Contrer la normalisation de l’exclusion des élèves par l’État

Au Québec, des élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissage ou d’adaptation se trouvent privés d’école, autrement dit, en bris de scolarisation, de façon permanente ou partielle, qui s’amorce bien souvent par une période de précarisation. Le gouvernement ne peut se soustraire à ses obligations de respecter, protéger et mettre en œuvre le droit à l’éducation sans discrimination.

Contrer la normalisation de l’exclusion des élèves par l’État

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Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024

Laurence Simard-Gagnon, Chercheuse postdoctorale et cofondatrice du Comité pour le droit à la scolarisation de la Ligue des droits et libertés – section de Québec
Christine Vézina, Professeure, Faculté de droit de l’Université Laval, directrice et chercheuse principale de COMRADES- Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

À l’hiver 2021, pour faire suite à des pressions grandissantes de la part de groupes de défense de droits et de membres de l’opposition officielle, le ministre de l’Éducation Jean­-François Roberge demande aux centres de services scolaires, aux commissions scolaires et aux établissements spécialisés privés de lui faire parvenir des données sur les élèves en situation de bris de scolarisation. Ces bris touchent principalement des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA), une appellation qui inclut autant les élèves en situation de handicap physique ou cognitif que celles et ceux vivant d’autres difficultés, par exemple de l’anxiété ou des défis dans une ou plusieurs matières scolaires.

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S’ensuit la publication, au printemps, d’un premier rapport de dénombrement dans lequel on recense 1481 élèves « en situation complexe ayant vécu ou vivant un bris de service »1 aux niveaux préscolaire, primaire et secondaire entre février et avril 2021. L’exercice est répété à l’hiver 2022, et un deuxième dénombrement est rendu public en 2023 lors de l’étude des crédits pour l’année 2022­-20232.

Les deux rapports comportent des limites méthodologiques importantes qui réduisent l’utilité des données publiées. Cependant, on peut en tirer deux constats significatifs. D’une part, il existe un décalage important entre la vision du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) de ce qui constitue un bris de service et le vécu des élèves et de leurs familles. D’autre part, la définition du MEQ des bris de service implique une normalisation du non­-droit des élèves HDAA, et particulièrement celles et ceux en situation de handicap ou considéré-­e­-s comme ayant un trouble du comportement, à un accès égal à l’éducation et à l’école.

Dans ce texte, nous discutons de ces deux constats en présentant les résultats de deux recherches empiriques réalisées auprès de parents d’élèves vivant ou ayant vécu des situations de déscolarisation et de scolarisation partielle et précaire3. Notre analyse est basée sur le droit à l’éducation.

Une définition trop étroite

La définition retenue par le MEQ du bris de service dans le Rapport de dénombrement 2021 est la suivante :

« Les élèves vivant un bris de service sont ceux qui, pour de multiples motifs, voient leur temps de présence à l’école réduit ou interrompu en raison de besoins qui dépassent la mission de l’école et l’organisation des services en milieu scolaire4 ».

Par ailleurs, on s’empresse de préciser qu’une telle réduction ou interruption de la scolarisation est exclue de la définition si elle s’étend sur moins de deux semaines consécutives ou si elle constitue une scolarisation à temps partiel, tel que prévu dans un plan d’intervention.

De notre point de vue, cette définition force une vision artificiellement étroite de l’exclusion scolaire complète ou partielle que vivent les élèves. Dans la totalité des trajectoires de déscolarisation étudiées à travers nos recherches, les interruptions scolaires de plus de deux semaines consécutives sont des moments circonscrits qui s’inscrivent dans des périodes beaucoup plus longues de scolarisation partielle ou précaire. Une compréhension des bris de service comme un éventail large d’exclusions à plus ou moins long terme et juxtaposées les unes aux autres correspond beaucoup plus à la réalité de ces trajectoires.

