Le premier carnet d’une série de trois, rédigés par Rémy-Paulin Twahirwa, membre de Solidarité sans frontières et candidat au doctorat en sociologie à la London School of Economics and Political Science
Alors que plusieurs centaines de personnes à statut précaire et leurs allié-e-s ont entamé une semaine d’actions — incluant deux manifestations, l’une à Montréal et l’autre à Ottawa, — afin de demander au gouvernement fédéral de mettre en place un programme de régularisation complet et continu pour toutes les personnes migrantes avec un statut précaire, nous sommes confronté-e-s encore une fois à la question des frontières. Quelles sont leurs raisons d’être dans un monde dit mondialisé, c’est-à-dire traversé par le capital et régi par la mobilité des biens et des ressources d’une partie du monde vers l’autre ? Et, plus important, pourquoi certaines voix appellent-elles à leur maintien, voire à l’exacerbation de leurs pouvoirs d’exclusion et de catégorisation à travers des discours et politiques nativistes[1] ? Et, à l’inverse, pourquoi d’autres les contestent-elles en réclamant leur abolition ?
Le fantasme sécuritaire
L’un des arguments en faveur d’une (sur-)frontiérisation du monde — à savoir non seulement dessiner des lignes traversant champs, forêts, lacs, vallées et autres lieux où se développe la vie biologique, mais aussi édifier des murs barbelés, déployer des forces paramilitaires et policières sur terre, en mer et dans les airs, intégrer des technologies de reconnaissance, et surveiller et contrôler des corps —, c’est que tout cela assurerait la sécurité des États et de leur population contre une « invasion » de « criminel-le-s », de « violeur-se-s », de « terroristes » et d’individus menaçant leurs valeurs et culture.
Finalement, la pandémie de COVID-19 a bien mis à nu les dépendances des économies et des sociétés capitalistes envers cette classe ouvrière reléguée aux emplois et secteurs délaissés par la main-d’œuvre native. Il n’est pas question ici de soutenir le discours qui considère les « immigrant-e-s » uniquement du point de vue de leur apport à l’économie, mais il est important de souligner l’incapacité de cette droite nativiste à répondre à la question que posent plusieurs personnes sans statut : « Si vous nous renvoyez, qui prendra soin de vos grands-parents, nettoiera vos bureaux, hôtels et salles de cours, récoltera vos fruits et légumes ou alors assemblera et livrera vos colis ? » C’est pourquoi, dans le contexte de la pandémie, les activistes abolitionnistes ont farouchement critiqué la construction dans l’espace public de « travailleurs et travailleuses » qui seraient essentiel-le-s et donc dignes de voir leur statut régularisé.
Pour reprendre Mamadou, un membre sans statut de Solidarité sans frontières : « Les personnes sans statut et les personnes demanderesses d’asile n’ont pas attendu la COVID-19 pour être des travailleurs et des travailleuses essentiel-le-s. On était essentiel-le-s hier. On est essentiel-le-s aujourd’hui. »
Bien que sommaire, cette vue d’ensemble de l’argumentaire sécuritaire montre aussi les limites et les zones d’ombre du projet politique des chantres de la « démigration » ou la « remigration », c’est-à-dire le renvoi de tout ce « surplus humain » qui menace la sécurité, la tradition, la culture et les valeurs de la nation.
[1] De Genova, Nicholas. “The ‘Native’s Point of View’ in the Anthropology of Migration.” Anthropological Theory, vol. 16, no. 2–3, Sept. 2016, pp. 227–240, doi:10.1177/1463499616652513.
[6] Il est en effet crucial d’observer que les politiques d’immigration ont d’abord été développées pour protéger la « blancheur » des colonies de peuplement comme le Canada et l’Australie. À ce propos, penser par exemple à la politique de l’Australie blanche (« White Australia Policy ») officiellement en vigueur entre 1901 et 1973. Sur le sujet, lire Mayblin, Lucy et Turner, Joe. Migration studies and colonialism. Polity, 2021.
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Partie 3. Capitalisme carcéral et les frontières
Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.