PL 60 – Un projet de loi dangereux, incohérent et injustifié

La Ligue des droits et libertés (LDL) affirme que les grandes orientations du projet de loi 60 sont incompatibles avec les principes qui constituent les fondements même des droits humains et demande le retrait du projet de loi.

Un projet de loi dangereux, incohérent et injustifié

Mémoire à la Commission des institutions

 

Projet de loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement

 

20 décembre 2013


Résumé

La Ligue des droits et libertés demande le retrait du projet de loi 60. Elle évalue que ce projet de loi  propose une hiérarchisation des droits qui remet en question le principe fondamental reconnu en droit international de l’interdépendance des droits, qu’il introduit deux poids, deux mesures pour la réalisation du droit des femmes à l’égalité, qu’il stigmatise une partie de la population, qu’il dénature la Charte des droits et libertés, qu’il porte atteinte à l’équilibre des droits protégés par celle-ci et qu’il érode la juridiction de la CDPDJ.

La Ligue des droits et libertés s’inquiète du discours qui banalise les libertés individuelles et rappelle quelques éléments essentiels à considérer dans le débat actuel, notamment, le fait que la laïcité de l’État n’est pas une valeur en soi. Elle rappelle également que le droit des femmes à l’égalité consiste à exercer tous leurs droits en pleine égalité et que pour en assurer l’effectivité complète il faut reconnaître aux droits économiques et sociaux la reconnaissance juridique pleine et entière qui manque actuellement à ces droits.

La Ligue des droits et libertés s’inquiète également des conséquences néfastes du débat actuel pour l’avenir de la société québécoise, des reculs annoncés par la subordination de nos droits « aux valeurs communes », des fractures sociales qui en découlent et des effets délétères que ce débat a produits sur l’intégration sociale des membres des communautés ciblées ainsi que de la montée du racisme et de l’islamophobie qui a été observée depuis l’annonce du projet gouvernemental.

Enfin, la Ligue des droits et libertés souhaite que se manifeste une réelle volonté politique de redresser une situation qui nous apparait de plus en plus critique.

 

Table des matières

 

Présentation de la Ligue des droits et libertés

1 Les dérives du discours gouvernemental

Un discours qui stigmatise

Un discours qui banalise les libertés individuelles

2 Quelques rappels essentiels

La laïcité de l’État n’est pas une valeur

Droit des femmes à l’égalité et non-hiérarchisation des droits

Les accommodements raisonnables : une mesure déjà bien balisée et essentielle à l’intégration

3 Un projet de loi qui dénature la Charte québécoise

Des droits banalisés, assujettis à des valeurs

Des droits hiérarchisés

Une redéfinition des accommodements raisonnables

La juridiction de la CDPDJ atrophiée et des droits qui s’étiolent

4 Un projet de loi qui divise

5 Un projet de loi incohérent

6 Un projet de loi non justifié

Conclusion


Présentation de la Ligue des droits et libertés

La Ligue des droits et libertés (LDL) poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre les discriminations et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Son action a influencé plusieurs politiques gouvernementales et a contribué à la création d’institutions vouées à la défense et à la promotion des droits de la personne, notamment l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, l’abolition de la peine de mort, la démocratisation de l’accès à la justice, la création du régime d’aide juridique et la mise en place du système de protection de la jeunesse.

Elle défend la reconnaissance de tous les droits humains pour les personnes migrantes, immigrantes et réfugiées. Elle revendique la pleine reconnaissance juridique des droits économiques, sociaux et culturels et, plus particulièrement dans le contexte de la dérive sécuritaire, elle se bat pour le plein respect des droits civils et politiques. Elle interpelle, tant sur la scène nationale qu’internationale, les instances gouvernementales afin que celles-ci adoptent des législations, des mesures et des politiques conformes à leurs engagements à l’égard des instruments internationaux de défense des droits humains. Elle mène des activités d’information, de formation, de sensibilisation visant à faire connaître le plus largement possible les enjeux de droits pouvant se rapporter à l’ensemble des aspects de la vie en société. Ses actions concernent l’ensemble de la population de même que certains groupes placés, selon différents contextes, en situation de discrimination.

Fondée en 1963, la LDL est un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, qui vise à faire connaître, à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’homme. La LDL est affiliée à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).

Rappelons que la LDL a participé notamment aux travaux de la Commission Bouchard‑Taylor, à la consultation et aux auditions publiques de la Commission des affaires sociales sur le projet de loi 63, Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne ainsi qu’à la Commission des institutions dans le cadre des consultations sur le projet de loi 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements.

Les enjeux de droits que soulève le présent projet de loi interpellent la LDL au plus haut point. La LDL a été à l’origine de la Coalition pour l’égalité des droits en éducation, devenue par la suite la Coalition pour la déconfessionnalisation du système scolaire. En 1999, la LDL déposait un mémoire à la Commission de l’éducation de l’Assemblée nationale du Québec dans le cadre du débat sur le rapport Proulx. Dans ce mémoire, la LDL décrivait comme suit sa position : « […] fait la promotion d’une laïcité compréhensive et ouverte qui tient compte de la diversification des options personnelles en matière de religion, du droit de chaque personne de croire ou ne pas croire […] pour la reconnaissance effective de l’égalité des personnes sans aucune discrimination [et pour] le droit d’une personne d’adhérer à une confession religieuse et de la manifester dans la mesure où les pratiques qui en découlent ne portent pas atteinte aux autres droits et libertés de cette personne et aux droits et libertés d’autrui. »

La LDL milite en faveur du droit des femmes à l’égalité, et ce, depuis sa création. Elle a milité pour réformer le Code civil et les régimes matrimoniaux qui alors consacraient l’inégalité juridique des hommes et des femmes. Elle a également été pionnière au Québec dans la lutte pour la décriminalisation de l’avortement. La LDL continue de lutter pour l’égalité effective des femmes, notamment à travers la pleine reconnaissance juridique des droits économiques et sociaux. La LDL a souvent eu l’occasion de rappeler que le droit des femmes à l’égalité n’est pas un droit désincarné, mais bien un droit qui détermine les conditions d’exercice de tous les droits des femmes, y compris les droits économiques, sociaux et culturels de celles-ci.

