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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Rémy-Paulin Twahirwa, militant abolitionniste et doctorant en sociologie à la London School of Economics
« Europe pushes against me, I push back. » (Selina Thomspon, salt)
« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » (Matthieu, 5 :13)
Le 24 février 2022, la Russie entamait l’invasion de l’Ukraine, une étape que plusieurs avaient prédite, mais dont peu avaient correctement évaluée la proportion et la durée. Ainsi, il est estimé que, depuis le début du conflit, plus de 11 millions de personnes ont fui l’Ukraine[1] ou été forcées de se déplacer à l’intérieur de leur pays faisant du conflit la plus importante crise de refugié-e-s en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Depuis le début de l’invasion, les pays de l’Europe occidentale et leurs alliés ont déployé des efforts pour soutenir et accueillir les réfugié-e-s ukrainien-ne-s. À l’exception du mouvement Réfugiés Bienvenus qui a connu un succès mitigé en Allemagne alors que le pays a accueilli plus de 1.7 millions de demandeurs d’asile[2] entre 2015 et 2017, le vent de solidarité envers les Ukrainien-ne-s est particulièrement surprenant considérant les attitudes et discours anti-réfugiés et anti-(im)migration qui ont dominé l’espace médiatique et la scène politique en Europe depuis la fin des années 1990. Ainsi, au Royaume-Uni où je réside en ce moment, de nombreuses compagnies invitent leurs employé-e-s et/ou client-e-s à faire un don pour soutenir l’Ukraine et les Ukrainien-ne-s. De même, bon nombre de pays soutiennent militairement et économiquement les forces ukrainiennes, notamment par l’accueil de réfugié-e-s et l’adoption de sanctions économiques contre la Russie et ses oligarques.
Force est de constater que le traitement des personnes réfugiées dans la présente crise n’est pas équitable. Ainsi, de nombreuses personnes non-blanches, en particulier celles d’origine africaine[3], les personnes roms[4] et celles du Moyen-Orient[5], ont dénoncé leur traitement en Ukraine et dans les pays voisins. Les témoignages font état de refoulement à la frontière[6], de détention[7] – notamment en Ukraine et en Pologne – d’abus physiques et d’insultes à caractère racial. En somme, ce que le sociologue afro-américain W. E. Du Bois appelait la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue[8] et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte. De fait, en raison des rémanences du colonialisme et de l’impérialisme qui hantent encore nos sociétés, les constructions ontologiques qui structurent encore notre compréhension de l’humain et du non-humain, du vivant, du mort et du vivant-mort, transparaît dans la manière dont le réfugié blanc, qu’il soit Ukrainien ou autre, constitue pour les populations européennes et nord-américaines, le bon réfugié, celui qui, à terme, est accueilli les bras ouverts, celui dont la vie, sans être aisée, demeure envisageable et souhaitée.
Dans l’ombre de ce bon réfugié, nous retrouverons ce que certains ont qualifié de vies jetables[9], à savoir ces hommes et femmes, issues en grande partie d’anciennes colonies et/ou de territoires annexés par les empires européens et américains qui finissent trop souvent sur l’autel du capitalisme dans des emplois jugés tout récemment essentiels, mais dont les conditions de travail demeurent somme toute misérables et indignes. L’indignité, la vie morte, est bien sûr combattue quotidiennement par celles et ceux qui la rejettent en protestant qu’elle n’est pas le seul horizon de leur existence. Or, ce qui importe de mettre de l’avant ici, c’est que cette condition n’est pas le résultat d’une quelconque conspiration, d’un hasard, d’une opération mystique ou magique, ou alors d’une volonté malsaine, mais bien une continuation de la manière dont la Terre a été partagée et les vies humaines, hiérarchisées.
la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte.
Du partage de la Terre et la désignation de l’humain
En ce sens, le double standard dans l’accès au refuge met en lumière deux processus teintés par le colonialisme et l’impérialisme, à savoir le partage de la Terre et la désignation de l’humain. D’une part, le statut de réfugié, dès sa création en 1951, était un dispositif de classification des vies humaines qui excluait sciemment les personnes vivant dans les colonies et les empires. Le gouvernement britannique, par exemple, s’opposait à toute institutionnalisation des droits humains par l’Organisation des Nations Unies qui menacerait ses intérêts coloniaux et impériaux à la fin des années 1940. Ainsi, les diplomates britanniques proposaient une clause coloniale (devenue clause territoriale) permettant d’exclure les sujets (non-blancs) de la Couronne vivant dans une colonie. L’argument étant que les colonies n’étant pas à même de se gouverner elles-mêmes nécessitaient encore de la protection de l’Empire et que celui-ci assurerait leur bien-être.
