Handicap et droits au Québec en temps de pandémie

Plus d’un million de personnes vivent avec une incapacité au Québec, ce qui fait de cette population la plus importante minorité de la province en nombres. Force est toutefois de constater qu’elle demeure invisibilisée et que sur le plan politique, on s’intéresse bien peu à ses droits et ses conditions de vie.

Retour à la table des matières
Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021

Yan Grenier,
chercheur postdoctoral au centre d’études sur le handicap de l’Université de New York

En août 2020, Jonathan Marchand s’est encagé devant l’Assemblée nationale à Québec pendant cinq jours et cinq nuits afin de demander sa libération du CHSLD dans lequel il est contraint de vivre, ainsi qu’une réforme en profondeur des mesures de soutien à domicile pour que les personnes ayant des incapacités puissent habiter le logement de leur choix et gérer elles-mêmes les services devant répondre à leurs besoins. Dans le cadre de la situation de M. Marchand, la Ligue des droits et libertés – Section Québec, a pris position dans le dossier[1] et est allée à sa rencontre pour l’interviewer[2].

Plus d’un million de personnes vivent avec une incapacité au Québec, ce qui fait de cette population la plus importante minorité de la province en nombres. Force est toutefois de constater qu’elle demeure invisibilisée et que sur le plan politique, on s’intéresse bien peu à ses droits et ses conditions de vie.

Les droits des personnes ayant des incapacités ont été reconnus légalement au provincial par la loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en 1978. Ils ont aussi été reconnus par l’Organisation des Nations Unies à travers la Déclaration des droits des personnes handicapées en 1975 et plus tard, par la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006. Ces gains de reconnaissance nationale et internationale sont le fruit de longues luttes menées par ces personnes et leur mouvement. Brisant d’avec le modèle précédent, ce mouvement pour et par, organisé par les personnes elles-mêmes, a permis une prise de parole dans l’espace public en vue de faire du handicap une question de citoyenneté et de droits plutôt qu’une question médicale et de charité. Ce changement de paradigme a fait passer les personnes d’objets passifs de soin à des sujets actifs de droit exprimant ainsi leur volonté de participation à la vie collective. À la fin des années 70, l’État joue un rôle important dans la construction d’une régulation sociopolitique du handicap par le développement de programmes et mesures qui visent à soutenir les personnes, mais aussi éviter la marchandisation des maux sociaux. C’était la naissance du modèle québécois d’intégration sociale[3].

Toutefois, la récession économique des années 80 a freiné le développement de ces mesures d’inclusion et a entamé une longue période de reculs, d’austérité et de rationalisations néolibérales. Plus récemment, la réforme Barette a dangereusement fragilisé les services et leur financement. Il est désolant de constater qu’un système de reconnaissances légales, normatives et de soutien ne peut plus garantir une réponse juste et équitable aux besoins des personnes dans leur quotidien. Au cours des dernières années, les personnes et leurs organisations ont souligné que le système actuel ne fournit pas les conditions effectives de leur participation sociale et de l’exercice de leurs droits.

Le contexte actuel : entre déni de droits et pandémie

Le rapport d’activité et de gestion 2019/2020 de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse indique qu’une proportion inquiétante des dossiers d’enquête – soit 35% – concerne une situation alléguée de discrimination pour cause de handicap[4]. L’importance du nombre de plaintes faites par les personnes ayant des incapacités en lien avec l’exercice de leurs droits témoigne de l’ampleur d’un problème social.

En plus de ceci, la pandémie est venue perturber l’équilibre déjà précaire des systèmes de soutien et de soins. L’hécatombe – et ce mot est prudemment choisi – vécue en CHSLD est la conséquence d’infrastructures rationalisées et fragilisées par une volonté de réduction des coûts d’administration. Ceci a entraîné des cas de négligences répétées, des infrastructures vétustes, un sous-financement chronique, une pénurie de personnel, mais aussi pénurie de contacts avec les résident-e-s. Tout ceci soulève des questions importantes sur le plan de la qualité et de l’humanité de ces institutions, qui préfèrent le vocable adouci de milieu de vie. Il ne fallait qu’un virus pour que tout se joue : des morts par milliers sont survenus à l’intérieur des CHSLD et des Résidences pour aîné-e-s (RPA) qui priorisent le maintien du corps biologique sans toutefois offrir les conditions nécessaires de la vie sociale et de l’exercice des droits des personnes hébergées. On se souviendra aussi que la situation est devenue si ingérable que l’armée a dû y être déployée, montrant ainsi l’étendue de l’échec institutionnel à mener sa mission. À ceci s’ajoute un accroissement qualitatif et quantitatif des difficultés quotidiennes vécues par les personnes qui habitent leur domicile et qui sont liées à une fragilité structurelle des systèmes de soutien dans les différents domaines de la vie : du transport au soutien à domicile, en passant par le travail et l’éducation. La crise sanitaire n’est pas la cause de ces problèmes liés au handicap ou à la perte d’autonomie, elle tend plutôt à exacerber des failles déjà présentes et elle en montre la pleine gravité.