1. Les dérives du discours gouvernemental

Un discours qui stigmatise

La LDL est extrêmement préoccupée, non seulement par le contenu du projet de loi, mais également par la manière dont le gouvernement a mené la consultation et le débat sur la Charte des valeurs. Le gouvernement propose une vision de la laïcité qui ne fait pas consensus. Il veut retirer à des personnes le droit de porter un signe religieux « marquant ostensiblement » leur appartenance religieuse. Il souhaite interdire ou limiter la possibilité de demander un accommodement, et ce, dans plusieurs contextes. Il propose d’amender la Charte des droits et libertés de la personne et de restreindre les pouvoirs de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Pourtant, le gouvernement n’a pas fait la démonstration de la nécessité de ces changements profonds.

Le gouvernement a déployé à grands frais une campagne publicitaire pour mousser son projet, mais a fait peu de place au dialogue avec les personnes et les associations de la société civile qui ne partagent pas sa vision. Enfin, il a procédé à un sondage d’opinion, mais n’en a pas rendu les résultats publics.

Dans le cadre de ce débat, on a dit des personnes qui rejetaient le projet du gouvernement qu’elles fermaient les yeux sur la montée de l’intégrisme religieux. À ce propos, la LDL refuse la logique manichéenne qui voudrait qu’on ne peut défendre le droit à l’égalité des femmes et combattre l’intégrisme religieux tout en rejetant le projet de Charte des valeurs.

Plus inquiétant, en posant le débat en termes de conflit de valeurs le gouvernement contribue à stigmatiser les personnes dont les droits sont visés par le projet de loi, soit essentiellement les femmes musulmanes portant le voile. Ces personnes sont présumées hostiles aux valeurs « québécoises ». Les dangers d’une telle logique sont réels, comme le montre la hausse récente des cas de discrimination et de réactions islamophobes et racistes.

Réunie en Congrès en avril 2010, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) avait exprimé « sa vive préoccupation face à la banalisation, en Europe, de discours politiques et d’attitudes de plus en plus xénophobes et discriminatoires. Le durcissement constant des législations sur l’entrée et le séjour des étrangers, l’introduction dans les programmes politiques (…) de mesures portant directement atteinte aux droits fondamentaux des ressortissants non-européens, entraînent des manifestations de violence et des situations de ségrégation, toutes deux insupportables. Ce rejet s’étend à ceux et celles qui sont présentées comme Étrangers alors qu’ils possèdent une des nationalités européennes, leur appartenance religieuse à l’Islam étant devenue la source de pratiques discriminatoires, voire de législations de même nature (…) adoptées comme en Suisse ou en projet comme en France et en Belgique (…) on ne saurait faire des musulmans des citoyens à part, faisant l’objet de discriminations dissimulées sous divers prétextes ou avouées (…) » La FIDH terminait sa déclaration en mettant en garde les États de faire de certains groupes ciblés des instruments politiques devenant « le marqueur récurrent des échéances électorales ».

La LDL souscrit entièrement à ces préoccupations. Elle demande à la classe politique québécoise de considérer les impacts discriminatoires que ses décisions pourraient avoir sur des groupes ciblés de même que leur effet d’entraînement sur le comportement de la société à l’égard de ces groupes.

Un discours qui banalise les libertés individuelles

Le gouvernement prétend qu’il existe une telle chose que des valeurs communes que l’on peut imposer au nom d’un droit collectif. De ce point de vue, les droits et libertés individuels seraient subordonnés à ces valeurs et pourraient être limités lorsqu’on estime que leur exercice s’oppose aux valeurs proclamées. Ce postulat politique va à l’encontre de l’idée internationalement reconnue selon laquelle il convient de protéger les droits et libertés des personnes appartenant à des groupes minoritaires.

Sur le plan historique, c’est d’ailleurs le besoin d’une telle protection qui explique le respect du principe de la neutralité de l’État. Le gouvernement propose toutefois une lecture différente et inquiétante : « Au lieu d’unir les citoyennes et les citoyens autour des valeurs communes à la nation, le principe de neutralité, tel qu’il est interprété aujourd’hui, permet à chacune et chacun d’exprimer ses croyances religieuses, mettant ainsi l’accent sur les différences entre les personnes plutôt que sur ce qui les rassemble ».[1]

Cette vision représente une régression qui nous rappelle l’époque précédant la Révolution tranquille où une autorité morale supérieure, l’Église catholique, pouvait dicter à l’ensemble de la société les modes de pensée et de conduite acceptables et inacceptables. Hors de nos valeurs, point de salut !