Les exclusions scolaires qui font l’objet de nos études émanent de décisions administratives de directions d’école, qui invoquent majoritairement la contrainte excessive pour interrompre ou réduire la présence à l’école d’un élève. Dans la plupart des témoignages recueillis, la déscolarisation ou la scolarisation partielle s’amorce par une période de précarisation, qui survient le plus souvent autour d’un moment de transition : un changement de classe ou d’école, un roulement d’intervenant-­e­-s, un transfert dans le transport scolaire, qui sont toutes des situations potentiellement fragilisantes pour les élèves et les équipes des écoles, particulièrement dans le contexte actuel d’érosion du système et d’épuisement généralisé. Cette première période de précarisation peut être caractérisée par des appels de plus en plus fréquents aux parents pour venir chercher leur enfant à l’école pendant les heures de classe. Parallèlement, l’enfant peut être exclu­-e du service de garde, ou alors du transport scolaire. Dans plusieurs cas, l’école com­mence à faire des demandes aux parents pour garder de façon préemptive leur enfant à la maison. Éventuellement, on peut en venir à une suspension ponc­tuelle, par exemple en attendant une rencontre en comité clinique ou en plan d’intervention. Lors de cette rencontre, il peut être établi qu’on réintègrera l’élève à temps partiel, par exemple à raison d’une demi­-heure ou une heure par jour, quelques jours par semaine. Ou alors on peut prévoir la prestation de services éducatifs à domicile pour un maximum de cinq heures par semaine. Dans certains contextes, on fera même appel à des organismes communautaires pour assurer les services éducatifs.

Aucun de ces moments de scolarisation précaire ou partielle n’est inclus dans la définition de bris de service retenus par le MEQ. Ces moments s’échelonnent pourtant sur des mois, voire des années, cumulant en une exclusion à long terme de l’école, et donc en des atteintes au droit à l’éducation et aux droits qui y sont interreliées.

De plus, la déscolarisation et la scolari­sation partielle et précaire ne forment qu’un élément particulièrement frap­pant de l’ensemble des conditions de scolarisation délétères des élèves HDAA qui minent leur bien-­être à l’école et leur réussite éducative. La Politique de l’adaptation scolaire5 prévoit que chaque élève doit avoir accès à des services d’adaptation scolaire permettant de répondre adéquatement à ses besoins, eux­-mêmes identifiés par l’équipe-­école à travers un processus d’évaluation individuelle. La Politique indique que le milieu de scolarisation le plus favorable est l’école régulière de quartier, avec accompagnement particulier au besoin. Par ailleurs, la Politique prévoit que, dans les cas où l’intégration en classe régulière présente une contrainte excessive pour l’élève ou pour la classe, l’élève sera transféré dans le milieu où les conditions de scolarisation correspondent le mieux à ses besoins de soutien : une classe spécialisée ou une école spécialisée ou à mandat régional. Peu importe le type d’école ou de classe, il est entendu que l’élève bénéficiera de services professionnels, par exemple en orthophonie, ergothérapie ou psychoéducation, permettant le plein développement de ses capacités et de ses compétences. De plus, l’ensemble de l’expérience scolaire doit être adaptée aux capacités et besoins. Cela implique par exemple un accompagnement par un ou une technicienne en éducation spécialisée, des aménagements particuliers pour les périodes de service de garde, l’accès au transport scolaire adapté, etc. Malgré ces prescriptions, le Protecteur du citoyen6, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse7, le Conseil supérieur de l’éducation8, ainsi que plusieurs organisations de défense de droits des élèves HDAA et de leurs parents constatent des manquements majeurs dans l’accès à des conditions de scolarisation adaptées aux besoins et profils des élèves. Ces organisations dénoncent entre autres : la difficulté et le temps d’attente important pour l’accès aux services d’adaptation scolaire ; l’instabilité dans les parcours scolaires et les écoles ; les stratégies d’intervention inadaptées auprès des élèves, notamment l’usage abusif de la contention ; les ressources humaines et matérielles insuffisantes ; les difficultés de collaboration avec les services sociaux ; et la gestion en silo de services tels le transport scolaire et le service de garde.

Normalisation du non-droit des élèves HDAA

La définition du bris de service citée dans le Rapport de dénombrement 2021 attribue ce type d’exclusion scolaire à deux catégories d’éléments : les besoins des élèves touché­-e-­s, qui sont réputés dépasser la mission de l’école, et l’organisation des services en milieu scolaire, qui n’est pas à même de répondre à ces besoins.

Dans cet ordre d’idée, le MEQ précise :

« En temps normal, [l]es motifs [des bris de service] peuvent être liés au handicap ou à la condition de l’élève ainsi qu’à l’absence de facteurs environnemen­taux favorisant une scolarisation en bonne et due forme. Les manifestations comportementales qui représentent un danger pour l’élève ou pour les autres en sont des exemples concrets9 ».

