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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Michèle Diotte,
PhD Sciences sociales
L’histoire récente du handicap cognitif en Occident est marquée par un changement de paradigme, passant de l’internement à l’intégration sociale. Cette transformation, amorcée dans les années 1970, a notamment favorisé la reconnaissance des droits des personnes considérées en situation de handicap. Au-delà de l’adoption de lois et de conventions mettant de l’avant les droits de ces personnes[1], il importe de s’attarder à la façon dont la citoyenneté s’articule concrètement pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, je me suis intéressée à cette interaction entre citoyenneté et capacité, c’est-à-dire à la façon dont on favorise ou on limite la reconnaissance et l’exercice des droits, ainsi que la participation sociale des personnes, selon leurs capabilités[2]. Mes recherches m’ont permis de développer un modèle théorique qui conceptualise différemment l’autonomie des personnes dites vulnérables. Ce modèle, nommé Approche des relations d’autonomie, propose d’aborder la citoyenneté sexuelle[3] des personnes considérées en situation de handicap cognitif de façon plus inclusive.
La question de la sexualité des personnes considérées en situation de handicap cognitif est généralement appréhendée sous une perspective individuelle (la source de la vulnérabilité est interne à l’individu) ou sous une perspective sociale (leur vulnérabilité découle des barrières sociales). On peut penser aux limites en matière de sexualité au nom des risques d’exploitation sexuelle, des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) et de grossesses. On peut également penser aux effets, découlant de la ghettoïsation de cette population, sur leur sexualité. Or, entre le souci de protéger de l’abus et la volonté de reconnaître des droits sexuels, on reste souvent coincé. Alors que la prégnance du discours sur la protection peut avoir pour effet de restreindre les droits sexuels des personnes considérées en situation de handicap cognitif, le discours sur les droits sexuels peut, quant à lui, occulter les rapports de pouvoir menant à diverses formes d’abus à l’égard de ces personnes. L’approche des relations d’autonomie ne propose pas de choisir entre l’une ou l’autre de ces perspectives. Elle soutient plutôt qu’il est possible de garantir une citoyenneté sexuelle pour l’ensemble de la population en remettant en question la façon d’entrevoir la vulnérabilité, l’autonomie et la dépendance.
Plus concrètement, l’approche des relations d’autonomie s’articule autour de trois dimensions. D’une part, elle favorise l’être relationnel. D’autre part, elle reconnaît l’importance des relations d’interdépendance dans la vie des personnes. Finalement, elle cherche à développer le pouvoir d’agir des personnes dites vulnérables.
Favoriser l’être relationnel signifie cesser de réduire la personne considérée en situation de handicap cognitif à son âge mental et à ses limites cognitives. La référence à l’âge mental agit plus souvent qu’autrement comme un frein à l’expression de la sexualité. L’analogie avec l’enfance peut avoir pour effet de limiter les possibilités de développer des habiletés à travers l’expérimentation. « Elle a le fonctionnement mental d’un enfant de 5 ans, elle n’est donc pas en mesure de consentir à un rapport sexuel ». Or, penser l’autonomie à travers le spectre du développement cognitif risque d’évacuer l’influence de la dimension relationnelle sur l’autonomie des personnes. Certaines relations favorisent le développement de l’autonomie, alors que d’autres relations peuvent avoir pour effet de limiter la pratique de l’autonomie. Ainsi, il est possible de rendre accessibles des apprentissages (en termes de savoir, de savoir être et de savoir-faire), notamment sur le plan de la sexualité, des relations affectives et amicales, afin de favoriser la citoyenneté des personnes considérées en situation de handicap cognitif. À travers les relations, les personnes expérimentent et développent leurs connaissances et leurs habiletés. La possibilité d’accéder à une variété de relations (pas seulement avec d’autres personnes considérées en situation de handicap cognitif) participe ainsi au développement de l’autonomie de ces personnes.