Pour justifier un tel revirement, on prétend que les libertés individuelles font obstacle à l’imposition d’une nouvelle morale collective. On confond individualisme et droits individuels. Or, les droits et libertés garantis à chaque individu lui assurent l’autonomie essentielle à sa dignité et lui permettent de participer à la vie collective.

La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) proclame l’égalité en dignité et en droit de chaque être humain. Elle reconnait à chaque personne une individualité qui doit être respectée. En enfermant les femmes musulmanes portant le voile dans des stéréotypes, par exemple celui de femmes soumises qu’il faut libérer malgré elles, on les dépouille de leur individualité et de leur dignité en leur refusant le droit de se définir elles-mêmes. Cela engendre un processus de déshumanisation qui facilite la stigmatisation dans l’opinion publique.

Les conflits de valeurs[2] font partie de la vie en société. Une société où tout le monde partagerait les mêmes valeurs aurait de quoi inquiéter. Dans une société libre et démocratique, chaque personne est libre de choisir ses valeurs – c’est l’essence même de la liberté de conscience – mais elle n’est pas libre de faire ce qu’elle veut. La loi limite ce qu’on peut faire et non ce qu’on peut croire. On ne peut imposer à quiconque de partager une valeur mais on peut l’obliger à respecter un droit. Dire que l’égalité hommes-femmes est une valeur commune ne fait pas avancer la cause des femmes. C’est en proclamant le droit à l’égalité et en faisant respecter ce droit que la situation des femmes progresse. Or, au Québec, le droit des femmes à l’égalité est déjà enchâssé dans la Charte, voire dans les Chartes, et doit donc être respecté intégralement. Il y a encore énormément à faire et le nivellement prétendu des valeurs n’y changera rien sinon qu’il intensifie les préjugés et les préjudices que subissent les femmes issues des communautés plus susceptibles de discrimination.

Les idées qui choquent sont combattues par le débat public et non par la restriction du droit de s’exprimer. Le fait d’être indisposé à la vue d’un-e employé-e portant un signe religieux visible ou ostentatoire ne constitue pas un conflit de droits non plus qu’une raison valable de limiter les droits des employé-e-s de l’État.

2. Quelques rappels essentiels

La laïcité de l’État n’est pas une valeur

La laïcité est une manière de régir le rapport entre les religions et l’État dans une société démocratique fondée sur l’égalité de tous et de toutes. Elle correspond à une transformation selon laquelle l’État tire sa légitimité du peuple et non de Dieu. En affranchissant l’État de tout lien avec une religion, elle garantit que les citoyen-ne-s seront traité-e-s en toute égalité, indépendamment de leurs croyances ou de leur non-croyance.

En faisant de la neutralité de l’État le cœur de la laïcité, le gouvernement confond moyens et finalité. La neutralité de l’État et la séparation des religions et de l’État ont pour finalité de protéger la liberté de conscience et de garantir l’égalité de droits de tou-te-s les citoyen-ne-s sans égard à leur croyance ou non-croyance. En faisant de la neutralité de l’État la finalité de son projet de laïcité et en définissant arbitrairement les exigences de cette neutralité, le gouvernement propose des mesures qui briment les libertés des croyant-e-s qui portent des signes religieux. L’interdiction du port de signes religieux, en affectant certain-e-s croyant-e-s plus que d’autres, aurait un effet discriminatoire qui va à l’encontre même de l’idée de neutralité de l’État à la base de la laïcité.

Il faut distinguer l’État de ses employé-e-s. Ceux-ci doivent remplir leurs fonctions en toute neutralité, sans exercer de discrimination ou faire de prosélytisme. Cette règle limite ce qu’ils peuvent faire ou ce qu’ils peuvent dire, mais n’exige pas de dissimuler ce qu’ils sont. Une personne devient-elle nécessairement moins impartiale parce son code vestimentaire trahit sa religion?

Plutôt que de s’en prendre à la liberté d’expression des employé-e-s de l’État qui sont croyant-e-s, le gouvernement devrait s’atteler à la tâche d’éliminer les éléments qui lient l’État et les religions, dont le crucifix au Salon bleu de l’Assemblée nationale, la récitation de prières par des élu-e-s dans l’exercice de leurs fonctions officielles ainsi que le financement des écoles confessionnelles et l’exemption de taxes foncières accordée aux églises et aux communautés religieuses.

Droit des femmes à l’égalité et non-hiérarchisation des droits

La LDL a défendu à maintes reprises le principe selon lequel le droit des femmes à l’égalité consiste à exercer tous leurs droits en pleine égalité. La liberté de croyance, de conscience et d’expression ne s’oppose donc pas au droit des femmes à l’égalité. Restreindre la capacité des femmes d’exprimer leurs convictions, religieuses ou autres, que l’on soit d’accord ou non avec celles-ci, équivaut à juger les femmes inaptes à décider pour elles-mêmes.

Faire porter le débat sur les signes religieux presque uniquement sur le foulard porté par certaines musulmanes a pour effet de stigmatiser ces femmes et de porter atteinte à leur droit à l’égalité. Ce n’est pas en accentuant la discrimination que subissent ces femmes que leur droit à l’égalité sera réalisé, mais plutôt, entre autres, en favorisant leur participation à la vie économique et sociale. En effet, le droit à l’égalité se matérialise à travers l’exercice de tous les droits reconnus dans la DUDH, dont le droit au travail, à un revenu décent, au logement, à l’éducation, à la santé.

