Le deuxième carnet d’une série de trois, rédigés par Rémy-Paulin Twahirwa, membre de Solidarité sans frontières et candidat au doctorat en sociologie à la London School of Economics and Political Science
Le temps de la prison-frontières : appareillage de tri et de sujétion à l’exploitation et à la mort
Pour les abolitionnistes, l’institution frontalière est avant tout un dispositif étatique permettant à l’État de s’accomplir par la division, la catégorisation et l’établissement de rapports de pouvoir entre les groupements humains[1]. Pour paraphraser Nicholas de Genova, sans les frontières, point de migrant-e-s[2] et donc nul besoin de ces zones de mise à l’écart, de ces espaces d’indignité et de mort, de ces lieux d’exception nommés « centres de détention », mais qui sont en réalité des prisons ou des camps pour étrangers et étrangères[3].
Dans une large majorité, nous réfléchissons à partir d’une tradition anarchiste en ce sens que nous contestons l’existence de l’État dans notre volonté à créer un monde sans frontières ni prisons. Petite parenthèse : il arrive, parfois, que les abolitionnistes trouvent chez les libéraux et libérales « progressistes » des allié-e-s de fortune quand ces dernier-ère-s parlent des « apports positifs » de l’immigration ou s’opposent aux systèmes de détention et de déportation. En effet, les libéraux et libérales supportent un monde « défrontiarisé » dans la mesure où ceux qui traversent les frontières répondent à des besoins du marché (travailleurs et travailleuses qualifié-e-s, travailleurs et travailleuses étranger-ère-s temporaires, etc.)[4] ou à des critères spécifiques (par exemple, être capable de démontrer son orientation sexuelle). Nonobstant ce rapprochement involontaire entre les deux groupes, les abolitionnistes sont fondamentalement contre toute forme de contrôle imposée par l’économie ou l’État : l’entrée sur un territoire ne devrait pas être dictée par des prérogatives économiques ou des critères instaurés par l’État et jugés comme arbitraires, car teintés entre autres de racisme, de sexisme, d’hétéronormativité et de capacitisme[5]. Fin de parenthèse.
L’État doit déployer un ensemble de lois, de politiques, de discours et établir des institutions dans le but de classifier les individus entre désirables et indésirables.
Le parallèle avec la prison se dessine dans le pouvoir du bannissement de l’État : les frontières, comme la prison, distinguent les personnes que l’État entend intégrer à la vie politique et celles qu’il rejette dans des espaces d’exception (prison, camps de réfugié-e-s, centre de détention, « hot spots », centre d’identification, etc.)[6]. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la construction de l’étranger comme étant du criminel ne va pas nécessairement de soi.
Dans le cas de la prison, les abolitionnistes carcérales comme Mariame Kaba, Ruth Wilson Gilmore et Angela Davis ont démontré comment l’institution carcérale est devenue une réponse fourre-tout de l’État à différents problèmes socio-économiques. Ainsi, dans son analyse du « goulag californien », Gilmore souligne comment l’État californien a construit le plus grand système carcéral du monde pour répondre aux surplus en terres, en capacité de l’État, en main-d’œuvre et en actifs financiers résultant des crises et récessions économiques des années 1970 et 1980[7].
Dans le même esprit, les abolitionnistes des frontières, notamment avec les réseaux comme No Border et No One Is Illegal, défendent que les restrictions en matière de mobilité humaine répondent davantage à des préoccupations économiques qu’à de véritables menaces pour les pays hôtes.
Ainsi, les économies capitalistes occidentales nécessitent une main-d’œuvre bon marché, exploitable et jetable formée essentiellement de travailleurs et travailleuses à statut précaire (personnes sans statut, mais aussi travailleurs et travailleuses étranger-ère-s temporaires). Le récent reportage sur la compagnie Demers n’est que la pointe de l’iceberg. Le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants documente et rapporte depuis plusieurs années les nombreux cas d’abus dont sont victimes les personnes à statut précaire. Ainsi, ces dernières dénoncent non seulement les piètres et dangereuses conditions de travail dans lesquelles elles travaillent, mais aussi leur exclusion du régime légal qui protège l’ensemble des travailleuses et travailleurs.
[1] Walia, Harsha. Undoing border imperialism. Ak Press, 2013; Walia, Harsha. Border and Rule: Global migration, capitalism, and the rise of racist nationalism. Haymarket Books, 2021.
[2] De Genova, Nicholas. « We are of the connections’: migration, methodological nationalism, and ‘militant research. » Postcolonial Studies 16.3 (2013): 250-258.
[3] Mbembe, Achille. Brutalisme, La Découverte, 2020, p.73.
[4] Voir la critique faite par Walia sur les programmes canadiens des travailleurs étrangers dans Walia, Harsha. Border and Rule: Global migration, capitalism, and the rise of racist nationalism. Haymarket Books, 2021, p.155-166.
[5] Sur le sujet, voir Hayter, Teresa. Open Borders: The Case Against Immigration Controls (2d Edition). London : Pluto Press, 2004.
[6] Sharma, N. (2020). States and human immobilization: bridging the conceptual separation of slavery, immigration controls, and mass incarceration. Citizenship Studies, 25(2), 166–187.
[7] Gilmore, Ruth Wilson. Golden Gulag: Prison, Surplus Crisis and Opposition in Globalizing California. University of California Press, 2007.
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