sont essentiellement considérés comme des ressources, uniquement là pour alimenter le projet colonial. Les nombreuses manières d’habiter la terre et les relations qui en découlent sont ainsi reconfigurées, notamment à travers une organisation sociopolitique binaire et hiérarchique : humains/non humains, homme/femmes, centre/périphérie, blanc-he-s européens/racisés, à préserver/à exploiter, civilisés/primitifs, etc. Malgré que les colonisations européennes aient été plurielles, l’habiter colonial représente une trame de fond commune de leur déroulement.

Ferdinand estime que la plantation de canne à sucre est le premier modèle de l’habiter colonial, son socle. Il y a ses champs et son usine, mais aussi la maison du maître et les cases des esclaves. De même, l’emplacement des routes, des villes, des ports, des chemins de fer, des paroisses, etc. s’établit en fonction de la production et de l’exportation des monocultures. La plantation implique le passage de terres dont la vocation première était de nourrir celles et ceux qui les habitent (agriculture vivrière) à des terres-marchandises dont la fonction est d’enrichir propriétaires et empires coloniaux. La plantation est subordonnée à la métropole; sa dépendance est ontologique.

Ferdinand constate que la fin de l’âge d’or des plantations, l’abolition de l’esclavage ou l’avènement des luttes anticoloniales et des indépendances ne signifient pas la fin de l’habiter colonial, bien au contraire. Le système plantationnaire existe encore parce qu’il s’agit avant tout d’une organisation économique dont le rôle est d’agencer les relations entre la terre, les non-humains et les humain-e-s. Les zones franches, les industries d’exploitation minière ou pétrolière, les étendues infinies de monocultures (soya, palmier à huile, maïs, bananes…) en sont aujourd’hui les dignes héritiers.

Plantationocène

Le régime plantationnaire provoque des destructions environnementales sans précédent que Ferdinand décrit comme une révolution biologique. Par la déforestation massive, le défrichage et la monoculture, il entraîne une perte de biodiversité, un appauvrissement des sols et des écosystèmes déséquilibrés. Simultanément, des mondes physiques, culturels et politiques sont anéantis : périssent ainsi des pratiques agricoles, des cosmologies, des cultures et des économies enracinées dans des habitats et paysages spécifiques.

Le mot plantationocène met l’accent sur le rôle du régime plantationnaire dans l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Elle est une critique du terme anthropocène. Ce dernier désigne l’ère géologique où l’activité humaine a produit des perturbations dans les équilibres physico-chimiques à l’échelle planétaire (l’ère actuelle). Mais Ferdinand estime que le concept d’anthropocène fait fi des rapports de pouvoir en grande partie issus de l’histoire coloniale. L’anthropocène raconte la terre en effaçant une partie marquante de son histoire. Il impute implicitement les mêmes responsabilités à toutes les sociétés humaines et conçoit l’humanité comme apolitique et destructrice par nature. Or, ce sont des êtres humains, politiquement, socialement, culturellement et géographiquement situés, qui sont responsables de ces rapides modifications géologiques et pas l’ensemble de l’humanité.

Écologie maronne

L’écologie maronne est celle des esclaves fugitifs. Dans les Caraïbes et un peu partout dans les Amériques – Guyane, Brésil, Colombie, États-Unis, Guatemala, etc. – des communautés marronnes (grand marronnage) et des individus (petit marronnage) se libèrent de leur condition d’esclave et s’installent dans les montagnes, les forêts, les zones marécageuses ou à l’intérieur des terres. Leur survie dépend à la fois d’une fine connaissance d’un environnement souvent inhospitalier, mais aussi de la manière discrète dont elles et ils doivent l’habiter. Avoir une faible empreinte écologique est la condition même du maintien de leur liberté : tout signe pourrait les trahir et les ramener à la plantation. De même, l’expansion coloniale (déforestation, agrandissement des plantations, arrivée de nouveaux colons …) met en danger la cachette des Marron-ne-s. En plus d’habiter l’inhabitable, elles et ils doivent prendre les armes, faire peur, négocier ou prévenir les conflits pour réduire cette expansion. Protéger la flore-abri, développer une agriculture vivrière en harmonie avec la nature environnante, c’est se protéger soi-même. Ferdinand considère ainsi que les Marron-ne-s sont les premiers écologistes des sociétés créoles.

Le marronnage est à la fois une écologie de résistance et de la résistance par l’écologie. Ferdinand souligne cependant que le monde colonial reste présent, mais les Marron-ne-s prouvent la possibilité d’un autre habiter, avec de nécessaires solidarités et alliances avec celles et ceux restés sur la plantation – pour en faire fuir d’autres, se protéger, vendre leurs produits, se procurer des outils, etc. Le marronnage est à la fois une lutte antiraciste et environnementale. Revisiter cette histoire peut aider à penser la situation contemporaine et la transition vers de nouveaux habiter contemporains.