En conséquence, il devient urgent d’accorder la reconnaissance juridique pleine et entière qui manque actuellement aux droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte des droits et libertés de la personne. La reconnaissance effective de ces droits aura une incidence réelle sur les conditions économiques et sociales de vie de toutes les femmes et permettra d’assurer la réalisation du droit à l’égalité.

Les accommodements raisonnables : une mesure déjà bien balisée et essentielle à l’intégration

L’accommodement raisonnable est l’obligation juridique de faire un effort « raisonnable » pour aménager une norme ou une pratique de portée universelle, lorsque cette norme ou pratique a un effet discriminatoire envers une personne. Il doit être accordé ou refusé en tenant compte de chaque situation. L’idée de définir à l’avance les catégories de demandes qui seraient acceptables et inacceptables va à l’encontre même de la notion d’accommodement, puisqu’il s’agit essentiellement d’une mesure qui vise un individu et exige de prendre en considération un ensemble de circonstances spécifiques à chaque cas d’espèce.

L’accommodement religieux peut choquer certain-e-s collègues et milieux de travail. Il est cependant malheureux et dangereux que soient confondus les opinions et les valeurs des un-e-s et des autres et les droits des personnes en demande d’accommodements religieux.

Les règles et les balises en matière d’accommodement raisonnable sont déjà clairement établies. Par exemple, un-e employeur-e peut se voir obligé de modifier un environnement de travail afin de le rendre accessible à une personne handicapée, lorsque cette modification ne représente pas un fardeau excessif pour lui. L’accommodement raisonnable doit également tenir compte des droits d’autrui également protégés, dont le droit des femmes à l’égalité qui seraient touchées par une demande d’accommodement.

Quant à la mise en application des accommodements raisonnables, la CDPDJ est en mesure, de par sa juridiction et son expertise spécialisée en matière de droits humains, de fournir les services-conseils requis aux administrateurs et aux administratrices d’organismes publics et autres qui seraient confrontés à des demandes d’accommodement en matière religieuse ou autres. Il faudrait pour cela que le gouvernement fasse auprès de ces administrateurs et administratrices la promotion d’un tel service conseil et fournisse à la Commission, le cas échéant, les ressources nécessaires.

3. Un projet de loi qui dénature la Charte québécoise

L’analyse des dispositions du projet de loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement, confirme la volonté du gouvernement d’imposer des changements de fonds à la Charte des droits et libertés de la personne. Il réalise cette entreprise en opérant une banalisation des droits humains au profit de valeurs dites identitaires.

Des droits banalisés, assujettis à des valeurs

Plusieurs éléments du projet de loi 60 marquent clairement l’intention du législateur d’assujettir l’exercice des droits et libertés prévus à la Charte des droits et libertés de la personne aux valeurs identifiées, depuis le début du débat public portant sur cette question, comme étant les valeurs définissant l’ « identité » québécoise. Le projet de loi 60 demande en outre, dans cette opération de « rééquilibrage » des droits en faveur des valeurs québécoises, de tenir compte « des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique. »

Le préambule du projet de loi proclame l’importance à accorder à une série de valeurs. Il érige au rang de valeur ce qui constitue en fait une modalité de fonctionnement de l’État (la laïcité) ainsi que le moyen pour y parvenir (la neutralité). Il place l’égalité entre les femmes et les hommes au rang de valeur, alors que la Charte québécoise la reconnaît comme un droit et le fondement de la justice, de la liberté et de la paix. Et, finalement, l’importance à accorder aux droits humains y apparaît totalement accessoire, n’étant énoncée qu’à la toute fin du préambule, un peu comme s’il fallait bien y faire référence « malgré tout ».

L’article 40 du projet de loi propose de modifier le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne en y ajoutant un nouveau considérant énonçant que « … l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci constituent des valeurs fondamentales de la nation québécoise ».

À son article 41, le projet de loi modifie l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne, qui constitue la clause limitative énonçant les principes en vertu desquels l’État peut imposer des limites à l’exercice des droits. Les modifications proposées permettraient à l’État de limiter les droits et libertés en fonction « des valeurs que constituent l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci, tout en tenant compte des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique. »

En opposant des valeurs à des droits, le gouvernement impose ici une transformation de taille dans la logique qui sous-tend la protection et la mise en œuvre des droits et libertés énoncés dans la Charte québécoise. Cette logique permet actuellement de résoudre les conflits qui peuvent survenir lorsque les personnes détentrices de ces droits et libertés en revendiquent la mise en application. La solution recherchée vise alors à trouver l’équilibre, le cas échéant, entre les droits des un-e-s et des autres eu égard aux circonstances. Le projet de loi 60 permettra dorénavant d’opposer les « valeurs identitaires québécoises » à l’exercice de ces droits. Des tiers qui auraient été offensés dans leurs valeurs identitaires du fait de l’exercice d’un droit par une personne, pourraient dès lors s’opposer à l’exercice de ce droit, quel que soit le droit en cause et les circonstances de la cause.

Des droits hiérarchisés

Lorsque des représentant-e-s du gouvernement avancent, qu’au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes, les employé-e-s de l’État qui portent des signes religieux ostentatoires, n’ont qu’à choisir entre leur droit au travail et leur liberté de conscience, ou bien que, dans le cadre des services rendus par l’État, c’est à visage découvert que ça se passe, il y a clairement une hiérarchisation des droits que l’on cherche à imposer.

