Violences multiples envers les femmes: introduction au dossier

Dans cette revue, nous présentons notamment des articles sur l’impact des mesures d’austérité sur les femmes, la violence de l’industrie minière, les stéréotypes de genre et l’hypersexualisation, les violences sexuelles dans les conflits armés, la mondialisation du « care » et les féminicides. De plus, nous vous proposons un regard croisé sur « Le droit criminel, la justice transformatrice et la violence faite aux femmes ».

 

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Alexandra Pierre, membre du conseil d’administration et militante féministe
Ligue des droits et libertés

15 ans après la Conférence mondiale sur les femmes de Beijing de l’ONU et la Marche « Du pain et des roses » au Québec, nombreux sont les groupes sociaux, féministes et organisations internationales qui s’entendent sur l’importance des droits humains pour comprendre et combattre les inégalités dont sont victimes les femmes.

Dans le présent numéro, la Ligue des droits et libertés aborde la question des violences faites aux femmes et de leurs impacts sur la réalisation des droits humains.

Après plusieurs années d’action politique, d’éducation populaire et de mobilisation internationale, la compréhension des violences faites aux femmes a grandement évolué. L’article de Lucie Lamarche, Michèle Asselin, et Charlotte Thibault tente de saisir cette évolution qui remplace l’expression « la violence faites aux femmes » par le concept « des » violences – sociale, politique, économique et culturelle.

Ces différentes formes de violence s’attaquent d’abord à l’intégrité physique et morale des femmes. Elles ne sont pas que le fait d’individus isolés et « déviants » mais sont aussi engendrées par les États, les idéologies religieuses ou politiques, le « tout au marché »… EIles prennent racine dans les systèmes de domination que sont le patriarcat, le capitalisme, le racisme, et l’hétérosexisme qui marginalisent les femmes.

L’article de Femmes Autochtones du Québec sur la disparition de femmes autochtones au Canada et Féminicides de Marie France Labrecque établissent un lien étroit entre État et dévalorisation systématique des femmes. Les autorités policières, judiciaires et politiques traitent différemment les femmes, particulièrement les femmes autochtones, ici comme ailleurs. L’indifférence est alimentée par des préjugés racistes et sexistes qui débouchent sur cette violence systémique. Le manque de volonté politique des gouvernements à l’égard des femmes autochtones découle aussi de rapports coloniaux où toutes les vies humaines n’ont pas la même valeur. Ainsi, concernant les femmes, particulièrement les femmes autochtones, impunité et négligence ne sont pas des attitudes exclusives aux gouvernements du Sud.

Le marché n’est pas en reste pour ce qui est de la marchandisation du corps des femmes. L’hypersexualisation des jeunes filles reflète le poids de l’image dans la vie des femmes et la difficulté d’être soi en dehors des stéréotypes sexuels véhiculés dans tous les types de médias. Cette hypersexualisation tente de maintenir les femmes dans un nombre restreint de rôles sociaux axés presque exclusivement sur le corps et la sexualité. L’article de Pascale Parent et Maude Chalvin illustre ce refus de voir les femmes comme des êtres capables d’agir en dehors de leur assignation sexuelle et de son impact sur leur santé physique et mentale.

 Avec son thème « Libérez nos corps et nos territoires », la Marche mondiale des femmes 2015 établit le lien étroit entre l’exploitation du corps des femmes et celle de la nature et de ses ressources. L’article d’Alexa Conradi démontre que le contrôle du corps des femmes est aussi souvent un moyen de contrôler un territoire; de même, l’exploitation d’un territoire a un effet direct sur la vie des femmes : pensons à ses impacts sur la santé des populations et aux soins dispensés par les femmes par la suite, à la prostitution/travail du sexe engendré par l’arrivée massive de travailleurs, etc. Dans la même veine, l’exemple de l’exploitation minière au Congo présenté par Evelyne Jean Bouchard illustre l’impact déstructurant de telles activités sur les sociétés touchées. L’incapacité des États d’assurer la réalisation des droits des femmes, entre autres l’autodétermination face à leur environnement et à leur corps, transparait aussi dans cette analyse. Par ailleurs, comme le démontre l’article de Lina Solano Ortiz, des groupes et des individus résistent à cette double dépossession et les femmes sont évidemment au centre de ces luttes à cause de la place qu’elles occupent dans ces systèmes de marginalisation.

