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Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022
Nicolas Sallée, professeur, sociologie, Université de Montréal et directeur scientifique du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CREMIS)
Ce texte s’appuie sur des observations réalisées durant l’automne 2015 entre les murs de l’une des unités de garde fermée pour jeunes contrevenants de Cité-des- Prairies, situé dans l’est de l’Île-de-Montréal. Chacune de ces unités peut accueillir jusqu’à 12 garçons placés en attente de leur jugement ou condamnés aux peines les plus sévères – dites de placement et de surveillance – prévues par la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents (LSJPA). Ces unités côtoient, dans le même établissement, des unités réservées à des jeunes n’ayant pas été condamnés, mais qui sont placés au titre de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Au Québec, l’exécution de ces deux lois est confiée au ministère de la Santé et des Services sociaux. Dans certaines régions administratives, le faible nombre de jeunes contrevenants conduit même les directions jeunesse locales à placer ces derniers au sein même des unités de protection.
Le paternalisme carcéral
Ce curieux mélange des publics témoigne, au fond, de la justification paternaliste qui a historiquement entouré l’enfermement des jeunes contrevenants : si ces derniers sont privés de liberté, ce serait avant tout pour leur bien, pour les protéger et, surtout, les réhabiliter. La première Loi sur les jeunes délinquants (LPJ), adoptée en 1908, considérait ainsi les jeunes contrevenants comme des objets du droit plutôt que des sujets de droits : pourquoi en effet, se demandaient les réformateurs de l’époque, reconnaître aux jeunes des droits « qui seraient en réalité pour [eux] un moyen de se protéger contre une aide bienveillante qu’on veut [leur] apporter1 » ? Toutes les grandes réformes du droit pénal des mineurs, en particulier celles de 1984 et de 2002 au Canada, ont dès lors contribué à reconnaître des droits aux jeunes, en renforçant notamment la présence de leurs avocats à tous les stades de la procédure – de l’interpellation policière au jugement. Il y a eu, de ce point de vue, de nettes avancées, poussées notamment par les grandes conventions internationales relatives aux droits de l’enfant : au Canada, le nombre de jeunes contrevenants enfermés diminue graduellement depuis le début des années 19902. Si le paternalisme carcéral s’est tari, il serait cependant trop facile de penser qu’il a pleinement disparu. Le fonctionnement des unités de garde fermée témoigne de cette ambivalence.
L’une des questions qui traversent le fonctionnement de ces unités est celle de leur proximité avec la prison. L’histoire de l’enfermement des jeunes a en effet été marquée par l’utopie de créer des lieux alternatifs à la prison et à sa violence propre. Conçu dès sa création, en 1963, comme l’un de ces lieux alternatifs, Cité-des-Prairies a pourtant été bâti avec les plans d’architecture d’une… prison à sécurité maximale. Le perfectionnement continu, dans les années 1970 et 1980, d’une structure clinique centrée sur la réhabilitation, n’a jamais pu faire oublier cette carcéralité originelle. Les euphémismes qui fleurissent le quotidien des unités – où plutôt que de cellules, de punition ou d’isolement disciplinaire, il est question de chambre, de conséquences et de mesures de retrait – n’y changent pas grand-chose : si la garde fermée n’est pas tout à fait la prison, elle n’en est jamais très loin non plus. Comme le souligne Amar, 16 ans : ici « c’est un peu la prison, mais c’est pas comme la vraie ». Cette tension est au cœur des problèmes posés aux droits des jeunes, notamment à leur droit à contester les décisions qui les concernent : puisque tout est censé être fait pour leur bien, que gagneraient-ils à s’y opposer ?