C’est ainsi que le projet de loi propose, aux articles 13 et 14, que soient parties intégrantes des conditions de travail des employé-e-s de l’État, l’interdiction du port de signe religieux (article 5), peu importe les circonstances, ainsi que l’obligation d’avoir le visage découvert, (article 6), sauf en raison d’exigences liées à l’emploi.

De plus, à l’article 7, le projet de loi impose aux personnes qui requièrent des services des organismes publics assujettis à la loi, l’obligation d’avoir le visage découvert lorsqu’un service leur est offert par un-e employé-e de l’État. Dans ce cas, une demande d’accommodement sera refusée « si, compte tenu du contexte, des motifs portant sur la sécurité, l’identification ou le niveau de communication requis le justifient. » Il pourrait s’agir ici d’une demande de services dans un CLSC, ou encore d’une demande d’information ou autre adressée à un-e préposé-e de transport en commun, etc.

Cette hiérarchisation met en œuvre un système de discrimination qui affectera particulièrement les femmes portant des signes religieux musulmans. Elle aura pour effet de réserver un traitement différencié à l’égard de ces femmes en ce qui concerne leur droit au travail, leur accès à des services qui permettent la réalisation de certains droits et l’exercice de leur liberté de conscience et d’expression. Ainsi, ce sont deux poids, deux mesures pour la mise en œuvre du droit des femmes à l’égalité alors que toute la démarche du gouvernement prétend s’inscrire en faveur de ce droit.

Une redéfinition des accommodements raisonnables

En matière religieuse, le projet de loi 60 met de l’avant des balises qui s’imposeront à tous les organismes publics assujettis à la loi. Ces balises ont la particularité d’être définies dans une perspective d’entonnoir partant d’une approche plus restrictive par rapport à la jurisprudence existante allant jusqu’à l’interdiction totale d’accorder un accommodement. Ces balises se retrouvent aux articles 15 à 18.

En plus de proposer le modèle d’analyse qui fait en sorte que la mesure d’accommodement ne renvoie plus à une logique des droits humains, cherchant l’équilibre entre les droits des personnes visées, le projet de loi resserre les balises dans certaines circonstances. Il en va ainsi des demandes pour absence au travail pour lesquelles il faudra dorénavant apprécier une série d’éléments tels que la fréquence et la durée des absences, la taille de l’unité, les conséquences des absences, la contrepartie possible (reprise de temps) et l’équité au regard des conditions de travail. Tous ces éléments ajoutent au fardeau de manière importante, mais toujours sans considération des droits d’autrui effectivement atteints et qui ferait en sorte qu’il faudrait chercher une solution visant à concilier les droits des personnes visées.

L’approche restrictive s’applique également aux demandes d’accommodement pour motifs religieux concernant les élèves. À l’article 17, divers éléments fort imprécis quant à leur portée sont introduits, laissant place à un large pouvoir discrétionnaire. En effet, l’accommodement doit tenir compte des objectifs poursuivis par la Loi sur l’instruction publique, ainsi que du projet éducatif de l’école, de la mission de l’école et de la capacité de l’établissement de dispenser aux élèves les services éducatifs.

Enfin, au bout de cet entonnoir, se trouve la disposition 18 du projet de loi  60 qui interdit, en ce qui concerne les employé-e-s de l’État, toute forme d’accommodement en matière religieuse qui porterait sur les devoirs de neutralité religieuse et de réserve quant à l’expression des croyances religieuses, de même qu’en ce qui concerne le port d’un signe religieux ostentatoire et l’obligation d’avoir le visage découvert.

Dans le cas des personnes qui demandent un service de l’État, elles doivent recevoir ce service à visage découvert et lorsque l’accommodement est demandé il doit (et non peut) être refusé si, compte tenu du contexte, des motifs portant sur la sécurité, l’identification ou le niveau de communication requis le justifient. En plus des arguments soulevés plus haut en ce qui concerne la hiérarchisation des droits, cette mesure constitue pour d’autres motifs un élément fort préoccupant pour la LDL.

En effet, puisque le projet de loi vise non seulement les membres du personnel de l’Administration gouvernementale mais également les personnes qui reçoivent les services, il est clair que cette disposition aura pour effet de renforcer l’exclusion sociale des femmes visées plus particulièrement par cette disposition et de les priver de l’accès à des services auxquels toute personne a droit dans notre société. Cela risque d’avoir pour effet de renvoyer ces femmes dans l’isolement de la sphère privée. De plus, l’on peut craindre qu’une telle mesure ait pour effet de créer une pression pour une interdiction générale du port du niqab dans le domaine public et nous estimons que cette mesure renforcerait les obstacles à l’intégration et constituerait un motif de discrimination.

À son article 42, le projet de loi 60 introduit dans la Charte des droits et libertés de la personne des balises qui s’imposeront dorénavant en toute matière d’accommodement, quel qu’en soit le motif (race, couleur, sexe, grossesse, orientation sexuelle, état civil, âge, convictions politiques, langue, origine ethnique ou nationale, condition sociale, handicap). Deux nouvelles considérations sont ajoutées aux balises fournies actuellement par la jurisprudence, soit le fait qu’un accommodement doit respecter le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes et ne doit pas compromettre la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci. S’agira-t-il de démontrer si l’accommodement porte atteinte au droit à l’égalité d’une femme ou de femmes mises en cause par une demande d’accommodement ou s’agira-t-il d’invoquer que tel accommodement constitue une atteinte de principe au droit à l’égalité entre les hommes et les femmes, compris de manière générale?

