Retour à la table des matières
Anahi Morales Hudon, chercheure postdoctorale
Université du Massachusetts Amherst
La lutte pour l’autodétermination des peuples autochtones n’est pas nouvelle, mais au Mexique elle a pris une tangente particulière à partir de 1994 avec le mouvement zapatiste qui a fait de l’autonomie sa demande centrale. Cet article présente la lutte pour l’autodétermination qu’incarne ce mouvement ainsi que les formes concrètes qu’elle a prises et ce, plus particulièrement pour les femmes autochtones.
En vertu des instruments internationaux, le droit à l’autodétermination signifie que les peuples autochtones « déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel »[1]. L’autodétermination implique la reconnaissance de l’exercice de droits collectifs par les peuples autochtones, dont la reconnaissance des droits territoriaux et des structures et compétences politico administratives traditionnelles. La reconnaissance de ce droit sous-entend des changements politiques pour la mise en place des différents régimes d’autonomie et cela implique une transformation des relations entre peuples autochtones et les États qui occupent leurs territoires.
Le mouvement zapatiste et la demande d’autonomie
Le mouvement zapatiste a fait surface avec l’insurrection de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le premier janvier 1994[2]. Au cri de ¡Ya Basta! (Ça suffit!), le soulèvement de 1994 a révélé un état de crise sociale, rendant nécessaire le débat sur la reconnaissance des droits des peuples autochtones comme sujets politiques. Le mouvement zapatiste comprend l’EZLN mais aussi différentes communautés qui s’identifient comme zapatistes et qui regroupent des communautés de différents peuples autochtones (Tzeltales, Tzotziles, Tojolabales, Choles, Mames, Zoques)[3]. Les Zapatistes exigent qu’un terme soit mis à l’oppression sociale, économique et politique dont elles et ils sont l’objet. C’est dans un contexte de forte répression et militarisation des zones zapatistes que des pourparlers ont été entamés entre le gouvernement mexicain et l’EZLN. Dans ce contexte, l’EZLN a convoqué d’autres groupes et organisations autochtones à se joindre aux négociations autour des demandes d’autodétermination.
Cette conjoncture a conduit à la signature des Accords de San Andrés en 1996 qui reconnaissaient la demande d’autonomie interne du mouvement autochtone, une autonomie au sein même de l’État mexicain[4]. Si les Accords représentaient une possibilité réelle pour concrétiser le droit à l’autodétermination des peuples autochtones au Mexique, la loi qui en a découlé, votée en 2001 par le gouvernement, en a largement dilué sa portée. Cette loi reconnaît les droits culturels des peuples autochtones, mais la reconnaissance des droits politiques, sociaux et économiques, demeure quant à elle nettement plus limitée et ne permet pas la réalisation concrète de l’autonomie[5]. Par exemple, la réforme se réfère aux « communautés autochtones » à la place de « peuples autochtones » et aux « endroits habités par les communautés » plutôt qu’aux « territoires autochtones ». Ceci réduit considérablement la portée des droits reconnus, car restreints à une sphère locale et communautaire. Conséquemment, la loi de 2001 a fortement été rejetée par différentes organisations du mouvement autochtone et a conduit à une rupture des dialogues entre le gouvernement et le mouvement zapatiste.
Malgré l’absence d’une pleine reconnaissance de l’autodétermination par le gouvernement mexicain, différentes expériences d’autonomie de facto ont émergé. L’autodétermination prend de multiples formes et des débats importants existent quant à l’échelle à laquelle l’autodétermination devrait s’exercer : local/communautaire ou régionale[6]. Bien que l’autonomie de facto ne soit pas nouvelle, une des expériences les plus connues est celle des Caracoles zapatistas[7].
Les Caracoles sont des centres régionaux de coordination politique, économique, sociale et culturelle pour chacune des cinq grandes zones zapatistes dans l’État du Chiapas. Ils découlent d’un long processus de construction d’un projet d’autonomie porté par le mouvement zapatiste. La gouvernance dans chacun des Caracoles est assurée par un Conseil de bon gouvernement, composé de délégué-e-s de tous les conseils autonomes de chaque municipalité zapatiste. Leur rôle est de gouverner selon le principe de mandar obedeciendo (gouverner en obéissant) : les autorités ont le devoir de défendre et faire respecter les décisions collectives. Cela implique notamment que les Conseils ont la responsabilité de la promotion et du soutien aux projets communautaires, de l’administration de la justice, de la distribution des ressources pour assurer un développement égalitaire entre les communautés, ainsi que du suivi des projets avec la société civile, etc.
C’est dans ces Caracoles que sont coordonnés les projets en santé et en éducation notamment, pour lesquels des structures autonomes ont été mises sur pied (en dehors des institutions d’État). Par exemple, pour assurer l’éducation dans les écoles autonomes, le curriculum scolaire en histoire est enseigné à partir de la perspective des peuples autochtones, de leur résistance, et non pas dans une perspective coloniale, comme c’est le cas dans les manuels scolaires officiels. De plus, l’enseignement se fait principalement dans les langues autochtones. Par ailleurs, des cliniques de santé autonomes ont été mises en place, dans lesquelles des promotores de salud (agent-e-s de promotion en santé) sont formé-e-s pour répondre aux besoins de leurs communautés. Dans ces cliniques, le savoir traditionnel des peuples est revalorisé et transmis à travers notamment l’herboristerie et la pratique des sages-femmes.