Cette définition met en lumière que, pour le MEQ, certain-­e-­s élèves sont exclu­-e-­s (en totalité ou en partie) de la mission de l’école à cause de leur handicap ou de leur condition. De plus, on normalise le constat que l’organisation des services en milieu scolaire ne permet pas les facteurs environnementaux (par exemple, des locaux adaptés aux besoins physiques et cognitifs des élèves, la présence de personnel spécialisé, etc.) favorisant une scolarisation en bonne et due forme de ces élèves.

Cette définition du MEQ entre en contradiction directe avec la Politique de l’adaptation scolaire de 199910 qui somme les institutions scolaires de « mettre l’organisation des services éducatifs au service des élèves handicapés ou en difficulté en la fondant sur l’évaluation individuelle de leurs capacités et de leurs besoins »11, tel que discuté dans la section précédente. Ce faisant, cette définition laisse craindre que le MEQ a plus ou moins jeté la serviette en ce qui a trait au droit égal des élèves HDAA à l’éducation et à l’école, alors qu’il ne peut se soustraire à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés12 et de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne13 qui protègent les droits à l’égalité et à la non-­discrimination dans l’accès aux services et à l’instruction publique gratuite. Du point de vue de ces droits, les bris de scolarisation des quelque 1500 élèves HDAA recensé-­e-­s par le MEQ, qui ne forment que la cime visible d’un problème beaucoup plus vaste marqué par la scolarisation partielle et précaire, ne peut en aucun cas être une mesure raisonnablement nécessaire à la réalisation de la mission de l’école. Cette idée heurte la conscience et contribue à (re)produire des stéréotypes, alors que le MEQ a la responsabilité de les éliminer ou à tout le moins de les combattre activement.

Les bris de service et la scolarisation partielle et précaire, qui demeurent un phénomène sous-­documenté par le MEQ et dont les répercussions se font durement sentir sur les droits des parents, laissent insidieusement croire que les élèves HDAA eux-­mêmes sont responsables de leur exclusion. C’est le récit que le gouvernement cherche à imposer pour masquer le fait que les services scolaires ne sont pas adéquatement conçus et organisés au sein du réseau et qu’ils sont financés sans qu’on ne les arrime aux besoins et réalités du terrain14. Or, le gouvernement est responsable de ces failles. Plus précisément, il est tenu, en vertu du droit à l’éducation protégé par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels15, la Convention sur les droits des personnes handicapées16 et la Convention sur les droits de l’enfant17, de respecter, protéger et mettre en œuvre le droit à l’éducation sans discrimination, en assurant un noyau minimal essentiel, en agissant au maximum de ses ressources disponibles pour assurer la réalisation progressive du droit et en accordant une attention prioritaire aux besoins des élèves les plus vulnérables. Dans cette perspective, les mesures régressives, typiques de la néolibéralisation de l’éducation qui va bon train dans le Québec de l’école à trois vitesses18, sont prohibées. Quand on note que 25,7 % des élèves HDAA quittent le secondaire sans diplôme ou qualification19, incluant l’acquisition de compétences permettant d’accomplir des tâches et de poursuivre des projets de vie (salariés ou non) après avoir quitté l’école, il semble clair que ces obligations ne sont pas respectées.

Pour une école « riche de tous ses élèves »20

Plus que jamais, il y a urgence de mettre le droit à l’éducation, ainsi que tous les droits de la personne auquel il est interrelié, au cœur de l’organisation et de la vision même de l’éducation adaptée. Cela implique de reconnaître les élèves HDAA, et surtout les élèves handicapé­-e­-s et les élèves considérés comme ayant des troubles graves du comportement, comme des élèves à part entière, égaux en droit, mais également égaux dans leur contribution à la richesse de notre société. En tant que droit d’« autocapacitation »21, le droit à l’éducation vise « le plein épanouissement du potentiel humain et le sentiment de dignité et d’estime de soi »22, ainsi que le « renforcement »23 des droits de la personne. Il vise plus particulièrement, « [l]’épanouissement de la personnalité des personnes handicapées, de leurs talents et de leur créativité ainsi que de leurs aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités »24 pour permettre leur « participation effective à une société libre »25.

