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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Chronique Ailleurs dans le monde
La guerre au Yémen, jusqu’à quand?
Nadia Omari, doctorante en droit à l’Université de Montréal
La guerre a commencé au Yémen avec la prise de la capitale Sanaa par les rebelles houthis, en septembre 2014. Une coalition de pays arabes (à la tête de laquelle se trouve l’Arabie saoudite) est intervenue militairement afin de reprendre le pouvoir des mains des Houthis et contrer leur avancement. Aujourd’hui, le Yémen est devenu le théâtre de l’une des guerres les plus dévastatrices.
6 ans de massacres et de violations graves
La guerre au Yémen dure depuis 6 ans et il n’existe toujours pas d’indices permettant d’espérer qu’elle s’arrêtera dans un futur proche. Toutes les parties continuent de ne montrer aucun respect pour le droit international, et plus particulièrement le droit international des droits de l’Homme (DIDH) et le droit international humanitaire (DIH). Elles continuent à le faire sans la moindre crainte de subir des sanctions. Les appels répétés pour mettre fin aux hostilités et punir sévèrement les responsables n’ont jamais abouti.
Les violations commises au Yémen sont largement documentées tant par les organes des Nations Unies que par des organisations non gouvernementales (ONG). Dans son dernier rapport intitulé Une pandémie d’impunité dans une terre torturée, le Groupe d’experts éminents des Nations Unies sur le Yémen nous donne une description détaillée de ces violations. Il s’agit notamment de frappes aériennes ne respectant pas les principes de distinction, de proportionnalité et/ou de précaution qui font des victimes civiles élevées ; d’attaques aveugles à l’aide d’obus de mortier ; de la pose de mines terrestres ; du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats ; d’homicides illégaux ; de disparitions forcées et de détentions arbitraires ; du recours à la torture, y compris à la violence sexuelle, à la détention, au déni des droits à un procès équitable ; du ciblage des communautés marginalisées et d’entrave aux opérations humanitaires.
Si les experts des Nations Unies se contentent de qualifier les violations commises au Yémen comme pouvant s’élever à des crimes de guerre, des ONG, comme Action Sécurité Éthique Républicaines (ASER), sont allées jusqu’à dire que des crimes d’une plus grande ampleur, comme des crimes contre l’humanité, sont perpétrés. Selon ASER, les parties impliquées au conflit et plus particulièrement l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis ont commis de graves violations du droit international, qui revêtent clairement, à son sens, un caractère généralisé ou systématique. Les frappes aériennes que la coalition a lancées et lance toujours visaient essentiellement des cibles civiles, tuant ainsi directement des Yéménites ou les soumettant à des conditions d’existence propres à causer indirectement leur mort. S’ajoutent à cela de nombreux actes illégaux commis dans des centres de détention secrets au Yémen que les Émirats arabes unis contrôlent et qui peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité de torture, de violences sexuelles, d’emprisonnement arbitraire et de disparitions forcées1.
La situation au Yémen est en effet catastrophique. On recense aujourd’hui plus de 112 000 morts, dont environ 12 000 civils2. Ces chiffres ne tiennent pas compte des milliers de décès dûs à la détérioration de la situation socioéconomique, sanitaire et humanitaire. Les civils au Yémen, y compris les personnes en situation de handicap, sont tout simplement pris entre le marteau et l’enclume. Ils risquent de mourir chaque jour, soit des suites des hostilités, soit de malnutrition ou autres. Les Yéménites ne peuvent exercer leurs droits les plus fondamentaux comme le droit à la santé, à l’éducation, au travail et à la liberté d’expression.
Outre les effets dévastateurs de la guerre, les Yéménites sont également confrontés à la double menace de la COVID-19 et du choléra. Si la vaccination s’accélère partout ailleurs dans le monde, personne au Yémen n’a à ce jour été vacciné contre la COVID-19. Avec la saison des pluies qui commence en mai, le nombre de cas de choléra risque d’augmenter.
Transferts d’armes : facteur alimentant la guerre au Yémen
Malgré les appels répétés lancés dès le début du conflit pour un embargo sur les armes, plusieurs États ont continué et continuent à ce jour de fournir directement ou indirectement des armes aux parties impliquées dans la guerre au Yémen. Commençons par l’Iran. Bien qu’il ait toujours démenti aider militairement les groupes rebelles houthis, l’Iran demeure le seul pays à avoir un intérêt à soutenir ces groupes. Selon les experts des Nations Unies chargés de contrôler le respect de l’embargo imposé par le Conseil de sécurité, le 14 avril 2015, des débris liés à de l’équipement militaire et à des drones d’origine iranienne ont été identifiés au Yémen. Selon ces mêmes experts, ces équipements militaires ont été introduits après l’imposition de l’embargo. D’autres États ne cessent d’approvisionner en armes le gouvernement yéménite et/ou les membres de la coalition et plus particulièrement l’Arabie saoudite. Il s’agit entre autres de la Belgique, du Canada, des États‑Unis, de la France, de l’Italie et du Royaume-Uni.
Les États susmentionnés agissent ainsi alors qu’ils sont presque tous (mis à part les États‑Unis et l’Iran) parties au Traité sur le commerce des armes (TCA). Ce dernier « interdit aux États parties d’autoriser des transferts d’armes […] s’ils ont connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels ils sont parties (art. 6.3) ». Ce même Traité oblige les États parties de ne pas autoriser l’exportation s’il existe un risque prépondérant que les armes exportées puissent servir à commettre des violations graves du droit international humanitaire ou à en faciliter la commission ou à commettre des violations graves du droit international des droits de l’Homme ou à en faciliter la commission (art. 7). En continuant de transférer des armes à l’Arabie saoudite et ou aux autres membres de la coalition, les États producteurs et exportateurs d’armes parties au TCA agissent donc en violation de leurs obligations internationales.
