Pour lire la lettre publiée dans Le Devoir
Un discours manichéen s’est imposé depuis le début de la pandémie de COVID-19 : soit on accepte l’ensemble des mesures sanitaires du gouvernement Legault, soit on appartient à la catégorie des complotistes. Derrière cette fausse dichotomie, il existe une troisième option : être en faveur d’une santé publique proactive, d’une campagne de vaccination large, de l’utilisation massive des tests et de la ventilation de lieux publics fermés, tout en refusant un couvre-feu liberticide, paternaliste, sans efficacité avérée par des données scientifiques.
Le « grand récit » véhiculé par le gouvernement et les médias est largement trompeur : on fait reposer la contagion sur les « petites tricheries », alors qu’en réalité les principaux foyers de contamination se trouvent dans les écoles, les garderies et les milieux de travail. Les photographies de parcs bondés induisent le public en erreur sur les modes de propagation du virus et la prise de risque. Les études scientifiques montrent que la transmission de la COVID-19 à l’extérieur est 19 fois plus faible qu’à l’intérieur.
Plutôt que de prioriser la ventilation, mesure utile contre un virus qui se propage surtout par les aérosols, le gouvernement Legault choisit de cibler l’espace public comme un lieu dangereux, sans justifications scientifiques à l’appui. Devant la multiplication des variants et la montée de la troisième vague, le gouvernement a ramené le couvre-feu à 20 h puis à 21 h 30 quelques semaines plus tard. Mais cela influe-t-il vraiment sur les visites à domicile ? Une récente étude de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) montre que le nombre de contacts à domicile est resté relativement stable depuis le début de la pandémie, et que les principales variations du nombre de contacts ne sont pas liées à ces visites, mais plutôt aux écoles et aux milieux de travail.
Le couvre-feu est-il efficace ?
Si les bénéfices du couvre-feu demeurent hypothétiques, ses effets néfastes sont bien réels. Outre les personnes en situation d’itinérance, les groupes les plus susceptibles d’être touchés par la répression policière et le couvre-feu sont les travailleurs et travailleuses essentiels, les personnes racisées qui subissent déjà le profilage racial et les personnes sans statut. Le couvre-feu complique davantage la situation des femmes en situation de violence conjugale qui ont plus de difficultés à bénéficier de l’appui de leurs proches en situation d’urgence.
Pour les jeunes, l’isolement social prolongé durant la pandémie a engendré une grande détresse psychologique : 48 % des jeunes du secondaire à l’université présentent des signes inquiétants d’anxiété généralisée, voire de dépression majeure. Le fait de se voir à l’extérieur en soirée ne devrait pas être vu comme un caprice ou de l’inconscience, mais comme un besoin vital et une mesure peu risquée de mitigation des effets associés au confinement.
De plus, le couvre-feu favorise paradoxalement la prise de risque : interrompre les rencontres à l’extérieur après 21 h 30 incite les gens qui veulent continuer d’interagir à se rassembler à l’intérieur, et d’y passer la nuit, afin d’éviter la répression policière. L’approche « prohibitionniste » du gouvernement Legault, qui invite à l’abstinence sociale, est contre-productive. Misons plutôt sur une réduction des méfaits en encourageant les rencontres en petits groupes à l’extérieur, comme la Colombie-Britannique le fait avec le slogan « fewer faces, outdoor spaces ».
Une mesure antidémocratique
Sur le plan juridique et politique, le couvre-feu s’avère problématique à plusieurs niveaux. Rappelons qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle qui doit être justifiée au regard de la Charte des droits et libertés de la personne. Cette mesure doit notamment respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire que la mesure doit être proportionnée à l’objectif recherché et être la moins attentatoire possible aux droits et libertés. Selon l’avocat Alexandre Bergevin, le couvre-feu affecte des droits constitutionnels comme la liberté de circuler.
En plus de miner la confiance du public vis-à-vis des mesures sanitaires, le couvre-feu est une mesure infantilisante qui s’inscrit dans un contexte d’état d’urgence reconduit ad vitam æternam, instaurant un mode de « gouvernance par décrets » sans contre-pouvoirs démocratiques. Des juristes pressent d’ailleurs les tribunaux d’ordonner au gouvernement Legault « de cesser de renouveler l’état d’urgence sanitaire à coups de décrets ». Le gouvernement mise ainsi sur une approche verticale et opaque, le couvre-feu cadrant la crise sanitaire comme un enjeu de sécurité publique plutôt que de santé publique. Ce ne sont pas les forces de l’ordre qui nous sortiront du pétrin, mais bien la science, l’éducation populaire et les bonnes pratiques.
Le couvre-feu se voulait une mesure temporaire, un électrochoc. Nul ne sait toutefois quand, comment et dans quelles conditions il sera levé. La banalisation du couvre-feu et sa reconduction sans débat, qui le transforment en simple outil de gestion de crise parmi d’autres, créent un précédent en matière de restriction des droits et libertés, et un rétrécissement de l’espace démocratique.
Le 1er mai dernier, une manifestation a rassemblé des milliers de personnes pour protester contre les mesures sanitaires jugées « excessives et injustifiées ». Si une grande partie des mesures sanitaires demeurent toujours utiles, le fait de retirer le couvre-feu et d’encourager la socialisation à l’extérieur permettrait de calmer le jeu, de réduire les tensions et d’éviter de futures manifestations du genre, qui posent certains risques pour la santé publique quand on sait que des participants à cette manifestation refusaient de porter le masque.
C’est pourquoi nous réclamons la suspension immédiate du couvre-feu. Devant le spectre d’un autoritarisme sanitaire, réclamons une démocratie sanitaire, basée sur l’entraide, la solidarité, le respect des mesures de distanciation physique, la communication transparente de la part des responsables et l’éducation populaire. Réclamons aussi la fin de l’isolement social imposé par le couvre-feu et la répression policière.
Lettre cosignée par :
Jonathan Durand Folco, professeur et chercheur universitaire
Alexandra Pierre, présidente, Ligue des droits et libertés
et
Sophie Brochu, avocate ; Philippe Lapointe, conseiller syndical ; Julien Simard, gérontologue social, Postdoctoral Fellow, McGill School of Social Work ; Jean-Sébastien Fallu, professeur et chercheur universitaire ; Emma Jean, doctorante en sociologie, Université de Montréal.