Pour ce faire, il est nécessaire d’appré­hender la mission de l’école à travers les obligations qu’impose le droit à l’éducation, lesquelles doivent orienter la Politique d’adaptation scolaire, la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Ainsi, la mission de l’école qui vise à « instruire, socialiser et qualifier » « dans le respect du principe de l’égalité des chances », doit se déployer de manière englobante et inclusive. À l’échelle des personnes, il s’agit d’assurer à chaque élève une offre de services qui non seulement lui permet d’accéder à l’école comme tout le monde, mais aussi de développer des compétences à la hauteur de son plein potentiel. Sur le plan collectif, il s’agit d’investir collectivement dans nos écoles, nos professeur-­e-­s et professionnel-­le­-s, pour offrir des services éducatifs de qualité, en nombre suffisant et qui soient organisés en s’arrimant aux besoins et en respectant les droits de tous les élèves. La réalisation du droit à l’éducation des élèves HDAA exige des mesures immédiates, pour aujourd’hui et demain, car l’éducation se conjugue au présent et au futur. C’est sa force et celle de toute la société.


  1. Ministère de l’Éducation, Dénombrement d’élèves à l’éducation préscolaire, à l’enseignement primaire et à l’enseignement secondaire en situation complexe ayant vécu ou vivant un bris de service, Gouvernement du Québec, Québec, 2021 [ci-après, le Rapport de dénombrement 2021].
  2. Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec. L’étude des crédits budgétaires des ministères et organismes québécois, Québec, 2023.
  3. Le premier projet porte sur le lien entre le transport scolaire adapté et la déscolarisation des élèves HDAA. Le second, réalisé en collaboration avec des parents membres d’Autisme Québec, porte sur les écueils communs dans les parcours scolaires où il y a interruption ou fragilisation de la scolarisation. Ces deux projets de recherche sont menés conjointement avec Marie-Ève Carrier-Moisan du département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Carleton.
  4. Rapport de dénombrement 2021, à la p. 5.
  5. Ministère de l’Éducation, Une école adaptée à tous ses élèves. Prendre le virage du succès. Politique de l’adaptation scolaire, Québec, Gouvernement du Québec, 1999 [ci-après, la Politique d’adaptation scolaire].
  6. Protecteur du citoyen, L’élève avant tout, Québec, Québec, 2022.
  7. CDPDJ, Le respect des droits des élèves HDAA et l’organisation des services éducatifs dans le réseau scolaire québécois : une étude systémique, Montréal, 2018.
  8. Conseil supérieur de l’éducation, Pour une école riche de tous ses élèves. S’adapter à la diversité des élèves de la maternelle à la 5e année du secondaire, Québec, 2017.
  9. Rapport de dénombrement de 2021, à la p. 5.
  10. Ministère de l’Éducation, Une école adaptée à tous ses élèves. Prendre le virage du succès. Politique de l’adaptation scolaire, Québec, Gouvernement du Québec, 1999 [ci-après, la Politique d’adaptation scolaire].
  11. Politique de l’adaptation scolaire, à la p. 23.
  12. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
  13. Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12 [ci-après, la « Charte québécoise des droits et libertés de la personne »].
  14. Voir par exemple, le rapport de 2022 du Protecteur du citoyen, L’élève avant tout, est éloquent à ce L’élève avant tout, aux pp. 28 à 31, et plus particulièrement, par. 136 à 138.
  15. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 16 décembre 1966, 993 RTNU 3 à l’art 16 (entrée en vigueur : 3 janvier 1976, adhésion par le Canada le 19 août 1976) [PIDESC].
  16. Convention relative aux droits des personnes handicapées, 13 décembre 2006, 2515 RTNU 3 (entrée en vigueur : 3 mai 2008, adhésion par le Canada en 2010).
  17. Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 RTNU 3 (entrée en vigueur : 2 septembre 1990, adhésion par le Canada en 1991).
  18. Voir à ce titre les revendications du mouvement L’École ensemble selon qui le système d’éducation au Québec est le plus inégalitaire au Canada et qui met en lumière les effets pervers de l’école à 3 vitesses que subissent tous les élèves au Québec.
  19. Ministère de l’Éducation, Taux de sorties sans diplôme ni qualification au Édition 2022, Québec, Gouvernement du Québec, 2022, à la p. 7.
  20. Expression premièrement utilisée par le Conseil supérieur de l’éducation en 2017 dans le Rapport Pour une école riche de tous ses élèves.
  21. Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Le droit à l’éducation : 13 du Pacte, Doc off CES NU, 21e sess, Doc NU E/C.12/1999/10 (1990), par.1.
  22. Right to Education Projet, Instruments Droit à l’éducation des personnes handicapées, 2014, à la p. 2, qui résume le contenu du droit à l’éducation protégé à l’article 24 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.
  23. Ibid.
  24. Ibid.
  25. Ibid.