La displicine
Les jeunes placés vivent dès lors une double contrainte. À la contrainte carcérale, qui comme dans toute prison, pèse sur leurs corps et leurs possibilités de se mouvoir (grillages, portes fermées, etc.), s’ajoute la contrainte spécifique de la réhabilitation, exigeant d’eux qu’ils ne se contentent pas de faire leur temps, mais qu’ils en tirent profit pour dompter leurs émotions et rectifier leurs pensées. Cette visée de transformation de soi est ambivalente. D’un côté elle permet aux jeunes de bénéficier de nombreuses activités structurantes et animées par du personnel formé et bienveillant, auxquelles ils auraient probablement plus difficilement accès dans une vraie prison. De l’autre, elle autorise le déploiement d’une discipline destinée à modeler ou au besoin à corriger, à tout moment, leurs conduites et leurs manières d’agir. Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault définissait la discipline comme un contre-droit qui, du fait de l’asymétrie de pouvoir qu’elle suppose, repose toujours sur « une mise en suspens, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit3 ». On ne saurait mieux dire. Dans les unités, la discipline s’actualise notamment dans une panoplie de sanctions qui, à chaque comportement jugé indiscipliné, peuvent conduire les jeunes à être mis à l’écart de leur groupe ou de leur unité.
Mais parce qu’ici, le choix des mots est une matière sensible, les éducateurs sont tenus, pour dire cette mise à l’écart, de distinguer sémantiquement les mesures d’isolement des mesures de retrait.
Les mesures d’isolement
Les premières sont les plus sensibles. Si elles sont dites d’isolement, c’est parce qu’elles sont exécutées dans une salle elle-même dite d’isolement, en béton blanc, sans fenêtre et complètement vide, à l’image des salles de contention des hôpitaux psychiatriques. Dans les années 1990, ces mesures d’isolement ont été l’objet d’alertes et de scandales publicisés qui ont conduit à leur réglementation. Adopté en 1998, l’article 118.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) stipule désormais que « la force [ou] l’isolement […] ne peuvent être utilisés, comme mesure de contrôle d’une personne […], que pour l’empêcher de s’infliger ou d’infliger à autrui des lésions ». En 2008, une réforme de l’article 10 de la LPJ a permis d’ajouter que l’isolement « ne [peut] jamais être [utilisé] à titre de mesure disciplinaire ». Mes données le confirment : dans les unités de garde fermée, l’usage de cette mesure d’isolement apparait exceptionnel. Un seul jeune placé lors de ma période d’observation y a été confronté, à quatre reprises sur l’ensemble de ses 10 mois de placement. Si ces réglementations ont donc eu d’indéniables effets positifs, elles n’ont pas résolu tous les problèmes.
Les mesures de retrait
Dans les faits, l’isolement ne se limite pas, en effet, à l’usage de la mesure qui en porte le nom. Les mesures de retrait consistent également, dans la majorité des cas, à isoler le jeune, en le plaçant dans sa chambre ou dans une chambre elle-même dite de retrait, située dans l’unité de sécurité de l’établissement. Ces mesures, excédant rarement quelques heures, sont cependant très fréquentes. Selon mes propres comptages, le jeune le plus sanctionné, durant ma période d’observation, recevait un retrait tous les deux jours, et le moins sanctionné un retrait tous les six jours.
L’efficacité clinique de ces mesures, autrement dit leur adéquation aux besoins des jeunes, est souvent remise en question, tant on sait que l’isolement peut affecter la santé psychologique et le développement des jeunes.
Mais parce que personne, à Cité-des-Prairies, n’isole un jeune par plaisir, les mesures de retrait suscitent des débats fréquents parmi le personnel des unités : a-t-on bien fait de le retirer ? Était-ce vraiment la solution ? N’a-t-on pas surréagi ? Aurait-on pu faire autrement ?
