Aide médicale à mourir : faire rimer soin avec justice sociale

Le processus juridico-légal conduisant à la mise en place de l’aide médicale à mourir (AMM) au Québec et au Canada fut de longue haleine. Or, comme le souligne l’auteur, les critères d’accès à l’AMM ne s’accordent pas toujours avec la justice sociale. Ce sont surtout les personnes aînées qui en payent le prix.

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Samuel Blouin, Doctorant en sociologie, Université de Montréal – Université de Lausanne

L’assistance à mourir offerte par une poignée de juridictions

Le Québec et le Canada font partie de la poignée de juridictions autorisant ou tolérant une forme ou une autre d’assistance à mourir, que ce soit l’euthanasie (administration par un-e professionnel-le de la santé) ou le suicide assisté (auto-administration). La Suisse, sept États et le District of Columbia aux États-Unis, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Colombie et l’État de Victoria en Australie font aussi partie de ce groupe restreint. Cet enjeu n’engage pas spécifiquement les droits des personnes aînées, mais concerne certainement cette catégorie de la population au premier chef du point de vue statistique. Selon le Troisième rapport intérimaire sur l’aide médicale à mourir au Canada (2018), la plupart des personnes ayant reçu l’aide médicale à mourir (AMM) ont entre 56 et 90 ans avec une moyenne de 73 ans[1]. La question du dit « droit de mourir dans la dignité » interpelle directement un nombre croissant de personnes – professionnel-le-s, patient-e-s et proches – avec la multiplication des demandes. Selon la Commission sur les soins de fin de vie du Québec, le nombre d’administrations déclarées par semestre est passé de 161 pour la période du 10 décembre 2015 au 30 juin 2016 à 437 pour la période du 1er juillet au 31 décembre 2017[2]. Cet article explore les enjeux de droits que soulève l’AMM et la façon dont le Québec pose les jalons d’une façon originale de les concilier.

Les débats publics au Québec et au Canada

Le Québec et le Canada sont aux prises avec la question de l’assistance à mourir depuis des décennies, que l’on pense au rapport de la Commission sur la réforme du droit de 1982 ou à l’affaire Rodriguez qui a vu la Cour suprême du Canada refuser de lever la prohibition de l’assistance à mourir en 1993. Plus récemment, à la suite de cas médiatisés d’assistances à mourir par des proches de personnes souffrantes au début des années 2000, le Collège des médecins du Québec (CMQ) a mandaté son Groupe de travail en éthique clinique pour réfléchir aux questions controversées que sont l’euthanasie, le suicide assisté et l’acharnement thérapeutique. Dans un rapport publié en 2008, le Groupe offre une réflexion sur les « soins appropriés au début, tout au long et en fin de la vie[3] ». S’éloignant des sujets les plus controversés, le CMQ propose de réfléchir aux questions qui lui ont été soumises sous l’angle des soins appropriés. Selon le CMQ, les soins sont les plus appropriés lorsqu’ils sont le produit d’un processus décisionnel bien mené en concertation avec toutes les personnes impliquées. Au terme de sa réflexion, le CMQ suggérait que l’euthanasie devait s’inscrire dans cette logique de soins si la société souhaitait aller de l’avant avec cette idée et engager les médecins dans cette démarche. En rendant cette réflexion publique, le CMQ a levé un des obstacles au débat sur l’assistance à mourir : l’euthanasie n’est pas nécessairement contraire à l’éthique médicale.

En 2009, l’Assemblée nationale du Québec a créé la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité qui a largement consulté la population québécoise, les professionnel-le-s de la santé et différents groupes sur les enjeux de fin de vie. Son rapport déposé en 2012 recommande entre autres la légalisation de l’euthanasie sous la forme de l’AMM. Ce rapport a conduit à l’adoption de la Loi concernant les soins de fin de vie en 2014 qui est entrée en vigueur en décembre 2015 (ci-après Loi 2)[4]. Cette loi prévoit que « toute personne, dont l’état le requiert, a le droit de recevoir des soins de fin de vie » (art. 4). Les soins de fin de vie incluent l’AMM et les soins palliatifs. L’AMM peut être prodiguée à une personne qui respecte six conditions, parmi lesquelles le fait d’être majeure et apte à consentir aux soins, être en fin de vie, être atteinte d’une maladie grave et incurable et éprouver des souffrances physiques ou psychiques[5]. La Loi 2 encadre également le recours à la sédation palliative continue, soit le fait d’administrer des médicaments à une personne en fin de vie en vue de soulager sa souffrance en la rendant inconsciente. Elle confirme aussi le droit d’une personne de refuser ou de cesser des traitements la maintenant en vie. Finalement, la Loi 2 instaure un régime de directives médicales anticipées qui exclut toutefois la possibilité de demander l’AMM à l’avance.

