Oui, nous voulons littéralement dire « abolir les frontières » – Capitalisme carcéral 3/3

Quelles sont les raisons d’être des frontières dans un monde dit mondialisé? Quel impact ont-elles sur les personnes migrantes? Dans cette série de trois carnets, nous aborderons les enjeux entourant l’établissement des frontières.

Le dernier carnet d’une série de trois, rédigés par Rémy-Paulin Twahirwa, membre de Solidarité sans frontières et candidat au doctorat en sociologie à la London School of Economics and Political Science


Capitalisme carcéral et les frontières

En dépit des travaux savants confirmant l’inefficacité de ces politiques de contrôle de l’immigration, en ce sens qu’elles ne font que rendre les traversées et les déplacements des migrant-e-s plus dangereux et coûteux, comment comprendre les dépenses croissantes des pays occidentaux (mais pas seulement) dans les infrastructures visant le contrôle, la détention et la déportation ? Pour les abolitionnistes, le capitalisme carcéral[1] explique en partie cette réponse fourre-tout que sont devenues les frontières.

D’une part, le contrôle aux frontières est une manne pour plusieurs entités non étatiques. En ce moment, une constellation d’entreprises privées offrent une variété de services allant de la construction et l’administration de centres de détention à la production et gestion de données biométriques. De fait, la privatisation du contrôle des migrations est devenue une importante source de capitaux pour les entreprises de sécurité liées à l’industrie des prisons comme G4S, Garda, Serco et GEO Group, mais également des entités issues de secteurs aussi divers que le transport aérien, la santé et les services sociaux et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. À cela s’ajoutent d’autres acteurs et actrices comme les groupes paramilitaires. En Libye, par exemple, des études récentes révèlent comment les passeur-se-s se reconvertissent dans l’industrie de la détention alors que les pays membres de l’Union européenne paient d’importantes sommes pour empêcher les traversées de la Méditerranée.

Plus récemment, l’externalisation du contrôle des frontières amène à des ententes avec des incitatifs financiers entre les États plus et moins fortunés dans le but de limiter les déplacements Sud-Nord. Cela conduit à un marchandage entre les pays du Sud et du Nord, incitant les premiers à utiliser les demandeurs et demanderesses d’asile comme monnaie d’échange pour assurer leurs propres intérêts économiques ou politiques, comme ce fut le cas avec la Turquie ou la Libye. Plus récemment, le Danemark, qui se veut être un « pays avec zéro demandeur [ou demanderesse] d’asile », signait une entente avec le Rwanda pour la construction de centres de détention sur le continent africain. De même, le Canada dépense annuellement environ 18 millions de dollars canadiens dans l’optique d’« entraver, interdire et dissuader les opérations de passage de personnes clandestines. »

Il s’agit donc d’une tendance lourde : le repli de l’État dans la sélection des personnes immigrantes dans le cadre de « programmes réguliers » — une privatisation de l’immigration dite régulière — s’accompagne d’une autre forme de privatisation qui touche l’immigration dite « irrégulière ».

Conclusion : l’esprit de la chasse

Par un phénomène de mimétisme, les pays du Nord suivis par ceux du Sud mettent en place à tour de rôle des « environnements hostiles »[2] dont le but est d’instaurer ce que nous pourrions appeler « l’esprit de la chasse » qui gouvernera les consciences et les politiques de demain. En effet, comme le note Achille Mbembe, il ne s’agit plus seulement d’interdire l’entrée des personnes en mouvement, mais bien d’organiser des chasses aux étrangers et étrangères, aidé-e-s par les technologies de toute sorte qui permettent la recherche, la poursuite, la trappe et le rabattage[3]. De fait, l’usage du drone, du bracelet électronique, des données biométriques, de l’enclos et la surveillance et le contrôle des déplacements rappellent étrangement les techniques qui visaient hier encore le gibier et le bétail.

Et c’est pourquoi les abolitionnistes sont foncièrement opposés à la frontière : la soumission de la vie humaine à un dispositif qui les déshumanise, les exploite et, ultimement, les tue[4].

Sans conteste, l’argument que nous défendons en faveur de l’abolition des frontières est celui-ci : les frontières portent atteinte à plusieurs droits humains fondamentaux, notamment le droit à la vie, le droit à l’asile, le droit à la liberté de circulation et de séjour, le droit de n’être ni torturé ni traité de façon inhumaine et le droit à la liberté et l’égalité.

Plusieurs études ont démontré les conséquences dommageables de la détention administrative. Non seulement les détenu-e-s sont victimes d’abus physiques et psychologiques lors de leur détention, mais la détention accroît la détresse psychologique que vivent les personnes en mouvement. Les cas de suicide et d’automutilation sont nombreux. Plusieurs femmes rapportent avoir été victimes d’agression sexuelle et de harcèlement sexuel lors de leur détention, principalement par les employé-e-s des centres de détention.

L’abolition des frontières apparaît dès lors comme une lutte pour l’émancipation et la (sur)vie des peuples du Sud.

Si nous pouvons dire que les frontières ne font pas ce qu’on nous dit qu’elles font, alors peut-être que nous nous trompons sur leur véritable nature et fonction ? Peut-être que la mort est leur principale fonction et leur seule nature ? Pas nécessairement n’importe quelle mort, mais bien celle des personnes qui ont été catégorisées comme sans valeurs, ceux et celles dont l’humanité, depuis de Gobineau, est remise en question ? En effet, ne faudrait-il pas considérer que les violences appliquées aux corps non blancs à travers les frontières soient leur véritable objectif ?

Qu’on ne s’y trompe pas. Si nous construisons des prisons-frontières de ce côté-ci, c’est que nous savons très bien que notre aisance matérielle dépend de la souffrance et de la mort de ceux et celles de l’autre côté. Paradoxalement, construire des prisons-frontières, ce n’est pas vivre librement, ce n’est pas vivre en dehors des prisons-frontières, c’est être prisonnier ou prisonnière de leurs logiques et de leurs conséquences mortifères : les murs que nous érigeons empêchent autant ceux qui sont à l’extérieur que ceux qui sont à l’intérieur de se rencontrer et d’être en relation. Les prisons-frontières nous enferment tous et toutes d’une façon ou d’une autre.


[1] Sur le lien entre capitalisme et l’institution carcérale, voir Wang, Jackie. Capitalisme carcéral. Paris : Éditions Divergence, 2019.

[2] L’ex-première ministre britannique, Theresa May, fut la première à utiliser ce terme pour décrire l’objectif de mesures visant à créer un environnement si hostile pour les personnes sans statut que ces dernières n’auraient d’autres choix que de retourner vers leur pays d’origine.

[3] Mbembe, Achille. Brutalisme. Paris : La Découverte, 2020, p.70.

[4] ​​Proglio, G., Howthorne, C., Danewid, I., Saucier, P. K., Grimaldi, G., Raeymaekers, T., Grechi, G., & Gerrand, V. (Eds.). The Black Mediterranean Bodies, Borders and Citizenship. Palgrave Macmillan, 2021.



Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.