Mémoire : Consultation sur le traitement des données biométriques par les institutions publiques et les organisations

Les données biométriques doivent bénéficier de mesures de protection particulières par l’adoption de lois et règlements robustes. Laisser aux institutions et organisations la liberté de faire un usage « responsable » de la biométrie sur la base d’un guide d’orientation, aussi rigoureux soit-il, ne constitue pas un mécanisme de protection adéquat.

Consultation sur les documents d’orientation provisoires
à l’intention des institutions publiques et des organisations concernant le traitement des données biométriques

Mémoire
Ligue des droits et libertés

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Au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada

12 janvier 2024



 

Présentation de la Ligue des droits et libertés

Fondée en 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) est un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, qui vise à faire connaître, à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’Homme. La Ligue des droits et libertés est affiliée à la Fédération internationale pour les des droits humains (FIDH).

La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Son action a influencé plusieurs politiques publiques et a contribué à la création d’institutions vouées à la défense et à la promotion des droits humains, notamment l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Elle interpelle, tant sur la scène nationale qu’internationale, les instances gouvernementales pour qu’elles adoptent des lois, mesures et politiques conformes à leurs engagements à l’égard des instruments internationaux de défense des droits humains et pour dénoncer des situations de violation de droits dont elles sont responsables. La LDL mène des activités d’information, de formation, de sensibilisation visant à faire connaître le plus largement possible les enjeux de droits pouvant se rapporter à l’ensemble des aspects de la vie en société. Ces actions visent l’ensemble de la population, de même que certains groupes placés, selon différents contextes, en situation de discrimination.

Nous remercions le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (CPVP) de cette invitation à participer à la consultation sur le Document d’orientation provisoire à l’intention des institutions publiques sur le traitement des données biométriques et le Document d’orientation provisoire à l’intention des organisations sur le traitement des données biométriques.

Commentaires

En proposant des documents d’orientation à l’intention des institutions publiques[1] et des organisations du secteur privé[2] sur le traitement des données biométriques, le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada (CPVP) reconnaît que les données biométriques représentent un défi particulier en matière de protection des droits humains garantis par les Chartes. Comme le souligne le document d’orientation à l’intention des institutions publiques dans son introduction :

Les données biométriques sont intimement liées au corps d’un individu […] et ont des caractéristiques intrinsèques qui sont difficiles à modifier. Ces données peuvent servir à surveiller les gens. De plus, si elles sont compromises, elles peuvent exposer les individus à la fraude et au vol d’identité. Les difficultés que pose la précision de certaines technologies biométriques n’étant plus à démontrer, les cas où elles servent à prendre des décisions automatisées au sujet des individus sont d’autant plus préoccupants.[3]

Pour ces raisons, la Ligue des droits et libertés considère que les données biométriques doivent bénéficier de mesures de protection particulières. Nous ne pensons pas que de laisser aux institutions et organisations la liberté de faire un usage « responsable » de la biométrie sur la base d’un guide d’orientation, aussi rigoureux soit-il, constitue un mécanisme de protection adéquat.

Face au développement des technologies biométriques et de la multiplication de leur utilisation, on ne peut pas se satisfaire d’un système de protection qui juge après coup, au cas par cas, sur la base de plaintes auprès du CPVP, du caractère approprié de tel ou tel usage. L’exemple de Clearview AI démontre qu’il est préférable de prévenir que guérir. Par exemple, qu’en est-il du retrait des données sur les Canadien-ne-s du système Clearview AI exigé par les commissaires à la vie privée du Canada? L’entreprise Clearview AI a-t-elle procédé au retrait?