Depuis l’adoption de la Loi 2, le paysage juridique a évolué rapidement. En 2015, la Cour suprême du Canada a, dans la décision unanime Carter c. Canada, invalidé deux articles du Code criminel sur lesquels reposait la prohibition de l’AMM au pays. Ceux-ci portaient indûment atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par la Charte canadienne dans la mesure où « ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition[6] ». La décriminalisation à l’échelle canadienne a poussé le Parlement fédéral à adopter la loi C-14 qui balise la pratique de l’AMM. Plutôt que de reprendre tels quels les critères énoncés dans Carter, le parlement fédéral a choisi de définir la notion de « problèmes de santé graves et irrémédiables » en y incluant notamment le fait que la mort naturelle doit être devenue raisonnablement prévisible, peut-être pour éviter un trop grand décalage avec la loi québécoise qui stipule que la personne doit être en fin de vie[7]. Les critères de la mort naturelle raisonnablement prévisible (fédéral) et de la fin de vie (Québec) sont aujourd’hui contestés en cour au Québec et en Colombie-Britannique en vertu de la décision Carter. La Loi 2, qui était la seule loi provinciale au Canada à autoriser l’AMM, est aujourd’hui plus restrictive que le jugement Carter. Que signifie cet historique au chapitre des droits?

Les droits en jeu et la réponse du Québec

La question de l’assistance à mourir recouvre plusieurs enjeux de droits selon la Cour suprême du Canada[8]. Le droit à la vie est engagé dans la mesure où une personne souhaitant mettre fin à ses jours pourrait décider de le faire plus tôt qu’elle ne l’aurait voulu par crainte de perdre la capacité de pouvoir le faire elle-même dans le futur, faute d’assistance. Le droit à la liberté et à la sécurité de la personne est aussi concerné puisque l’AMM permet de prendre des décisions relativement à son autonomie et sa qualité de vie. Également, le droit à la liberté de conscience des professionnel-le-s de la santé est en jeu. Elles et ils ont le droit de refuser de participer à l’administration de l’AMM si cela va à l’encontre de leurs valeurs et croyances morales profondes. Ces droits, qui ont tous trait à l’autonomie des personnes, sont les plus classiquement invoqués lorsqu’il est question de l’AMM et leur portée est toujours débattue.

La réponse du Québec aux enjeux de fin de vie dépasse la question de l’autonomie. En faisant de tous les soins de fin de vie un service public, la Loi 2 ouvre la possibilité de réfléchir à l’AMM dans une perspective de justice sociale qui permet de concilier autonomie et dignité, logique de droits et logique de soins. En créant un droit aux soins palliatifs, le Québec a donné aux personnes en fin de vie la possibilité de revendiquer un meilleur soulagement de leur souffrance en amont d’une éventuelle demande d’AMM. En faisant de l’AMM une responsabilité des établissements de soins, le Québec se donne les moyens de réduire les inégalités d’accès et de ne pas faire peser la responsabilité de l’accès sur les seules épaules de médecins pris individuellement. Poser la question de l’AMM en termes de soins de santé et de service public permet de penser l’interdépendance des droits en jeu, y compris les droits économiques et sociaux dont le respect incombe à l’État.