 Ces différentes formes de violences restreignent aussi la participation des femmes à la vie sociale et politique, ainsi que l’accès à une pleine citoyenneté. Elles limitent trop souvent, de manière sournoise et indirecte, la place des femmes en politique et les sujets qu’elles peuvent aborder dans l’espace public. Dans son article, Denyse Côté explique comment l’État contrôle l’espace occupé par les femmes dans la politique en région, mais aussi les conséquences de son désengagement sur la capacité d’agir des femmes sur le développement régional. De même, les politiques d’immigration sexistes et racistes du Canada et du Québec engendrent des violences spécifiques aux femmes dans leur parcours migratoire et les maintiennent dans des statuts précaires. L’article de Rita Acosta démontre bien comment ces politiques freinent l’intégration des femmes immigrantes et compromettent leur sécurité comme leur intégrité physique.

 Enfin, ces violences enferment les femmes dans des rôles sociaux dévalorisés. La division sexuelle du travail et les situations d’exploitation les obligent trop souvent à effectuer des formes de travail précaire, dévalorisé et invisible – dans la sphère « privée ». Adelle Blackett en donne un exemple patent avec le cas des travailleuses domestiques. Malgré leur mobilisation auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT), dans un contexte où ces soins domestiques incombent « naturellement » aux femmes, ces travailleuses, au Québec comme ailleurs, continuent à dispenser des soins à des personnes vulnérables, sans reconnaissance. Le cas des travailleuses domestiques parle ainsi de la difficulté pour les femmes à atteindre l’égalité autant dans la sphère publique – particulièrement lorsqu’elles sont racisées ou à l’intersection de discriminations – que dans la sphère privée et de l’impact de la mondialisation dans le maintien de ces inégalités.

 L’article de Valérie Gilker Létourneau sur l’austérité rappelle que des reculs importants des droits des femmes peuvent aussi se produire au Québec. Comme d’autres l’ont souligné, les politiques qui visent la réduction sans distinction de toutes les fonctions sociales de l’État touchent particulièrement les femmes. Les conditions de vie des femmes ont grandement été améliorées par la mise en place d’un filet social et c’est donc elles qui paient le prix du désengagement de l’État et de l’austérité. Lorsque le système fait défaut, on rappelle généralement les femmes à leur rôle de dispensatrices de soins.

La question de la justice et de l’accès à la justice sont des enjeux cruciaux lorsqu’on parle de violence envers les femmes, comme l’a récemment rappelé le mouvement #agressionsnondénoncées. Dans l’article de Rachel Chagnon, Liliane Côté et Virginie Mikaelian, deux propositions très différentes en matière de justice sont analysées : le droit criminel et la justice transformatrice. Ces deux propositions exposent l’expérience et le sentiment de justice/injustice des femmes victimes d’agressions sexuelles ou de violence conjugale qui empruntent ces deux voies bien différentes. À travers le dialogue des auteures, l’article est l’occasion d’examiner l’apport et les limites de ces formes de justice pour agir sur les violences faites aux femmes.

 Ainsi, une bonne partie de ce numéro sera consacrée à l’analyse de violences concrètes vécues par des femmes particulièrement marginalisées : la disparition des femmes autochtones au Canada, les politiques d’immigration canadiennes, le féminicide dans des pays comme le Mexique, l’exploitation minière au Congo, etc. On y voit bien comment les droits sont interreliés et indivisibles : pour combattre les violences faites aux femmes, on ne peut se limiter à agir sur la violence. On doit aussi mettre en place les mesures nécessaires pour assurer les droits à la santé, à la sécurité, à l’autodétermination, au travail décent, au niveau de vie suffisant, à la participation à la vie politique, etc. Le fonctionnement de l’État et du marché, la justice, les stéréotypes de genre, les inégalités à l’échelle mondiale et nationale sont autant d’éléments qui participent à la violation des droits des femmes. Ainsi, lutter contre les violences faites aux femmes, c’est lutter contre toutes les formes de discrimination, de marginalisation et d’exclusion des femmes : pauvreté, marginalisation politique, racisme, etc.

Un ordre social cohérent avec le plein exercice des droits de toutes et tous est un ordre social qui prend en compte les inégalités dont sont spécifiquement victimes les femmes et les obligations qui en découlent. Pas parce qu’elles auraient des besoins inhérents à la « nature » de leur sexe – gare à l’essentialisation! – mais bien parce qu’elles continuent de vivre des situations socio-historiques différentes de celles des hommes. Il est important d’être vigilant quant à une instrumentalisation des droits qui, sous prétexte de les « protéger », servirait davantage à enfermer les femmes.

 

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