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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Lutter pour le droit à l’égalité effective
Martine Éloy, militante à la LDL et membre du CA de 2002 à 2022
Les années 1963 à 2000
Victoire majeure de la Ligue des droits et libertés (LDL) : en 1975, après une dizaine d’années de pressions et de revendications, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec a finalement été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Pour une première fois au Québec, les droits fondamentaux étaient enchâssés dans un document juridique !
Au cours des premières décennies de son existence, l’intervention de la LDL sur la question du racisme a pris la forme de dénonciations des discriminations et d’appuis à des luttes menées par des groupes victimes de discrimination, notamment celle des chauffeur-euse-s de taxi haïtien-ne-s, et celles de réfugié-e-s et sans-statut, dont Victor Regalado et Mohamed Cherfi. La LDL a aussi été très active en appui aux Autochtones engagé-e-s dans la lutte pour leurs droits, comme dans la guerre du saumon.
Dès les années 1980, tout en poursuivant son travail terrain de dénonciations des discriminations, la LDL s’est penchée sur la montée des mouvements d’extrême-droite néonazis et des violences racistes au Québec1, jetant ainsi les bases d’une analyse systémique du racisme.
Les années 2000 et la guerre au terrorisme
Les attentats du 11 septembre 2001 ont donné lieu dans les pays occidentaux à une déferlante d’islamophobie. L’horreur de l’attentat a été instrumentalisée pour réactiver les stéréotypes associés aux mondes musulman et arabe, omniprésents dans la culture occidentale, et les répandre allègrement dans l’espace public. Les manifestations de gestes racistes ne se sont pas fait attendre, avec des conséquences directes, inquiétantes et bouleversantes pour les populations concernées : discrimination en matière d’emploi et de logement, agressions verbales et physiques envers les femmes portant le voile, profilage racial dans l’application des mesures antiterroristes dont les listes d’interdiction de vol et les certificats de sécurité, et de nombreuses autres. La LDL a alors initié un projet d’observatoire pour documenter et dénoncer ce néo-racisme ou racisme culturel. En effet, l’attribution à un groupe, présenté comme homogène, d’une identité culturelle stéréotypée, considérée inférieure et irréconciliable avec la culture dominante, constitue une forme de racisme.
2007 et après : Charte des valeurs et laïcité de l’État
Le climat de peur savamment entretenu par les gouvernements après le 11 septembre a favorisé la montée d’un racisme décomplexé dans le discours public. Cette période du discours du EUX contre NOUS a ouvert grande la porte au discours identitaire construit autour des soi-disant valeurs québécoises aux dépens des personnes musulmanes ou perçues comme telles. Il y a d’abord eu tout le débat public autour des accommodements raisonnables qui a donné lieu à la Commission Bouchard-Taylor en 2007. À cette occasion, la LDL a déposé un mémoire et témoigné aux audiences, rappelant que les mesures d’accommodement ont comme objectif de lutter contre l’exclusion en favorisant l’intégration d’un individu ayant un besoin spécifique (mobilité, santé, religion). La LDL a alors réitéré que tous les droits sont interdépendants et ne peuvent donc pas être hiérarchisés.
Les conclusions du rapport Bouchard-Taylor ont été ignorées et, à la suite de ce rapport, nous avons plutôt eu droit à une série de projets de loi discriminatoires visant les minorités religieuses et particulièrement les femmes musulmanes : PL 942, PL 60 (Charte des valeurs)3, PL 624 et le PL 215. Pendant cette période, la LDL a émis nombre de communiqués, lettres ouvertes et mémoires, arguant que la majorité ne peut priver une minorité de droits garantis par les chartes des droits au nom des soi-disant valeurs de la majorité. En fait, le discours sur les valeurs communes est un discours d’exclusion. La LDL a aussi publié Laïcité, un fascicule qui a été réimprimé à quatre reprises entre 2010 et 2019. L’objectif était d’arriver à une compréhension commune du concept de laïcité, qui a été développé pour protéger les groupes de croyances minoritaires et non pour imposer une non-croyance. Tous les projets de loi ci-dessus ont échoué à être adoptés, sauf le PL 216, promulguée par la Coalition avenir Québec (CAQ) sous le bâillon en 2019.