L’interdépendance des droits peut être envisagée de deux façons en lien avec cette question. Premièrement, le droit à l’autonomie est inséparable de la réalisation des autres droits. Les raisons de demander l’AMM débordent  le strict cadre médical. Elles incluent parfois de la souffrance qui n’est pas directement liée à la maladie et qui commande une réponse plus large. Isolement social, crainte d’aller en CHSLD, appauvrissement sont autant de difficultés que peuvent rencontrer les personnes aînées et qui peuvent engendrer de la souffrance à laquelle l’AMM n’est pas nécessairement la réponse. Ces préoccupations engagent bien d’autres droits – droit à l’égalité, droit au logement, droit à un niveau de vie décent – que le droit à l’autonomie qui ne sera véritablement respecté que dans la mesure où les autres le seront également. Deuxièmement, selon les études menées à l’international, les personnes demandant l’AMM ne sont pas nécessairement parmi les plus vulnérables sur le plan socio-économique. La tendance est plutôt à l’opposé[9]. En ce sens, il se pourrait bien que l’AMM soit un autre service public auquel les personnes les plus défavorisées peineront à avoir accès.

Conclusion

Dans une société vieillissante où l’âgisme rencontre les injonctions productivistes, le bénéfice d’une longévité accrue peut s’accompagner des stigmates associés au grand âge, d’une souffrance liée à la perception de vivre trop longtemps et d’une atteinte aux droits à la dignité et à l’égalité comme l’a montré un avis récent de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[10].

Dans un tel contexte, la question de l’AMM va au-delà d’un droit à l’autonomie et d’un enjeu de soins de santé. Elle gagne à être pensée à l’intersection d’une politique du soin et de la justice sociale afin de favoriser le respect de tous les droits en jeu de manière interdépendante. Le Québec a fait un pas intéressant dans cette direction en posant l’AMM comme une question de soin. La prochaine étape est de politiser la question du soin en vue de l’élargir comme certaines penseuses féministes appellent à le faire[11]. Une société plus solidaire dans laquelle le souci du soin de l’autre est partagé et institutionnalisé est requise afin d’assurer les droits de toutes les personnes aînées et afin que l’AMM demeure une option de dernier recours. À l’heure actuelle, beaucoup reste à faire pour permettre l’exercice concret des droits en jeu : disponibilité (et sur-sollicitation) des médecins acceptant de prodiguer l’AMM, accès limité aux soins palliatifs et à d’autres interventions professionnelles susceptibles de soulager la souffrance des personnes, épuisement des infirmières et infirmiers et préposé-e-s notamment en CHSLD, etc. Que nous décidions collectivement de revoir les critères d’accès à l’AMM ou non, ayons cette ambition de faire rimer soin avec justice sociale.

[1] https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/publications/systeme-et-services-sante/aide-medicale-mourir-rapport-interimaire-juin-2018.html

[2] Rapport de la Commission sur les soins de fin de vie : http://www.assnat.qc.ca/Media/Process.aspx?MediaId=ANQ.Vigie.Bll.DocumentGenerique_141357&process=Original&token=ZyMoxNwUn8ikQ+TRKYwPCjWrKwg+vIv9rjij7p3xLGTZDmLVSmJLoqe/vG7/YWzz

[3] http://www.cmq.org/publications-pdf/p-1-2008-10-01-fr-pour-des-soins-appropries-au-debut-tout-au-long-et-en-fin-de-vie.pdf?t=1552743216412

[4] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/S-32.0001

[5] Voir l’article 26 de la Loi 2 pour la version complète des critères.

[6] Carter c. Canada 2015 CSC 5, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/14637/index.do

[7] Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) (projet de loi C-14), https://www.parl.ca/DocumentViewer/fr/42-1/projet-loi/C-14/sanction-royal?col=2

[8] Carter c. Canada, 2015 CSC 5, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/14637/index.do

[9] Ezekiel J. EMANUEL et al., Attitudes and Practices of Euthanasia and Physician-Assisted Suicide in the United States, Canada, and Europe, JAMA, 2016, 316 (1) : 79‑90, https://doi.org/10.1001/jama.2016.8499.

[10] L’exploitation des personnes âgées et handicapées au sens de la Charte québécoise et la maltraitance selon la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité, http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/avis_exploitation-maltraitance.pdf

[11] Celia, KITZINGER, I. Feminism and the ‘Right to Die’: Editorial Introduction to the Special Feature. Feminism & Psychology, 2015, 25 (1): 101‑4., et Els van WIJNGAARDEN, Anne GOOSSENSEN et Carlo LEGET, The Social–Political Challenges behind the Wish to Die in Older People Who Consider Their Lives to Be Completed and No Longer Worth Living, Journal of European Social Policy, 2018, 28 (4): 419‑29, https://doi.org/10.1177/0958928717735064.

 

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