Alors qu’une demande d’accommodement doit actuellement prendre en considération les droits de la personne qui est en demande et évaluer la portée de cet accommodement sur les droits précis des autres personnes qui pourraient être touchées (non pas un droit en général mais bien un droit individualisé), le projet de loi propose d’imposer des balises générales non individualisées qui se trouveront à définir dorénavant les droits et libertés. Le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes (qui a une portée bien différente du droit des femmes à l’égalité) ne devient plus qu’un droit formel. Ce ne sera plus une égalité substantielle qui sera recherchée, c’est-à-dire réelle et effective, mais une simple égalité de forme.

La juridiction de la CDPDJ atrophiée et des droits qui s’étiolent

En outre, la proposition gouvernementale mène à une réduction des pouvoirs d’intervention de la CDPDJ, alors que celle-ci a essentiellement pour rôle de surveiller et protéger les droits reconnus, améliorer leurs conditions de mise en œuvre et, le cas échéant, de faire reconnaître de nouveaux droits. Elle exerce également un rôle de surveillance face au pouvoir politique. Au moment de sa création en 1975, ce rôle devait être celui d’une institution se situant « entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique, au seul service des citoyens »[3]. S’inspirant du droit international, la Charte, tout autant que la Commission, devaient être un rempart contre toute forme d’arbitraire et d’abus de pouvoir, à l’image du mouvement qui, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avait mené à l’adoption de la DUDH.

Le Québec se dotait d’une institution qui aurait pleine juridiction à l’égard des droits et libertés énoncés dans la Charte. On convenait également de prévoir des recours, ce qui, comme il est mentionné dans le bilan des 25 ans de la Charte :

« … témoigne de la volonté du législateur de faire de la Charte davantage qu’un simple énoncé de principes. Contrairement au reste du Canada, où les lois anti discrimination ne permettent pas d’intenter une action civile basée sur un manquement à leurs dispositions, une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la Charte québécoise confère le droit d’obtenir de tout tribunal la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. Dans deux cas précis, soit la violation du droit à l’égalité et l’exploitation d’une personne âgée ou handicapée, une plainte pourra être déposée devant la CDPDJ, laquelle pourra prendre fait et cause pour la victime, au terme d’une enquête, devant un tribunal. Enfin, pour donner suite aux demandes pressantes de nombreux intervenants, le Tribunal des droits de la personne sera créé en 1990 »[4].

Par la création d’un tribunal spécialisé en matière de protection des droits humains, le Québec démontrait son intention de renforcer l’édifice mis en place lors de l’adoption de la Charte et la création de la CDPDJ. Or, depuis quelques années déjà, la juridiction de la CDPDJ et donc du Tribunal a été réduite lorsque l’objet de la plainte peut également relever d’une autre instance, tel qu’un tribunal d’arbitrage ou un tribunal administratif. On a ainsi vu s’atrophier, au profit d’autres instances non spécialisées en matière de droits humains, la juridiction de la Commission et du Tribunal. La multiplication d’instances traitant des droits humains de manière diversifiée n’offre pas les garanties de nature à préserver la portée de ces droits pas plus qu’à proposer un renforcement de ceux-ci.

Or, en proposant que les devoirs de neutralité et de réserve, la restriction relative au port de signe religieux et l’obligation pour les employé-e-s de l’État d’avoir le visage découvert fassent partie intégrante des conditions de travail, le projet de loi 60 risque d’avoir pour effet de soustraire de la juridiction de la Commission et du Tribunal des droits de la personne un nombre important de demandes ou de contestations qui pourraient survenir sur ces questions, ou à tout le moins de relancer le débat jurisprudentiel à ce propos.

Signalons de plus que le projet de loi 60 oblige chacun des organismes publics à adopter des politiques de mise en œuvre des prescriptions qui y sont énoncées, « s’harmonisant avec sa mission et ses caractéristiques propres », tel que prévu aux articles 19 et suivants. On peut se demander comment ces organismes arriveront à prendre en charge et mettre en œuvre ces politiques qui ne manqueront pas de soulever questions et remises en question chez les employé-e-s plus particulièrement visé-e-s.

Dans ce contexte, il nous apparaît difficile pour le gouvernement de prétendre que le projet de loi 60 se veut une réponse rassurante aux administrateurs et administratrices d’organismes publics qui crouleraient sous les demandes d’accommodements raisonnables, alors qu’il leur est possible dès maintenant disposer du service déjà offert par la CDPDJ afin de les accompagner dans le cadre de telles demandes.

4. Un projet de loi qui divise

Contrairement à ce qu’en dit le gouvernement, le projet de loi 60 sera un facteur de division plutôt que de cohésion sociale. Au moment de son adoption, la Charte des droits et libertés de la personne témoignait d’une volonté collective de garantir pour toute personne tous les droits qui y étaient énoncés et de mieux les protéger contre toute violation.[5] Il s’agissait vraiment d’un projet rassembleur, porteur de cohésion sociale. Dans son bilan des 25 ans de la Charte, la CDPDJ explique : « Au moment de sa présentation, elle fut décrite comme le symbole des valeurs de la société québécoise! » [6] Ces valeurs se trouvaient traduites en termes de droits de la personne et ceux-ci étaient garantis pour toute personne au Québec, quel que soit son statut, origine, croyance, etc.