Paradigmes d’interprétation de la vulnérabilité des personnes considérées en situation de handicap cognitif
Perspectives pour penser le handicap cognitif | Sources de la Vulnérabilité | Discours et pratiques | Notions associées | Approches mobilisées | Conceptions de l’(in)capacité | Exemples de pratiques |
Perspective individuelle | Conditions internes de l’individu | Protection/
Prise en charge |
Personne vulnérable
|
Approche
bio-psycho-médicale |
Vision dichotomique de la capacité/incapacité | Évaluation de la capacité à l’aide de tests psychologiques) |
Perspective sociale | Barrières sociales | Participation sociale/
Gestion des risques |
Facteurs de risque et de protection
|
Approche de la Normalisation
Valorisation des Processus de production du handicap |
Vision dichotomique entre handicap (social) et incapacité (individuel) | Intervention sexoéducative
|
Perspective politico-relationnelle | Barrières politiques, juridiques, sociales et relationnelles
(Vulnérabilité problématique) |
Politisation des conditions (politiques, juridiques, sociales et relationnelles) qui génèrent et maintiennent la vulnérabilité problématique
|
Interdépendance
|
Approche des relations d’autonomie | Pas de distinction entre incapacité et handicap, les deux sont façonnées par les conditions politiques, juridiques, sociales et relationnelles | 1) Entrevoir l’être relationnel
2) Reconnaître l’interdépendance 3) Mettre en situation d’empowerment » Par la transformation des conditions politiques, juridiques, sociales et relationnelles |
En effet, une réelle reconnaissance de la citoyenneté sexuelle des personnes considérées en situation de handicap cognitif nécessite de conceptualiser différemment l’autonomie. L’autonomie, telle que nous l’appréhendons généralement, est issue d’une perspective libérale. Dans une telle perspective, être autonome signifie que nous sommes en mesure de nous autodéterminer et être indépendant-e-s. Or, pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif, l’autosuffisance et l’indépendance ne sont pas toujours envisageables. Pour entrevoir l’autonomie chez ces personnes, il faut donc se départir de l’idée voulant que l’interdépendance réduise l’autonomie et augmente la vulnérabilité. L’approche des relations d’autonomie permet d’aborder l’interdépendance comme une dimension inextricable à la condition humaine, plutôt qu’en termes de barrières. En fait, dans une telle approche, la notion d’autonomie prend son sens à travers les relations. Plus encore, l’autonomie constitue une compétence qui se développe (ou pas) en interaction avec différents facteurs relationnels, sociaux, interpersonnels et intersubjectifs.
Reconnaître l’interdépendance signifie identifier les relations d’interdépendance qui sont significatives dans la vie des personnes. Chaque individu (sans handicap et en situation de handicap) entretient ses propres relations d’interdépendance. Ces relations ne sont ni stables ni fixes. Elles varient au cours de la vie, selon les besoins, les limites et défis auxquels nous faisons face. La reconnaissance de l’interdépendance ne vide pas pour autant les relations de leurs rapports de pouvoir. S’il faut être particulièrement sensible aux jeux de pouvoir, il faut se retenir d’appréhender l’interdépendance et le pouvoir uniquement dans leur forme négative (humilie, discrimine, opprime, abuse, etc.).
Les relations d’interdépendance peuvent générer l’affirmation de soi et le développement du pouvoir d’agir des personnes considérées en situation de handicap cognitif.
À titre d’exemple, une personne considérée en situation de handicap cognitif qui est en relation avec une personne considérée sans handicap et qui assume le rôle de pourvoyeur peut permettre à celle-ci d’exprimer ses besoins, d’avoir un sentiment de « normalité » et de sentir qu’elle n’est pas réduite à son handicap. Ainsi, il importe d’explorer ce que cette relation signifie dans la vie de la personne : qu’est-ce qu’elle apporte de positif et de négatif, selon et pour la personne concernée. En d’autres mots, reconnaître l’interdépendance évite de se confiner à une analyse basée uniquement sur la gestion des risques.
Soulignons que le développement du pouvoir d’agir nécessite d’avoir identifié les facteurs politiques, juridiques, sociaux et institutionnels qui exacerbent la vulnérabilité des personnes considérées en situation de handicap cognitif, en plus de mettre en place des mécanismes qui favorisent l’exercice de la citoyenneté sexuelle. Le pouvoir d’agir de ces personnes passe notamment par un accès général à l’intervention sexoéducative (pas seulement en réponse à des situations jugées problématiques) et par des occasions de rencontre, de socialisation, de rapports d’amitié et d’intimité (avec une mixité de personnes).
En d’autres mots, l’approche des relations d’autonomie favorise la mise en place de stratégies différentes afin de répondre aux besoins et défis en matière de sexualité pour les personnes considérées en situation de handicap cognitif. L’approche aborde la sexualité en fonction des barrières à ébranler ou à déconstruire afin de favoriser l’exercice de cette citoyenneté sexuelle pour l’ensemble des personnes. Plus concrètement, l’application d’une telle approche suggère de remettre en question la séparation qui existe entre capacité et incapacité, elle appelle à une reconnaissance des personnes considérées en situation de handicap cognitif comme des êtres sexuels, ainsi qu’un accès à une variété d’interventions sexoéducatives inclusives, non normatives, qui encouragent et soutiennent l’expérimentation. Ces interventions doivent être accessibles à toutes et à tous, et doivent être portées par différents acteurs sociaux (cellule familiale, milieux communautaires, institutionnels et de l’éducation).
[1] Pour une présentation exhaustive de ces lois et conventions, consultez l’ouvrage La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap de Patrick Fougeyrollas, publié aux Presses de l’Université Laval, 2010.
[2] Amartya Sen et Martha Nussbaum ont développé des théories au sujet des capabilités
[3] J’entends, par citoyenneté sexuelle, l’accès à l’expression sexuelle dans un contexte où notre propre intégrité est respectée, tout comme celle des autres