Le droit à l’asile, dès lors, était réellement destiné qu’à préserver la conscience des puissances européennes face à ce qu’Aimé Césaire appelait, dans son Discours sur le colonialisme, le « crime contre l’homme blanc » qu’était l’hitlérisme et la solution finale, c’est-à-dire « d’avoir appliqué à l’Europe les procédés colonialistes et dont ne se relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ». Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain. Entre le début de la marchandisation et l’exploitation du corps indigène en Afrique, dans les Amériques et en Asie et le processus de décolonisation entamée après la Deuxième guerre mondiale, la désignation de l’humain est donc effectivement liée à la déshumanisation du colonisé.
D’autre part, la gestion – dans le langage des bureaucrates néolibéraux – des réfugiés non-blancs issus de l’Ukraine met en évidence la manière dont la Terre a été partagée par les grandes puissances : c’est-à-dire qu’il trouve sa racine dans la frontière. Les êtres, la matière animale et végétale, la surface de la Terre comme son ventre, les eaux et l’atmosphère, tout est soumise à la ligne frontalière qui catégorise les appartenances culturelles et nationales, qui octroie les droits d’extraction, de commercialisation, de transformation et d’exploitation du vivant comme du non-vivant. L’espèce humaine, elle-même, a été soumise aux cartes et à la géographie du Colon[10]. Celui-ci fit du monde un monde de nations, de cultures, de peuples, définitivement fixés à un territoire, à un espace, une cage dont les barreaux étranglent en ce moment celles et ceux dont l’unique crime est d’être nés du mauvais côté de la frontière. Les cris, les sifflements et les grincements qui hantent nos nuits dans nos forteresse-nations, n’est nul autre celui des hommes, femmes et enfants qui rongent les fers de la frontière et contestent l’assignation à résidence.
Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain.
Le surgissement des Monstres
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. », écrivait Antonio Gramsci dans Les Cahiers de prison. Or, nous voilà à nouveau (ou toujours ?) dans ce clair-obscur où les Monstres établissent leur règne funeste et sanglant. L’ordre crépusculaire du Monde s’établit avec l’érection de murs, la construction et le placement de machines à vagues[11] et l’envoi de bateaux militaires dans la fosse commune qu’est la Méditerranée pour repousser les personnes exilées, l’achat et le déploiement de technologies de traç[qu]age, bref le renforcement du fantasme sécuritaire[12]. À terme, il nous faudra bien atteindre ce qu’Octavia Butler appelle dans sa dystopie La Parabole du Semeur et La Parabole des Talents l’« âge adulte de notre espèce ». La crise ukrainienne se présente donc comme une occasion pour restructurer notre planète à partir de valeurs et de principes qui assurent à tou-te-s une vie digne d’être vécue où toutes les vies comptent réellement. Pour ce faire, il est urgent de redéfinir l’humain et ses droits pour que ces derniers ne soient pas dictés par l’appartenance à une nation, à un statut de citoyenneté ou à un territoire. Le clair-obscur n’a d’entreprise que parce qu’il précède le jour ; lutter pour faire jaillir la lumière et la vie n’a de prix que nos chaînes.
[1] En ligne : https://www.bbc.co.uk/news/world-60555472
[2] En ligne : https://www.unhcr.org/5ee200e37
[3] En ligne : https://www.nytimes.com/2022/03/01/world/europe/ukraine-refugee-discrimination.html
[4] En ligne : https://www.aljazeera.com/news/2022/3/7/ukraines-roma-refugees-recount-discrimination-on-route-to-safety
[5] En ligne : https://www.reuters.com/world/arab-refugees-see-double-standards-europes-embrace-ukrainians-2022-03-02/
[6] En ligne : https://www.irishtimes.com/news/world/africa/africans-trying-to-flee-ukraine-complain-of-being-blocked-and-of-racist-treatment-1.4813571
[7] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/world/europe/ukraine-refugees-detention-international-students-b2041310.html
[8] Sur ce thème, voir Judith Butler. Vie précaire: les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Ed. Amsterdam, 2005.
[9] En ligne : https://www.historiesofviolence.com/disposablelife
[10] En ligne : https://revueliberte.ca/article/1645/au-sortir-de-la-matrice-crepusculaire
[11] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/english-channel-crossings-wave-machine-island-b1765077.html
[12] En ligne : https://liguedesdroits.ca/carnet-abolir-frontieres-fantasme-securitaire/