Fredy Villanueva et la lutte contre le profilage racial
L’usage abusif de la force, notamment envers des jeunes racisés, et le profilage qui le sous-tend ont toujours été dans la mire de la LDL. Le 9 août 2008, Fredy Villanueva, un jeune de 18 ans, a été abattu par un policier alors qu’il était avec un groupe de jeunes qui jouaient aux dés dans un parc à Montréal-Nord. Lors de l’intervention policière qui dura moins d’une minute, deux autres jeunes ont aussi été blessés par les tirs du policier. Le sentiment d’injustice ressenti face à cet incident d’une violence inouïe a engendré une importante mobilisation contre les violences policières dont sont particulièrement victimes les personnes racisées. La LDL a participé activement à une coalition qui réclamait une enquête publique pour faire la lumière, non seulement sur les causes et circonstances de cette mort, mais aussi sur l’impunité policière et le traitement que la police réserve aux personnes racisées et marginalisées. Cet évènement a relancé la mobilisation pour dénoncer le profilage racial et les abus policiers.
2016 : Le racisme est systémique
En 2016, à l’initiative de groupes racisés, une vaste coalition s’est constituée pour demander que le gouvernement tienne une consultation publique sur le racisme systémique. Dans ce contexte, les membres de la LDL, réuni-e-s en AGA, ont décidé, sur recommandation du comité Racisme, laïcité et exclusion sociale, de faire de la lutte au racisme une priorité et ont endossé l’approche systémique du racisme.
Au-delà des comportements individuels, des propos vexatoires et des gestes discriminatoires, il y a des facteurs et des pratiques organisationnelles, institutionnelles et sociétales qui ont des effets discriminatoires pérennes pour les personnes racisées.
Pour la LDL, à la suite du constat que le droit formel n’est pas suffisant pour combattre un système, il est devenu apparent qu’il est important de s’attaquer aux causes structurelles du racisme. C’est dans cet esprit que la LDL a déposé un mémoire en 20197 et participé aux audiences de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) sur le racisme et la discrimination systémiques. Certaines des recommandations de la LDL figurent d’ailleurs dans le rapport final de la Ville de Montréal.
La LDL a appuyé l’appel à la création d’une commission sur le racisme systémique au Québec et a produit une brochure en 2016, Le racisme systémique… parlons-en!, permettant de mieux comprendre ce terme souvent galvaudé et mal interprété, y compris par le premier ministre lui-même. Depuis, la LDL a multiplié les occasions pour faire connaître le concept du racisme systémique auprès de publics francophones et anglophones d’abord par la publication d’une brochure qui a circulé à plus de 10 000 exemplaires ; d’un numéro de la revue Droits et libertés ; d’ateliers publics et privés ; de webinaires ; de capsules vidéo en animation ; des carnets des militant-e-s et, en 2022, d’une 2e édition révisée de la brochure.
2020 à 2023 : La pandémie révélatrice des iniquités
La pandémie de COVID-19 a mis en lumière ce qu’on on savait déjà : nous ne sommes pas tous et toutes égales, même face à la maladie. Pour les personnes racisées notamment dans les quartiers du nord-est de Montréal, l’éloignement des services médicaux, les conditions d’emplois précaires dans des secteurs jugés essentiels, le caractère exigu des logements qui ne permettent pas la distanciation et l’impossibilité de s’absenter pour se faire vacciner sont tous des facteurs qui expliquent un taux de décès supérieur à ceux de la plupart des autres quartiers de Montréal. C’est un exemple éloquent de l’interdépendance des droits : lorsque le droit à l’égalité est bafoué, cela porte à atteinte à d’autres droits, tel le droit à la santé et à la vie. Le traitement subi par Joyce Echaquan au Centre hospitalier De Lanaudière est malheureusement un autre exemple de l’existence du racisme sociétal au Québec et plus largement au Canada.
Il est urgent de reconnaître l’existence du racisme systémique, car on ne peut espérer vaincre un problème dont on nie l’existence. Le droit à l’égalité est au cœur de notre mission et la LDL s’engage à poursuivre son intervention dans la poursuite de la lutte pour une société où le droit à l’égalité de tous et toutes sera une réalité.
- Ces travaux ont mené à la publication du livre Les Skins Heads et l’extrême droite, VLB Éditeur, 1991.
- Gouvernement du Québec, Projet de loi no 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement, 2010.
- Gouvernement du Québec, Projet de loi no 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État, 2013.
- Gouvernement du Québec, Projet de loi no 62, Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes, 2017.
- Gouvernement du Québec, Projet de loi no 21, Loi sur la laïcité de l’État, 2019.
- LDL, Le projet de loi 21 : un projet de loi discriminatoire et contraire aux principes fondamentaux d’un État de droit, mai 2019.
- Ligue des droits et libertés, Opinion écrite déposée à l’Office de consultation publique de Montréal, 31 octobre 2019, https ://liguedesdroits.ca/la-ville-de-montreal-possede-les-outils-necessaires-pour-contrer-le-racisme-systemique/