Entreprises multinationales canadiennes et violations des droits humains : quand la résilience porte ses fruits

La Cour suprême a affirmé pour une première fois qu’une poursuite intentée contre une minière canadienne dont les activités se sont déroulées à l’étranger pourra avoir lieu en sol canadien.

Un carnet rédigé par Geneviève Paul, juriste membre de la LDL, spécialisée dans la responsabilité des entreprises multinationales (également directrice générale du Centre québécois du droit de l’environnement)

L’Érythrée, en Afrique de l’Est, est l’un des pays les plus répressifs de la planète. Son président, Isaias Afewerki, y mène une dictature brutale depuis plus de deux décennies. L’une des caractéristiques de ce régime dictatorial : un enrôlement obligatoire à durée indéterminée obligeant la majorité des hommes et des femmes non mariées à effectuer, dès l’âge de dix-huit (voire avant si l’on se fie à de nombreux rapports), un service militaire ou tout autre service public. Ce service national obligatoire peut durer jusqu’à… 20 ans ! Soumises à des conditions de vie extrêmement difficiles, les personnes enrôlées travaillent sous la menace constante, craignant de subir les sévices du régime (détention, travaux forcés, torture …) Les femmes, elles, sont particulièrement à risque d’être victimes d’esclavage sexuel et autres violences sexuelles. Chaque année, des milliers d’Érythréen·ne·s fuient leur pays.

Certaines personnes enrôlées se retrouvent donc contraintes à travailler sur des projets d’infrastructure soutenus par le régime. Parmi ceux-ci, on retrouve celui de la mine Bishai dont la construction a débuté en 2008. La mine appartient à la Bisha Mining Share Company qui, à son tour, est détenue par Nevsun, une société canadienne dont le siège social se trouvait alors en Colombie-Britannique[1].

Forcés de travailler dans des conditions dangereuses et difficiles pendant des années, des travailleurs affirment ne pas avoir été autorisés à quitter la mine, s’être fait battre et avoir reçu des punitions de tout genre. Comme celle de « se voir ordonner de se rouler dans le sable brûlant tout en étant battus à coups de bâtons jusqu’à en perdre conscience. » Trois d’entre eux ont fui le pays et sont devenus des réfugiés. Ce sont eux qui poursuivent aujourd’hui l’entreprise canadienne Nevsun, l’accusant, dans sa collaboration avec le gouvernement érythréen, d’esclavage, de travail forcé, de traitements cruels, inhumains ou dégradants et de crimes contre l’humanité.

Une décision récente de la Cour suprême dans cette affaire a fait basculer la balance de l’espoir en faveur des victimes.

Tenter d’obtenir justice au Canada pour des violations impliquant des entreprises canadiennes opérant à l’étranger, c’est faire face à de nombreux obstacles de taille. Dans ce cas-ci, Nevsun s’est battue jusqu’en Cour suprême pour empêcher les tribunaux canadiens de se déclarer compétents pour entendre l’affaire. L’entreprise soutenait, entre autres, que les tribunaux du Canada ne peuvent juger ce que fait un autre pays.

Or le 28 février dernier, une majorité de juges de la Cour suprême a rejeté cet argument et a affirmé, pour la première fois, qu’une poursuite intentée contre une minière canadienne dont les activités se sont déroulées à l’étranger pourra avoir lieu en sol canadien. Dans leurs arguments, les juges de la majorité ont également souligné qu’il était illusoire d’affirmer que ces ex-travailleurs érythréens pouvaient espérer obtenir justice dans leur pays d’origine. Ils ont aussi affirmé que le droit international coutumier fait partie du droit canadien.

En d’autres mots, même sans loi écrite ou texte de loi particulier, il y a des lignes rouges implicites que même les entreprises ne doivent pas franchir, où qu’elles opèrent. Le travail forcé, la torture, l’esclavage et les traitements inhumains en font partie.

L’affaire ira donc de l’avant devant un tribunal de la Colombie-Britannique qui devra évaluer si Nevsun est effectivement responsable d’avoir violé les droits de travailleurs.

Le bureau « d’ombudsman canadien de l’entreprise responsable » mis sur pied en 2018 sur l’insistance de la société civile pour se pencher sur des plaintes concernant des allégations de violations des droits causées par les activités d’une entreprise canadienne à l’étranger demeure largement critiqué en raison de son manque d’indépendance (le bureau et son personnel relèvent du Ministère de la Diversification du commerce international) et de ses pouvoirs d’enquête insuffisants. Une telle mesure ne saurait satisfaire aux obligations du Canada en matière de droits humains. Il est à espérer que le dossier Nevsun amènera le gouvernement canadien à (enfin) adopter une législation forte et nécessaire pour prévenir les violations des droits humains associées aux activités des entreprises canadiennes à l’étranger[2].

Pour l’heure, il faut se réjouir de cette importante manche gagnée par ces travailleurs érythréens et qui donne espoir aux centaines de communautés, de mouvements sociaux et d’organismes à travers le monde qui exigent justice pour les violations des droits humains impliquant des entreprises canadiennes opérant à l’étranger.

Un point pour la résilience.


[1] L’entreprise a été acquise par une entreprise chinoise en 2018. La majorité des entreprises extractives du monde sont enregistrées au Canada, pour des raisons fiscales.

[2] Pour plus d’informations, visitez le site du Réseau canadien pour la reddition de compte des entreprises (RCRCE).


Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.