Politique du privilège
La direction de Cité-des-Prairies elle-même, consciente du problème, cherche des solutions. Elle essaye d’abord d’encadrer l’usage de ces mesures, en demandant à son personnel d’en justifier par écrit la pertinence clinique, en matière de réhabilitation : après avoir haussé le ton quand il lui a été demandé de retourner dans sa chambre pour une période de transition entre deux activités, Sofiane a, par exemple, été placé en retrait durant deux heures pour « [travailler] ses réflexes de pensée lorsqu’il vit de l’injustice », comme l’écrivait son éducateur dans un logiciel dédié. Mais cette contrainte est faible, toute mesure de retrait étant au fond aisément justifiable, à condition de trouver les bons mots pour le faire. La direction de Cité-des-Prairies cherche alors, parallèlement, à en limiter l’usage en incitant son personnel à préférer l’octroi de privilèges, destinés à renforcer les comportements positifs, plutôt qu’à distribuer des sanctions pour répondre aux comportements négatifs. Si cette solution n’est pas inintéressante, elle a pour limite de ne reposer, in fine, que sur le bon vouloir des équipes éducatives.
Pour leur bien?
Car au fond, il paraît illusoire de penser que tout pourra être résolu par un simple appel à l’efficacité clinique. Comme le rappelait en son temps Erving Goffman, la violence des institutions totales, au premier chef desquelles les hôpitaux psychiatriques, est précisément d’imposer aux reclus leur propre conception de ce qu’il faudrait faire pour leur bien, toute contestation étant alors susceptible d’être interprétée comme une forme de résistance au traitement4. On comprend là que si les mesures de retrait font problème, c’est aussi parce qu’elles offrent trop peu de moyens aux jeunes eux-mêmes de pouvoir les contester ou, minimalement, en interroger la légitimité. De fait, l’usage de ces mesures n’est l’objet que d’un vague encadrement juridique. L’article 10 de la LPJ, déjà mentionné plus haut, stipule ainsi seulement que « toute mesure disciplinaire prise […] à l’égard d’un enfant doit l’être dans l’intérêt de celui-ci conformément à des règles internes qui doivent être approuvées par le conseil d’administration [de l’établissement] ». La définition de ces règles internes, on s’en doute, échappe largement aux jeunes. Ces derniers se voient dès lors imposer des mesures qu’ils pourront d’autant moins contester, on l’aura compris, qu’elles pourront toujours, en dernier ressort, être justifiées par leur intérêt en matière de réhabilitation.
Ces quelques observations ne visent pas à contester la bienveillance des équipes éducatives, ni à mettre en question leur professionnalisme, alors même qu’elles travaillent d’arrache-pied, dans des conditions souvent difficiles, pour tenter de sortir les jeunes de la délinquance. Elles visent à rappeler que des facteurs structurels contribuent chaque jour à fragiliser leur mandat. Parmi ces facteurs, j’ai insisté dans ce texte sur la carcéralité d’un centre qui pèse quotidiennement sur les pratiques, les interactions, les expériences. Au fond, quoi de plus logique, dans une simili-prison, que certaines pratiques se rapprochent de celles de gardiens de prison ? Si ces observations peuvent dès lors avoir une quelconque utilité, c’est d’abord pour instiller le doute quant à nos manières de faire auprès des jeunes, et nous défaire collectivement de cette évidence que, parce que l’on se donne pour objectif de les réhabiliter, l’on agit infailliblement pour leur bien.
L’enfermement est, au contraire, intrinsèquement violent, même quand on le débarrasse du vocabulaire de la prison.
Quelles que soient les raisons pour lesquelles ils sont là, les jeunes placés entre les murs de nos institutions publiques devraient donc avoir toutes les garanties nécessaires à connaître, défendre et revendiquer leurs droits, à commencer par ceux qui leur permettraient de contester ces mesures, que l’on se rassure parfois bien commodément à considérer comme nécessairement et systématiquement prises pour leur bien.
- J. Trépanier, La justice des mineurs au Québec : 25 ans de transformation (1960-1985), Criminologie, 19 (1), 1986, 199.
- Webster, J. Sprott, A. Doob, « The Will to Change: Lessons from Canada’s Successful Decarceration of Youth », Law & Society Review, 53 (4), 2021, p. 1092- 1131.
- Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 224.