Difficile de reconduire cette analyse à propos du projet de loi 60. En stigmatisant une partie bien ciblée de la population, il risque non pas de faciliter l’intégration des membres de cette communauté mais de provoquer un repli identitaire, voire même de favoriser la montée de l’intégrisme religieux. Du côté de la majorité, le renforcement des marqueurs identitaires proposés par le projet de loi 60 favorise également le repli identitaire.

On peut y voir une tendance lourde telle que constatée dans les pays occidentaux, qui ne cesse de démontrer par ailleurs qu’aucun problème n’a été réglé de cette façon. C’est une « solution » qui a déjà été essayée et les problèmes ne font que s’accentuer (multiplication des controverses, chasse à la religion, extension constante des domaines d’interdiction, etc.) La soif de chasser la religion initiée par la recherche de la « neutralité des individus », sous couvert de laïcité, n’a pas de limite comme en témoigne l’ouverture du projet de loi à l’interdiction des signes religieux dans le secteur privé, notamment à l’article 10  qui prévoit qu’ « un organisme public peut exiger de toute personne ou société avec laquelle il conclut un contrat de service ou une entente de subvention de respecter un ou plusieurs des devoirs et obligations prévus aux chapitres II et III ».

Par ailleurs, on peut également s’interroger sur le traitement différencié des patrimoines culturels annoncé par le projet gouvernemental. En effet, dans sa proposition d’affirmation de la laïcité et de la neutralité de l’État, le projet de loi 60 propose de tenir compte des « éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique ». Cette proposition se retrouve à l’article 1 du projet de loi et s’impose à tous les organismes publics. Elle se retrouvera également dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne.

Mais de quel patrimoine culturel est-il question exactement ? S’agit-il exclusivement du patrimoine du groupe majoritaire ? Comment sera traité le cas échéant l’apport de minorités religieuses qui ont également fait partie de l’histoire du Québec ? Certaines de ces communautés ne sont pas « arrivées » d’hier au Québec. Elles font partie intégrante de l’histoire du Québec.

Que dire par ailleurs du patrimoine culturel des communautés autochtones, tout autant que des symboles spirituels qui leur sont propres ? Quelle est la proposition gouvernementale à ce sujet, eu égard notamment à la Déclaration sur les droits des peuples autochtones des Nations unies ?

5. Un projet de loi incohérent

Une incohérence majeure apparaît à l’article 12 du projet de loi 60. Cet article permettra une exception aux devoirs de réserve et de neutralité des médecins et pharmaciens de sorte qu’ils pourront ne pas recommander ou ne pas fournir des services professionnels en raison de leurs convictions personnelles. On interdit d’une part le port de signes religieux ostentatoires, mais on refuse d’autre part d’imposer aux médecins le devoir de neutralité et de réserve. Qu’en est-il de l’obligation de l’État d’assurer en contrepartie l’accès aux services requis sans discrimination? De quels services s’agit-il surtout? A-t-on examiné la portée de cette exception sur le droit pour les femmes d’avoir accès à tous les services auxquels elles ont droit y compris l’accès à l’avortement?

Par ailleurs, les mesures transitoires, à géométrie variable selon le secteur visé, mettent également en lumière des incohérences qui risquent de s’étendre sur un certain nombre d’années. Ces mesures sont également tributaires de beaucoup d’imprécisions et le résultat d’ensemble s’annonce plutôt imprévisible, selon qu’il s’agira d’une municipalité (article 45), d’un établissement de santé et de services sociaux (article 46) voire même selon le bon vouloir du gouvernement, lequel pourra par voie réglementaire édicter toute autre disposition transitoire ou mesure qu’il pourrait juger utile pour permettre l’application de la présente loi (article 49).  

On peut également prévoir beaucoup d’incohérence dans le traitement des accommodements raisonnables. On a vu précédemment que le projet de loi impose (article 19) à chaque organisme public d’adopter une politique visant la mise en œuvre de l’ensemble des prescriptions prévues à la loi. La multiplicité de telles politiques risque de favoriser une grande incohérence dans leur mise en œuvre et le remède proposé par l’article 23 risque fort de ne pas être à la hauteur. En effet, conscient du risque d’incohérence que peut entraîner une multiplicité de telles politiques internes, le gouvernement prévoit que dans un secteur d’activité donné, le ministre responsable de ce secteur peut élaborer une politique type de mise en œuvre pour celui-ci. Or, les organismes publics de ce secteur auront le choix d’adopter ou non cette politique type.

Par ailleurs, en ce qui concerne le traitement des accommodements raisonnables en matière religieuse, les règles énoncées dans le projet de loi sont fragmentées comme nous l’avons mentionné précédemment, selon la nature de la demande : port d’un signe religieux ostentatoire, visage découvert, absence du travail, demande concernant un élève (article 15, 16, 17 et 18).

Aussi, on peut à juste titre s’interroger, comme l’ont fait les représentant-e-s de diverses universités sur la manière de traiter les cas d’étudiant-e-s qui sont également employé-e-s, notamment dans les universités.

Enfin, on peut noter un certain nombre d’incohérences dans le secteur des services de garde, selon qu’il s’agit d’un centre de la petite enfance, d’une garderie privée subventionnée ou non subventionnée, ou de la personne responsable d’un service de garde en milieu familial subventionné.

Bref, alors que le gouvernement prétend agir afin d’assurer une plus grande cohésion sociale, on peut aisément imaginer les difficultés d’harmonisation des diverses pratiques qui surgiront. Ce qui devait constituer une réponse magique à ce qu’on nous dit être un problème majeur ne sera pas en mesure de disposer aisément de toutes les questions qui risquent de surgir dans le cadre de l’application des prescriptions du projet de loi.