En octobre 2022, le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique (ETHI) de la Chambre des communes remettait son rapport sur l’utilisation et les impacts de la technologie de reconnaissance faciale. Le comité recommandait :

Que le gouvernement définisse dans la ou les lois appropriées les utilisations acceptables de la technologie de reconnaissance faciale ou d’autres technologies algorithmiques et interdise les autres utilisations, dont la surveillance de masse.[4]

La Ligue des droits et libertés est d’avis que cette recommandation du comité ETHI constitue l’orientation qui devrait guider la règlementation sur l’utilisation de la biométrie. Chaque technologie biométrique pose des défis particuliers auxquels la règlementation doit répondre. Pensons aux banques de données ADN, publiques et privées, en plein développement. Le potentiel de discrimination sur la base de ces données est énorme. Une loi spécifique sur la biométrie permettrait de traiter adéquatement les défis en matière de droits humains que posent les différentes technologies.

La loi devrait être articulée autour de la protection des droits humains dont la portée est beaucoup plus grande que celle de la protection de la vie privée. L’adoption d’une telle loi permettrait un débat public sur ce qui est acceptable et sur ce qui ne l’est pas. La loi devrait également prévoir un examen de mise à jour périodique pour tenir compte de l’évolution des technologies. Enfin, la loi devrait fournir aux commissaires à la vie privée les moyens dissuasifs nécessaires pour qu’elle soit respectée.

De toutes les technologies biométriques, la reconnaissance faciale est celle qui représente actuellement la plus grande menace. Les recommandations du rapport du comité ETHI à cet égard devraient être mises en œuvre par le gouvernement le plus rapidement possible.

Entre-temps, trois usages en matière de reconnaissance faciale devraient faire l’objet d’une interdiction immédiate par voie législative :

  1. La surveillance de masse des lieux et endroits publiques
  2. La surveillance de masse en ligne (plateformes numériques, réseaux sociaux, etc.)
  3. L’utilisation de banques d’images constituées par des organismes publiques ou des ministères.

Un moratoire devrait par ailleurs s’appliquer à :

  1. Toute autre utilisation de la reconnaissance faciale par les services policiers jusqu’à l’établissement d’un cadre législatif assurant le respect des droits humains.

Conclusion

En mai 2022, dans le Document d’orientation sur la protection de la vie privée à l’intention des services de police relativement au recours à la reconnaissance faciale, le CPVP recommande que :

La nature de ces risques nécessite une réflexion collective sur les limites de l’utilisation acceptable de la RF [reconnaissance faciale]. Ces limites sont définies non seulement par les risques liés à des projets précis de RF, mais aussi par les effets cumulés de tous les projets, mis en place au fil du temps, sur la surveillance générale de l’espace public et privé. Ainsi, les limites de l’utilisation acceptable de la RF dépendent en partie des attentes que nous fixons aujourd’hui pour la protection de la vie privée dans le futur, dans un contexte où les capacités technologiques à transgresser les attentes raisonnables des Canadiens à l’égard de leur vie privée augmentent sans cesse.[5]

Nous pensons que la réflexion collective à laquelle appelle le CPVP devrait englober l’ensemble des technologies biométriques utilisées tant par les institutions publiques que privées. Cette réflexion devrait se conclure par l’adoption d’un cadre légal beaucoup plus robuste permettant de protéger les droits des Canadiennes et Canadiens face à ces technologies.

 


 

[1] CPVP, Document d’orientation provisoire à l’intention des institutions publiques sur le traitement des données biométriques, 2023. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/a-propos-du-commissariat/ce-que-nous-faisons/consultations/consultation-bio/gd_bio_fed

[2] CPVP, Document d’orientation provisoire à l’intention des organisations sur le traitement des données biométriques, 2023. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/a-propos-du-commissariat/ce-que-nous-faisons/consultations/consultation-bio/gd_bio_org

[3] CPVP, op. cit., note 1.

[4] Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique (ETHI), La technologie de la reconnaissance faciale et le pouvoir grandissant de l’intelligence artificielle, Rapport, p.73. En ligne : https://www.noscommunes.ca/committees/fr/ETHI/StudyActivity?studyActivityId=11566271

[5] CPVP, Document d’orientation sur la protection de la vie privée à l’intention des services de police relativement au recours à la reconnaissance faciale, mai 2022. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/sujets-lies-a-la-protection-de-la-vie-privee/surveillance/police-et-securite-publique/gd_rf_202205