Depuis le début du conflit, plusieurs appels ont été lancés pour qu’un embargo sur les armes soit imposé à toutes les parties impliquées. Cependant, cela ne se réalisa pas. Le seul embargo imposé par le Conseil de sécurité concernait les groupes rebelles houthis seulement. Cela dit, aucun embargo n’a à ce jour été imposé par ledit Conseil à destination de l’Arabie saoudite ou des autres membres de la coalition. En réaction à cette situation, des ONG et des défenseurs des droits fondamentaux se sont précipités devant les juridictions nationales des principaux fournisseurs d’armes à l’Arabie saoudite (dirigeant la coalition) afin de suspendre les exportations d’armes à destination de celle‑ ci. Ces recours demeurent cependant insuffisants.
En Belgique, il fallait entamer un nouveau recours pour chaque nouvelle licence délivrée, chose qui n’était pas toujours possible vu le manque de transparence en la matière. Au Royaume‑Uni, après la victoire enregistrée dans le jugement du 20 juin 2019, un autre recours a été entamé le 20 octobre 2020. En France, la requête déposée par ASER en mai 2018 a été rejetée au fond . Les règles internationales et européennes invoquées par l’association (les articles 6 et 7 du TCA et la position commune n° 2008/944/ PESC du Conseil européen du 8 décembre 2008) étaient jugées comme dépourvues d’effet direct. Au Canada, le recours intenté par le professeur Daniel Turp, dans le cadre de l’Opérations droits blindés, n’a pu aboutir. La Loi sur les licences d’exportation et d’importation donnaient un large pouvoir discrétionnaire au ministre et la cour était d’avis que celui-ci avait bien tenu compte des facteurs pertinents liés à l’octroi de licences d’exportation, à savoir, l’impact économique de l’exportation proposée, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et internationale, les antécédents de l’Arabie saoudite en matière de droits fondamentaux ainsi que le conflit au Yémen.
De son côté, le Groupe d’experts éminents des Nations Unies sur le Yémen avait maintes fois blâmé les États producteurs et exportateurs d’armes d’avoir continué à soutenir les parties au conflit, notamment, par le biais de transferts d’armes. Après avoir utilisé longtemps l’expression États tiers pour désigner ces États, le Groupe a fini par dresser une liste qui comprend les États‑Unis, le Royaume‑Uni, la France et l’Iran. Dans un rapport pour la période se terminant en juin 2020, le groupe avait ajouté le Canada étant donné l’augmentation de ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite en 2019. À l’instar des recours judiciaires, les blâmes reçus des experts des Nations Unies n’ont pas été un vrai obstacle pour les fournisseurs d’armes à l’Arabie saoudite. Le Canada avait repris ses exportations d’armes à ce pays de la péninsule arabique en pleine pandémie, en avril 2020. Il a agi ainsi alors qu’il contribuait à des programmes d’aide humanitaire visant justement à répondre aux besoins urgents des personnes touchées par le conflit au Yémen.
En continuant de transférer des armes aux parties impliquées dans le conflit, les États producteurs et exportateurs d’armes contribuent non seulement à la perpétuation de la guerre au Yémen, mais risquent également de voir leur responsabilité internationale engagée pour avoir aidé ou assisté les parties au conflit dans la commission de violations graves du DIH et DIDH. Cela n’étant plus possible de prétendre méconnaitre les conséquences de tels transferts sur la situation humanitaire au Yémen. Une situation qualifiée comme étant la pire crise humanitaire au monde.
Sauver le Yémen : une responsabilité collective
Les appels à la cessation de la guerre au Yémen se font pressants du fait de la situation humanitaire désastreuse. On ne cesse d’entendre des appels tels que Cela suffit maintenant, Arrêtez la guerre au Yémen, Sauvez le Yémen. Aujourd’hui, le Yémen ne peut plus attendre. Il est désormais de la responsabilité non seulement des parties impliquées mais aussi de toute la communauté internationale de mettre fin à cette guerre.
La résolution du conflit yéménite ne peut se faire que par des moyens pacifiques. Il incombe donc aux parties impliquées d’annoncer un cessez-le-feu immédiat dans tout le Yémen. De son côté, la communauté internationale doit, à travers les organes des Nations Unies ou autres, continuer à faire pression sur ces mêmes parties pour qu’elles s’engagent dans une véritable voie de paix. Elle doit également faire pression sur les États qui continuent de transférer des armes aux parties impliquées.
Seule la fin de la guerre pourra ouvrir une nouvelle page dans l’histoire du Yémen. Il sera évidemment bien difficile de réparer tous les dégâts que la guerre a causés, mais il est certain que cela dépendra du degré d’engagement des Yéménites et de l’appui que leur apportera la communauté internationale.
NDLR: Le Canada a repris l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite en pleine pandémie, en juillet 2020. Notons que l’Organisation des Nations Unies a qualifié la situation au Yémen de la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. En réaction à cette crise, des organisations citoyennes de Grande‑Bretagne et des États‑Unis ont lancé un appel à une journée mondiale d’action NON à la guerre au Yémen qui a eu lieu le 25 janvier dernier. Au Québec, l’appel a été repris par le Collectif Échec à la guerre et endossé par la Ligue des droits et libertés.
1 Action Sécurité Éthique Républicaines ASER, Crimes contre l’humanité au Yémen : Appréciation juridique des violations du droit international commises par la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Décembre 2020, France.
2 Comprehensive report of the Group of Eminent International and Regional Experts on Yemen, A/HRC/45/6, Human Rights Council, 2020, 4.
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