6.  Un projet de loi non justifié

Le champ d’application du projet de loi 60 est très très vaste. Pour en avoir une bonne idée, il faut lire les annexes ainsi que celles d’autres lois auxquelles on nous réfère pour en mesurer l’ampleur. Y figurent, notamment : le Bureau des audiences publiques sur l’environnement, le Comité de la rémunération des juges, la Commission de l’accès à l’information, la Commission des transports du Québec, le Conseil du patrimoine culturel, l’Office de la protection du consommateur, l’Office des personnes handicapées du Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, le Centre de la francophonie des Amériques, la Fondation de la faune du Québec, l’Institut de la statistique du Québec, les trois musées du Québec… pour ne citer que quelques organismes.

À ces listes définies, il faudra aussi ajouter les entreprises et organismes communautaires qui pourraient être visés par l’article 10 du projet de loi 60 de sorte qu’on peut prévoir un effet tache d’huile du processus qui sera enclenché par la mise en œuvre du PL : le secteur public ne sera pas le seul visé. On peut également prévoir, à terme, que l’interdiction de port de signes religieux ostentatoires pourrait également être prescrite dans l’espace public.

La LDL évalue que le gouvernement n’a pas démontré la nécessité d’adopter des mesures visant à limiter l’exercice de la liberté de conscience et de religion et n’a fourni aucune étude démontrant que le port de signes religieux, tel qu’il existe dans la fonction publique, pose un problème important eu égard au fonctionnement des institutions ou à l’atteinte des droits d’autrui.

Pour justifier de telles atteintes à des droits et libertés, sur le plan de droit international, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel le Québec a adhéré prévoit à son article 4 que :

« 1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale. »

La Charte québécoise permet quant à elle qu’une loi puisse régir et limiter la mise en œuvre d’un droit. Cependant, le gouvernement doit alors démontrer que l’objectif qu’il poursuit est urgent, que la mesure prévue a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi, que les moyens mis de l’avant sont proportionnels à cet objectif, que les effets bénéfiques recherchés sont plus importants que les effets négatifs qu’ils produiront.

Dans ce cas-ci, quel est le problème réel auquel le gouvernement est confronté? Et quelle en est l’urgence? Quels sont les faits avérés qui justifient de telles atteintes aux droits? Quels sont les cas répertoriés où la neutralité de l’État a été mise en cause alors qu’un-e employé-e de l’État portait un signe religieux? Qui d’autre que la CDPDJ est en mesure de nous dresser un état de situation à ce sujet? Or celle-ci nous apprenait récemment :

« À titre indicatif, soulignons que les données d’enquêtes et du service-conseil en accommodement raisonnable recueillies par la Commission, ne rapportent aucune situation dans laquelle le port de signes religieux par un employé de l’État aurait menacé le principe de neutralité religieuse. De plus, aucune autre information à cet effet n’a été portée à l’attention de la Commission, que ce soit dans le cadre de ses activités de recherche, d’éducation-coopération, de communication ou encore dans la gestion qu’elle fait des programmes d’accès à l’égalité. La volonté de prévenir d’hypothétiques situations n’est pas de nature à convaincre de la nécessité d’une interdiction qui porte atteinte aux droits et libertés de la personne. À cet égard, rappelons que plus l’effet préjudiciable est grave, plus l’objectif poursuivi par la norme ou la mesure législative doit être important. »[7]

Conclusion

Considérant que le projet de loi 60 remet en question le principe fondamental reconnu en droit international de l’interdépendance des droits, qu’il introduit deux poids, deux mesures pour la réalisation du droit des femmes à l’égalité, qu’il stigmatise une partie de la population, qu’il porte atteinte à l’équilibre des droits protégés par la Charte québécoise et érode la juridiction de la CDPDJ, la LDL demande le retrait du projet de loi 60.

La Ligue des droits et libertés demeure toutefois particulièrement inquiète des conséquences néfastes du débat actuel pour l’avenir de la société québécoise. Inquiète des reculs annoncés par la subordination de nos droits « aux valeurs communes ». Inquiète des fractures sociales qui en découlent et des effets délétères que ce débat a produits sur l’intégration sociale des membres des communautés ciblées. Inquiète de la montée du racisme et de l’islamophobie qui a été observée depuis l’annonce du projet gouvernemental. Et à ce propos, nous aurons besoin d’une réelle volonté politique de redresser une situation qui nous apparait de plus en plus critique.

Le gouvernement ne peut se dégager de la responsabilité qui lui incombe d’assurer le « vivre ensemble ».


[1]  Parce que nos valeurs, on y croit, Document d’orientation, page 8

[2] Petit Robert : valeur : appréciation de ce qui est vrai, beau, bien selon un jugement personnel.

[3] Commission des droits de la personne et de droits de la jeunesse, Après 25 ans, la Charte québécoise des droits et libertés, Volume 1, Bilan et recommandations, page 5.

[4]    Idem note 3, page 8

[5]    Dernier considérant du préambule de la Charte des droits et libertés de la personne: « Considérant qu’il y a lieu d’affirmer solennellement dans une Charte les libertés et droits fondamentaux de la personne afin que ceux-ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation… »

[6]    Idem note 3, page 1

[7]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Commentaires sur le document gouvernemental

      Parce que nos valeurs, on y croit Orientations gouvernementales en matière d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État, pages 11 et 12