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Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022
Peggie Jérôme, directrice générale de Mino Obigiwasin
Propos recueillis par Rodrigue Turgeon, membre du CA de la Ligue des droits et libertés et Alexandre Carrier, militant au comité droits des peuples autochtones
En 2018, des femmes de la communauté anicinape1 du Lac Simon entament une grève de la faim, exigeant que justice soit rendue à leurs enfants arrachés à leur communauté pour être placés dans des familles d’accueil blanches, perpétuant ainsi une pratique coloniale. L’organisme Mino Obigiwasin, dont il est question ici, est né suite à cette étincelle d’amour.
Les représentant-e-s de la communauté ne tardent pas à répondre à l’appel au changement. La réflexion sur les actions à entreprendre s’élargit vite à mesure que débarquent les renforts des communautés sœurs de Kitcisakik, Pikogan et Long Point. Un constat s’impose : les communautés anicinapek2 sont les mieux placées pour prendre soin de leurs enfants.
En à peine un mois, une première tournée de consultation éclair dans les quatre communautés mentionnées ci-haut est réalisée. Le mouvement, quoique préliminaire, est propulsé par des leaders inspirants qui partagent une vision claire et en phase avec les besoins des leurs. Les quatre conseils de bande ne tardent pas à leur confier un important mandat : jeter les bases d’un système anicinape de protection de la jeunesse, par les Anicinapek, pour les enfants anicinapek.
Conscients que chaque année écoulée sans refonte fondamentale du système administré par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) risque de se solder en enfances déracinées, les leaders ne tiennent rien pour acquis. La course contre la montre continue. Ainsi, quelques mois à peine suffisent pour s’entendre sur le nom de l’organisme (Mino Obigiwasin a été proposé par une Aînée de Pikogan et signifie « bien élever l’enfant »), fonder l’entité juridique, monter une structure organisationnelle, refaire une tournée des communautés et surtout, signer en novembre 2020 une entente avec le Centre intégré de santé et des services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSSAT) en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Quelques semaines plus tard, Mino Obigiwasin assumait la prise en charge de la prestation des premiers services de protection de la jeunesse.
Pour en apprendre davantage sur l’inspirante démarche d’auto-détermination de Mino Obigiwasin et pour mieux apprécier la différence que l’organisation apporte dans la vie des enfants anicinapek, nous avons rencontré sa directrice générale, Peggie Jérôme, le 28 septembre dernier, dans ses bureaux de l’Avenue Centrale, à Val-d’Or.
- Aussi parfois désignée comme algonquine.
- Anicinapek désigne le pluriel d’anicinape.
Ligue des droits et libertés (LDL) : En vos mots, comment exprimez-vous la mission de Mino Obigiwasin?
Peggie Jérôme : Notre mission, c’est d’offrir des services anicinapek de qualité afin d’assurer l’intégrité et l’identité des enfants anicinapek. C’est à notre image et ç’a été pensé par les 27 participant[e]s qui étaient à la consultation initiale. Conserver l’identité anicinape, c’est précieux. Déjà, on perd beaucoup notre langue; c’est dangereux, ça fait peur. Notre prise en charge des services est essentielle. Ensemble, on veut assurer à tous les enfants et à toutes les familles anicinapek un milieu de vie stable, sécuritaire, heureux et enraciné dans la culture anicinape.
LDL : Comment qualifieriez-vous les relations que vous entreteniez au tout début avec le CISSSAT? Sentiez-vous une approche d’ouverture, semblaient-ils douter de votre volonté de prendre en charge ces services si importants?
PJ : Non, au contraire. Le directeur de la protection de la jeunesse à l’époque, Philippe Gagné, nous connaissait un peu. Il avait travaillé en milieu anicinape. On sentait qu’il avait une belle croyance en notre prise en charge, qu’il y croyait. On sentait quand même un peu d’inquiétude, c’est sûr, de peur qu’on se plante. Quand on a commencé la négociation de l’entente, lui et moi, on s’est assis la première journée, pis on s’est dit les choses en pleine face, on a mis cartes sur table. Je lui ai demandé de ne pas nous traiter comme des personnes qui n’ont aucune connaissance, de pas agir comme un colonisateur pendant la négociation. On s’est mis des règles de base avant de commencer, et je pense que ç’a bien parti les négociations. Puis quand Caroline Roy est arrivée au poste de présidente directrice générale du CISSSAT, les choses ont vraiment roulé comme dans du beurre, elle y croyait pis elle voulait que ça marche aussi.