Jonathan Marchand et la lutte pour la sortie du CHSLD

C’est dans ce contexte trouble que Jonathan Marchand, un jeune homme qui utilise un ventilateur pour assurer sa respiration et qui est contraint de résider dans un CHSLD de la région de Québec en raison de l’absence de services pour assurer son maintien à domicile, a mené en août une action d’éclat en s’encageant dans un chapiteau de fortune devant l’Assemblée nationale à Québec pour revendiquer son droit à vivre dans un appartement de son choix et d’y recevoir les services auxquels il a droit. Sorti en catimini du CHSLD pour être vu et entendu, son action a duré cinq jours et cinq nuits.

Au cours de ses démarches politiques, M. Marchand s’est associé à d’autres personnes qui vivent des situations similaires pour fonder la coop ASSIST[5] afin d’offrir une alternative de services favorisant une vie autonome et participative en société. Les propositions répétées de l’organisation de mettre en place un projet pilote sont demeurées ignorées par les autorités.

La sortie de M. Marchand a rendu son corps et son existence visibles dans la sphère publique. Longtemps invisibilisé et caché par les murs de l’espace du CHSLD, sa voix rendue inaudible par l’espace de ségrégation de l’institution et ses désirs d’autonomie éteints par la machine médicale se sont imposés au monde. L’action performative que M. Marchand a organisée lui-même, de la planification à la logistique, et soutenue par ses proches et des acteurs du communautaire dont la LDL et des organismes provinciaux et locaux de personnes handicapées a placé, l’instant de quelques jours, le handicap au centre d’un débat politique hautement médiatisé.

Les demandes concernent à la fois le respect des droits de M. Marchand et sa propre sortie de l’institution, mais plus globalement, ce qui est demandé est une réforme des systèmes de soutien afin d’assurer l’exercice des droits et la participation sociale des personnes ayant des incapacités. Par son action, M. Marchand exige que l’on repense les services de soutien en fonction des désirs des personnes et de leurs rapports sociaux plutôt que d’en faire une machine qui se contente de maintenir la vie du corps physique et qui ne se préoccupe que très peu de sa vie sociale.

À l’issue de l’action, M. Marchand a eu l’assurance du gouvernement Legault qu’un comité serait mis sur pied pour examiner en détail la question de la révision des modes d’hébergement et du soutien à domicile, et qu’une alternative d’urgence serait organisée afin qu’il puisse sorti du CHSLD où il se trouve. Au moment d’écrire ces lignes, M. Marchand réside toujours en CHSLD et les promesses tardent à se concrétiser bien que la machine d’État se soit mise en marche avec un comité.

En temps de COVID, la demande de M. Marchand met de l’avant une alternative et un projet de dépassement des vestiges du modèle asilaire qui, s’ils avaient été considérés antérieurement, auraient d’une part, sauvé des vies, et d’autre part, favorisé l’exercice des droits et la participation. Cependant, la pandémie a creusé cette division entre les citoyen-ne-s avec et sans incapacités, faisant de ces premiers une population pour qui la mort est plus facilement acceptable et justifiable en raison de leurs caractéristiques physiques, leur lieu de résidence, leur âge ou de la présence de comorbidités. Devant ces inégalités ancrées dans les dispositifs médicaux et sociaux, on ne pourra se surprendre que les personnes ayant des incapacités fassent usage de nouveaux moyens d’action pour sortir leurs luttes de l’invisibilité et pour faire valoir leurs droits et libertés.


[1] La LDL-Section Québec appuie Jonathan Marchand et réclame une réforme du soutien aux personnes âgées, handicapées et aux proches aidant-e-s, http://liguedesdroitsqc.org/2020/08/la-ldl-qc-appuie-jonathan-marchand-et-reclame-une-reforme-du-soutien-aux-personnes-agees-handicapees-et-aux-proches-aidants/

[2] Entrevue de Jonathan Marchand par Maxim Fortin pour la LDL-Section Québec, https://youtu.be/X5_HgcgD4H4

[3] Boucher, N. (2005). La régulation sociopolitique du handicap au Québec. Santé, société et solidarité, 4 (2), 145-154.

[4] Commission des droits de la personne. (2020). Rapport d’activité et de gestion 2019/2020, Montréal [En ligne], https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/RA_2019_2020.pdf

[5] Coop ASSIST, https://coopassist.ca/

 

Retour à la table des matières