Double fracture coloniale et environnementale

Avec l’expression double fracture, Ferdinand analyse la séparation artificielle entre l’histoire environnementale et l’histoire coloniale. La difficulté à penser ensemble ces luttes s’illustre par exemple par l’absence de personnes noires/racisées dans les milieux écologiques dominants et dans leur discours ainsi que dans le fait que les mouvements antiracistes/anticoloniaux et les mouvements écologistes/environnementalistes ne se parlent guère. Elle est aussi présente dans l’absurdité de vouloir préserver les espèces animales et la Nature sans celles et ceux qui l’habitent depuis toujours. Ferdinand raconte ainsi l’histoire de Vieques (Porto Rico). Après avoir protesté durant des années contre la pollution et la destruction provoquées par une base d’essais militaires américains, les 142 familles paysannes de l’île sont violemment expulsées des terres dont elles prenaient soin pour faire place à … une réserve naturelle.

Selon Ferdinand, cette double fracture conduit à l’homogénéisation des responsabilités face à la destruction. La façon de problématiser des changements climatiques est un bon exemple : l’enjeu est dépolitisé, résumé à des considérations techniques. GES, variations de climat, disparition des espèces, montée des eaux…, mais peu de choses sont dites sur le fait que ce dérèglement du climat est le produit de dominations qui, par ailleurs, continuent de structurer les solutions face à la crise.

Faire entrer en jeu ces dominations dans la question environnementale, c’est aussi souligner que, contrairement aux discours sur l’environnement ou le climat, les enjeux écologiques sont situés sur des territoires précis où vivent des populations différentes, avec des histoires propres de destruction coloniale et de résistance. Les luttes ne se déclinent pas de la même façon dans une Algérie ou une Polynésie ayant subi les essais nucléaires français, dans les réserves naturelles de Porto Rico, territoire non incorporé des États-Unis (lire colonie), chez les Innus dont le sous-sol est exploité par le Québec et le Canada ou encore dans une Martinique ravagée par l’utilisation massive de chlordécone, pesticide cancérigène utilisé pour faire pousser des bananes destinées aux marchés français et européen.

Conclusion : vers des pratiques concrètes

Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen permet de comprendre l’historicité des dégradations environnementales et de mettre en perspective l’utilisation immodérée de l’expression crise historique. Ferdinand nous fait comprendre que la crise n’est pas d’aujourd’hui pour certains peuples, mais qu’elle dure depuis plus de 500 ans. Ferdinand évoque par exemple les Tainos d’Ayiti (Haïti) qui, à l’arrivée des Européen-ne-s, voient leur monde bouleversé avant qu’il ne disparaisse totalement. De même, les populations noires d’Afrique de l’Ouest sont extraites de leur environnement et transformées en ressource énergétique – qui, selon de nombreux expert-e-s, est comparable à l’importance des énergies fossiles aujourd’hui. Dé-territorialisées, ces personnes mises en esclavage deviennent des corps hors sol, destitués de leur appartenance politique, sociale, culturelle et environnementale. Dans les deux cas, des univers disparaissent.

Ferdinand constate que les récits de fin du monde ne sont donc ni nouveaux ni apolitiques, mais ils ne sont qualifiés de crise historique que lorsque les intérêts et la survie de l’Occident blanc est en péril. Le livre s’ancre aussi dans ce refus des discours, luttes et pratiques écologiques occidentales rendues faussement universelles. Les puissant-e-s n’ont pas du tout la même perspective sur ces terres lointaines et exotiques que celles et ceux qui y vivent. À travers une puissante métaphore autour du bateau négrier où certain-e-s sont prisonniers de la cale et lancés par-dessus bord à la moindre houle, Ferdinand nous prévient des graves violences que pourraient engendrer les solutions imposées, partielles et occidentalo-centrées pour faire face au défi socioécologique actuel.

L’ouvrage de Ferdinand nous laisse cependant sur notre faim quant à la place des femmes par rapport à cette double fracture et dans les différentes luttes abordées. De même, il est avare d’exemples concernant les résistances actuelles. Ferdinand introduit quelques pistes sans aller assez loin. Par exemple, il esquisse une typologie des écologies décoloniales : lutte des peuples autochtones pour leur autodétermination, résistance politique et culturelle des descendant-e-s d’esclaves noirs et des Marron-ne-s, luttes menées par les femmes, particulièrement celles des femmes racisées qui prennent en compte dominations genrées, raciales et environnementales, luttes contre les situations de colonisation environnementale contemporaines. L’auteur aurait gagné à donner plus de détails sur la manière d’articuler ces mouvements et sur les potentiels et les limites de chacun.

Pour une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen est un livre essentiel pour comprendre les défis qui nous attendent. Il introduit des pistes de réflexion fécondes pour aller au-delà de cette double fracture environnementale et coloniale. Dans ce sens, Ferdinand démontre brillamment qu’il est illusoire de vouloir dépasser la fracture humain-e-s/environnement sans toucher aux fractures entre humain-e-s, sans remettre en cause leur asservissement et leur exploitation sur la base de la race, du genre, de la classe, du handicap, etc. Il s’agit de mêmes logiques, de réalités irrémédiablement imbriquées.

 

[1] Ferdinand, Malcom (2019). Une écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Édition du Seuil : Paris. 464 pages – Pour entendre une entrevue de M. Ferdinand accordée au balado Afrotopiques : Penser une écologie décoloniale, une écologie du monde