LDL : Pour un observateur extérieur, la création de Mino Obigiwasin s’est effectuée à toute allure. Comment avez- vous vécu ça de l’intérieur, de voir votre projet prendre autant d’expansion et de responsabilités, et faire autant d’embauches en si peu de temps?
PJ : Avec le recul, on voit que notre plan d’action était bien préparé. C’est pas si intimidant, ça va bien, je suis très à l’aise là-dedans. Les communautés autochtones sont habituées à gérer beaucoup de programmes pour leurs membres, comme la santé, l’éducation, les programmes sociaux, les logements et plus encore! On a réussi à bien s’entourer. On n’a pas eu peur de se tromper. On est bien résilients, nous autres, les Autochtones.
LDL : C’est une chose de monter une organisation, mais quelle différence apportez-vous dans la vie des enfants anicinapek?
PJ : Il y a une proximité des communautés avec l’organisation. Notreconseil d’administration est 100% issu des communautés. Par contre, on a eu beau changer la structure, il reste que pour les travailleuses et les travailleurs sur le terrain, on a peu d’Anicinapek. Mais je sens qu’avec notre approche et notre sentiment d’appartenance, les intervenant-e-s et les travailleuses et les travailleurs sociaux sont conscient-e-s du fait que ce sont nos enfants, notre nation. Il n’est plus question d’agir comme des colonisatrices et colonisateurs ou des personnes qui vont être très très très autoritaires. Elles et ils sont dévoués pis je pense qu’elles et ils aiment travailler chez les Autochtones, c’est pour ça qu’elles et ils sont là aussi. Pour les familles d’accueil, c’est plus facile d’en trouver dans les communautés. Et pour les moins chanceux qui ne peuvent vivre dans une famille d’accueil anicinape, on est en mesure d’assurer une sécurisation culturelle et de continuer la relation avec la famille de ces enfants-là. Au final, on reçoit beaucoup moins de plaintes face aux services de protection de la jeunesse depuis qu’on les a pris en charge.
LDL : Nous avons parlé du passé de Mino et de son présent. En regardant devant vous, entrevoyez-vous certains défis?
PJ : Des défis, y’en a toujours eu des défis, à chaque jour… Mais en même temps, les défis, c’est souvent juste des blocages qu’on peut craindre. Quand y’a des blocages, il faut faire un autre chemin. C’est sûr que ce qu’on souhaite pour le futur, c’est rassembler plus de communautés anicinapek pour être plus forts. On veut que ce soit nous autres qui allons gérer nos affaires. On veut que ce soit nos modes de fonctionnement, d’approche, de structure. C’est sûr que c’est juste les services sociaux, mais c’est quand même un bon départ de prise en charge complète, c’est une belle opportunité à saisir.
LDL : En terminant, si vous aviez un souhait à formuler pour les enfants anicinapek, ce serait quoi?
PJ : Qu’est-ce qu’on veut leur léguer, à ces enfants là? Une vie déséquilibrée ou bien une belle vie anicinape? Avec Mino Obigiwasin, on dit qu’on veut bien élever les enfants. C’est le rôle des parents, ça. Mais quand le parent, il va pas bien, c’est la famille qui est là, c’est le village, c’est la communauté. C’est nous, Mino Obigiwasin. Chez les Anicinapek, l’enfant, c’est la priorité numéro un. Sans nos enfants, y’a pas de vie. Mais nos enfants aujourd’hui, malgré tout ce qu’on peut faire, ils ne sont pas autant connectés avec la culture qu’avant. On croise la vie moderne pis la vie occidentale dans nos villages avec l’internet, l’eau courante, la mode, les industries, la consommation… même la bouffe! C’est dur pour eux de pratiquer la tradition. Oui, on y va à la chasse, on y va encore dans la forêt, mais y’en a qui y vont pas du tout. Et c’est ça qui est triste. Je souhaite que les jeunes anicinapek un jour jouent le rôle de protecteur de la nature.