Projet de loi 96 : L’obligation de communiquer en français ne devrait pas s’appliquer aux services essentiels

Il faut exempter les services publics essentiels de l’obligation d’utiliser exclusivement le français dans leurs communications avec les individus.
Un carnet rédigé par Janet Cleveland et Jill Hanley, Institut universitaire SHERPA, au nom d’un collectif de chercheur-e-s et intervenant-e-s impliqué-e-s auprès des personnes immigrantes et réfugiées.

Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices. 


Le projet de loi 96 (Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français) interdirait aux employés du secteur public de communiquer avec les individus à qui ils donnent des services dans des langues autres que le français, sauf certaines exceptions. Ces exceptions incluent les personnes ayant fréquenté l’école primaire en anglais au Canada, les autochtones et les personnes immigrantes pendant les premiers six mois après leur arrivée au Québec.

Quel accès équitable aux services publics?

L’État québécois a le devoir de promouvoir l’usage du français afin de s’assurer que ce soit la langue publique commune du Québec. Mais il a également le devoir de s’assurer que toute personne qui réside au Québec, peu importe son niveau de connaissance du français, ait un accès équitable aux services publics qui sont essentiels pour sa santé et son bien-être.

Le projet de loi 96 mettrait en péril l’accessibilité et la qualité de ces services pour les résident-e-s du Québec qui ne maîtrisent pas le français, surtout les immigrant-e-s et réfugié-e-s.

Il serait ainsi interdit aux employés du secteur public de communiquer avec les immigrant-e-s et réfugié-e-s installé-e-s au Québec depuis plus de six mois dans une langue autre que le français (ou l’anglais, dans les institutions bilingues reconnues), sous peine de sanctions disciplinaires. Même le recours à des interprètes payé-e-s par l’État serait prohibé. Ces dispositions s’appliqueraient à tout le secteur public, incluant la fonction publique, le réseau de la santé et des services sociaux, le secteur scolaire et les municipalités.

Six mois pour apprendre le français

Ce n’est pas réaliste de supposer qu’en six mois les immigrant-e-s et réfugié-e-s apprendront suffisamment bien le français pour communiquer concernant des sujets complexes et importants comme l’éducation de leurs enfants, les soins de santé ou l’admissibilité à un programme de sécurité du revenu. Peu de nouveaux ou nouvelles arrivant-e-s sont en mesure de suivre des cours de francisation à temps plein parce qu’ils et elles doivent travailler et s’occuper de leurs familles, ce qui fait en sorte que l’apprentissage du français peut facilement s’échelonner sur plusieurs années. Cela peut être encore plus long pour des personnes âgées, peu scolarisées ou celles qui portent des séquelles de deuils ou de traumatismes.

Deux exemples

  • Une réfugiée afghane, au Québec depuis deux ans, rencontre l’infirmière du CLSC pour le suivi postnatal de son nouveau-né. L’infirmière n’aurait pas le droit d’avoir recours à un interprète pour lui expliquer l’importance de faire vacciner le bébé. Même si la femme parle suffisamment le français pour se débrouiller au quotidien, il est fort possible qu’elle ne maîtrise pas assez le français pour une conversation aussi complexe et sensible. Si l’infirmière ne peut pas communiquer adéquatement avec la maman, c’est la santé du bébé qui est mise en péril.
  • Des immigrant-e-s originaires de l’Inde, au Québec depuis trois ans, ont un fils qui fréquente l’école primaire en français et qui a des problèmes d’apprentissage majeurs. Les parents parlent anglais et pendjabi mais leur français est assez limité. Ils ont peu l’occasion de le pratiquer, puisque le père travaille dans une usine où la plupart des travailleurs et travailleuses sont allophones et la mère reste à la maison avec ses enfants. Des membres du personnel scolaire rencontrent les parents pour explorer avec eux des pistes de soutien pour le petit garçon, incluant la possibilité de le référer à un orthopédagogue. Toutefois, le personnel scolaire est obligé de parler uniquement en français avec les parents, qui ne sont pas en mesure de comprendre ce qui leur est proposé ni de collaborer activement à la mise en place de solutions. La réussite scolaire du garçon est compromise.

Dans un dossier soumis récemment au ministre Jolin-Barrette (https://sherpa-recherche.com/realisations/publications/Avis-PL96/), un groupe de plus de 20 chercheurs, chercheuses et intervenant-e-s impliqué-e-s auprès des personnes immigrantes et réfugiées cite de nombreuses études démontrant que les barrières linguistiques portent atteinte à l’accessibilité et la qualité de services essentiels. Ils demandent que le projet de loi 96 soit amendé afin d’exempter les services publics essentiels de l’obligation d’utiliser exclusivement le français dans leurs communications avec les individus. Cette exemption viserait l’ensemble du réseau de la santé et des services sociaux, le secteur scolaire, les bureaux d’aide juridique, les services de sécurité du revenu, les services de santé et de sécurité au travail et d’autres services essentiels.