Contribution des femmes autochtones à l’autodétermination
Les femmes autochtones contribuent de manière importante aux projets d’autonomie, tout comme aux débats sur l’autodétermination. Au cours de différentes rencontres, forums et tables de travail, coordonnés par diverses organisations du mouvement autochtone durant les années 1990, les femmes autochtones se sont mobilisées activement pour articuler les droits des femmes aux demandes d’autonomie du mouvement autochtone. Tout en reprenant l’autonomie comme revendication centrale, les femmes y font apparaître de nouvelles dimensions dans une perspective de genre. Comme le souligne Martha Sánchez Néstor du mouvement des femmes autochtones du Mexique : « Notre lutte n’a pas pour but l’écrasement de la lutte collective des peuples indiens, bien au contraire. Cependant nous ne voulons pas non plus abandonner notre autonomie de femmes et d’Indiennes »[8].
Les femmes autochtones formulent des demandes bien spécifiques dans leurs propositions où elles font état de leur conception des différentes dimensions que prend l’autonomie autochtone dans une perspective de genre. En matière économique, elles proposent que la gestion des ressources et des territoires se fasse de manière égalitaire entre les hommes et les femmes autochtones. En matière politique, elles reprennent la demande de reconnaissance des structures politiques traditionnelles, mais insistent sur le besoin de reconnaître aussi le droit des femmes à la pleine participation dans ces structures (notamment dans les assemblées communautaires). En matière socioculturelle, les femmes insistent sur le besoin de reconnaître que l’autodétermination des peuples ne peut se faire sans reconnaître aux femmes leur pleine autonomie sur leur propre corps (par exemple le respect de leurs droits sexuels et reproductifs et le droit à la non-violence). Finalement, les femmes demandent la reconnaissance du rôle des femmes dans la production et la reproduction de l’identité collective des peuples.
L’autonomie, telle qu’elle est définie dans ses multiples dimensions par les femmes autochtones, constitue donc une demande qui regroupe tant les droits individuels que collectifs de leurs peuples. Et c’est sur la base de ces demandes liées à l’autonomie autochtone que ces femmes se mobilisent dans différents espaces tels : les Conseils de bon gouvernement, les projets éducatifs, les projets de santé, l’implantation de la justice, etc.
Dans cette perspective, les femmes contribuent aux débats et à l’implantation de l’autonomie. Cela représente une possibilité réelle de redéfinir les relations paternalistes et colonialistes de l’État envers les peuples autochtones, mais aussi un moyen de redéfinir les traditions de leurs peuples pour que la concrétisation du principe d’autodétermination se fasse dans le respect des droits des femmes autochtones.
Obstacles à l’autonomie
Globalement, l’autonomie zapatiste représente la construction d’un projet alternatif, en rejet des programmes et institutions de l’État mexicain. Ce processus est complexe. Il existe des défis d’importance dans la mise en pratique de l’autonomie dans la vie quotidienne, notamment en raison des conflits que génèrent les changements des structures et responsabilités. La reconnaissance de la pleine participation des femmes dans les différentes instances politiques a rencontré des résistances dans certaines communautés par exemple. De plus, depuis le soulèvement zapatiste, le contexte politique au Chiapas est marqué par un double discours qui rend la mise en pratique de l’autonomie difficile. Bien que le gouvernement du Chiapas avance un discours d’ouverture et de tolérance, la répression du mouvement continue de prévaloir dans un contexte marqué par une guerre de basse intensité menée par le gouvernement depuis le soulèvement zapatiste[9].
Le cas du Chiapas ne constitue pas une exception. En effet, l’autodétermination, en tant que demande et projet, fait face à des résistances importantes de la part des États. On peut penser au refus des États et des sociétés de reconnaître le droit inaliénable des peuples autochtones à l’autodétermination et le refus persistant de transformer les lois et pratiques qui s’inscrivent dans une longue histoire coloniale. Mais, comme en témoigne l’expérience zapatiste, la non reconnaissance de ce droit n’a pas empêché les peuples autochtones de se renforcer et construire de facto des projets d’autonomie qui, bien que complexes et parfois difficiles dans leur réalisation, pointent vers des alternatives prometteuses pour la reconfiguration des relations que les peuples autochtones du Chiapas et d’ailleurs entretiennent avec l’État.
Bibliographie
[1]Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007) [http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf]
[2] Ce mouvement est aussi appelé zapatismo ou encore neo-zapatismo, en référence à la lutte menée par Emiliano Zapata dans la Révolution Mexicaine de 1910. Bien que le mouvement ait eu jusqu’à tout récemment un porte parole non-autochtone, le sous-commandant Marcos, le mouvement zapatiste en est un qui est composé de communautés et individus de différents peuples autochtones au Chiapas.
[3] Dès ses débuts, le mouvement a reçu l’appui de sympathisant-e-s, autochtones et non-autochtones, et cela tant au Mexique qu’à l’international.
[4] Selon la Convention 169 de l’OIT, sur laquelle sont basés les Accords, les peuples autochtones ont droit à une autodétermination interne au sein même des États, contrairement à l’externe donnant droit à un État.
[5] De la Peña, G. (2006), « A new Mexican nationalism? Indigenous rights, constitutional reform and the conflicting meanings of multiculturalism », Nations and Nationalisms, vol. 12, nº2, p.279-302.
[6] Mattiace, S., R.A. Hernández, et J. Rus. (2002), « Tierra, libertad y autonomía : impactos regionales del zapatismo en Chiapas », IWGIA/CIESAS : México.
[7] Caracol signifie « escargot » en espagnol.
[8]Sanchez Néstor, M. (2005), « Construire notre autonomie. Le mouvement des femmes indiennes au Mexique », Nouvelles Questions Féministes, vol. 24 nº 2, p.63.
[9]Mora, M. (2013), « La politización de la justicia zapatista frente a la guerra de baja intensidad en Chiapas », dans Sierra, Hernández et Sieder (Éds.) Justicias Indígenas y Estado, FLACSO/CIESAS : México, p.195-227.