La tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic sous l’angle des droits humains
Un carnet rédigé par
Éléonore Loupforest, membre militante à la Ligue des droits et libertés
Laurence Guénette, coordonnatrice à la Ligue des droits et libertés
Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.
Il y a 10 ans survenait une tragédie à Lac-Mégantic, un train de pétrole dévastant le centre-ville et tuant 47 personnes. Alors que se multiplient les bilans et les commémorations, et si on y apposait une perspective de droits humains ?
Il va sans dire que la tragédie a entraîné des conséquences environnementales (qualité de l’air, dommages à la faune, contamination des sols et de l’eau par le pétrole, particulièrement du lac Mégantic et de la rivière Chaudière, etc.)[1] dont certaines perdurent aujourd’hui, représentant un recul du droit à un environnement sain et des impacts potentiels sur le droit à la santé. Les enjeux environnementaux demeurent d’actualité alors qu’une possible voie de contournement suscite des débats importants[2].
D’autres droits sont bafoués dans la foulée de la tragédie et de l’après-tragédie, que nous abordons en ces lignes, comme le droit à la vie et à la sécurité, ainsi que le droit à l’information.
Les résultats de la dérégulation
Les événements catastrophiques de la nuit du 5 au 6 juillet 2013 se trament bien avant que le train de pétrole stationné pour la nuit ne dévale la pente menant vers le centre-ville de Lac-Mégantic. Les rouages du néolibéralisme s’activent depuis de nombreuses années déjà, postulant pour réduire d’un même élan les responsabilités des États et le fardeau régulatoire imposé aux entreprises, ce qui suppose des risques pour le droit à la vie et à la sécurité.
À cet égard, Anne-Marie Saint-Cerny a fait un extraordinaire travail dans Mégantic : une tragédie annoncée[3]. Elle y explique le contexte de dérégulation, et même d’autorégulation, qui caractérise le transport ferroviaire au Canada depuis un certain nombre d’années. Ce sont les acteurs privés du transport ferroviaire qui créent leur propre règlement, guidés bien entendu par l’impératif de réduire les coûts et de maximiser les profits, par exemple en mettant un équipage d’une seule personne au service d’un train de nombreux wagons de produit dangereux, ou encore en diminuant la quantité d’inspections obligatoires. Comment s’attendre à un respect des droits dans la foulée de cette course à la dérégulation ?
Les États sont responsables de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains, notamment à travers les législations. Celles-ci sont censées régir le comportement des entreprises, fort susceptibles de bafouer les droits dans leur quête de profit et dans l’exercice de leur pouvoir économique parfois énorme.
Postuler pour l’autorégulation des entreprises relève de l’aberration, surtout dans un secteur aussi critique que celui du transport de marchandises dangereuses sillonnant des rails qui traversent de nombreuses communautés au Québec. Dix ans après la tragédie, le gouvernement fédéral, à travers Transports Canada, se félicite d’avoir resserré les règles en amenant certains changements réglementaires et en augmentant le nombre d’inspections, mais nombre d’experts soulignent que les résultats ne sont pas au rendez-vous et que le portrait des accidents ferroviaires a peu changé.
Droit à l’information
Ces temps-ci, les trains de marchandises dangereuses traversant la Ville de Lac-Mégantic comportent de plus en plus de wagons et leur fréquence augmente. Détrompez-vous, il ne s’agit pas là d’informations qui seraient exigées aux entreprises privées de transport puis colligées et rendues publiques par nos gouvernements, permettant la réalisation du droit à l’information… Il s’agit plutôt du fruit du travail bénévole de vigilance d’un citoyen de Lac-Mégantic qui répertorie assidument la fréquence, la longueur des trains, ainsi que les catégories de matières qu’ils transportent[4] !
Car la tragédie de Lac-Mégantic et ses suites s’illustrent aussi comme un exemple plutôt emblématique d’entraves importantes au droit à l’information. Ce déni de droit s’ajoute à un manque de transparence et au peu d’espace démocratique qui a été accordé pour que les citoyen-ne-s participent aux prises de décisions, en ce qui concerne la reconstruction du centre-ville et la réparation des dégâts environnementaux notamment.
Les habitants de Lac-Mégantic ont eu peu à dire dans la reconstruction du centre-ville au cours des mois suivants la tragédie, alors qu’une loi provinciale et un règlement municipal ont permis de nombreuses expropriations et démolition de résidences, et favorisé la reconstruction d’un centre-ville occupé par de grands groupes commerciaux au détriment des petits commerces locaux qui y existaient avant. La Ville soulignait en octobre 2013 que les négociations entre promoteurs des commerces de grandes surfaces et certains citoyens propriétaires allaient bon train[5], alors que l’enquête de Mme Saint-Cerny révèle plutôt que ces derniers subissaient harcèlement et intimidation, en plus de la désinformation servie aux habitants de Lac-Mégantic.
Nombre de bâtiments ont été démolis en vertu de la loi 57, mais sans respecter la condition qu’un rapport d’expert constate que leur état de contamination l’exigeait. Mme Saint-Cerny a dû se saisir de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels l’accès à l’information pour mettre la main sur le rapport sur la contamination des sols de la ville de Mégantic produit par l’entreprise Golder qui n’avait pas été rendu public. Rappelons le contexte de commotion collective dans lequel se sont déroulées ces démolitions et cette reconstruction ; aurait-il fallu que les citoyen-ne-s vivent leur choc et leurs deuils tout en déployant l’énergie nécessaire pour défendre leurs droits et formuler des demandes d’accès à l’information ?
Lors du nettoyage du site, la compagnie MMA a choisi des sous-traitants et a opéré une gestion du chantier que plusieurs jugèrent opaque.
Les données relatives à l’état de la contamination n’ont pas été rendues publiques et l’accès au chantier a été refusé tant aux organismes de protection de l’environnement qu’aux institutions publiques[6].
Rappelons que l’accès à l’information et la participation de la population à la prise de décisions sont des piliers pour l’exercice du droit à un environnement sain, et à cet égard les citoyen-ne-s de Lac-Mégantic auraient dû être adéquatement informés et consultés dans les suites de la tragédie.
Conclusion
La perspective des droits humains participe d’une réflexion plus vaste dans le contexte des crises environnementales actuelles, sur le rôle que les États doivent jouer pour réguler les activités des corporations de plus en plus puissantes. Au même titre que la privatisation, la corruption et les iniquités dans la distribution de la richesse, la dérégulation mérite d’être examinée avec l’éclairage des droits humains.
Les institutions publiques doivent réglementer et surveiller adéquatement et en toute indépendance les activités des transporteurs ferroviaires et autres industries susceptibles d’impacts majeurs sur les droits humains, notamment le droit à la vie, à la sécurité et à un environnement sain.
[1] https://www.ledevoir.com/environnement/385041/pollution-a-lac-megantic-les-resultats-des-tests-sont-inquietants
[2] https://www.latribune.ca/2023/01/19/la-voie-de-la-discorde-a-lac-megantic-377a980e5facb234a421e3d65fdf6973/
[3] https://ecosociete.org/livres/megantic
[4] https://www.lesoleil.com/actualites/2023/06/17/lac-megantic-encore-plus-de-trains-qui-transportent-des-matieres-dangereuses-WK6GHBYDXJANVJXXFO2WMJ7ZIE/
[5] https://www.ville.lac-megantic.qc.ca/lac-megantic-etat-de-la-situation-3/
[6] Livre et https://www.pressegauche.org/Lac-Megantic-privatisation-des-operations-et-donnees-secretes-de-contamination