Pour des villes où les personnes handicapées se sentent chez elles

Les villes sont loin d’être inclusives pour le tiers de la population québécoise de 15 ans et plus qui éprouve des difficultés à réaliser certaines activités quotidiennes en raison d’incapacités.

Un carnet rédigé par Jérôme Saunier, militant pour les droits des personnes en situation de handicap

Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices. 


Dans le cadre des élections municipales, il faut parler d’un enjeu qui ne bénéficie pas de la visibilité qu’il mérite : pour le tiers de la population québécoise de 15 ans et plus qui éprouve des difficultés à réaliser certaines activités quotidiennes en raison d’incapacités, les villes sont loin d’être inclusives.

L’environnement urbain demeure truffé d’obstacles physiques, informationnels et sociaux qui perpétuent la discrimination fondée sur le handicap interdite par la Charte des droits et libertés de la personne. La Charte est la loi québécoise qui confère à toutes et à tous le droit à la pleine égalité et assure le respect de la dignité des individus. Malgré le fait que ces dispositions sont en vigueur depuis plus de quarante ans, la participation sociale des personnes ayant des limitations fonctionnelles demeure sérieusement compromise. L’absence de leadership des gouvernements successifs fait que le Québec, contrairement à plusieurs autres provinces et au palier fédéral, n’a toujours pas adopté de loi sur l’accessibilité universelle pour garantir l’égalité d’accès aux aménagements publics comme privés.

Tout le monde doit avoir droit au même accueil dans les installations publiques, jouir du même accès aux transports collectifs, disposer d’opportunités équitables de logement et d’emploi, être en mesure de contribuer à la société, mais aussi profiter de la même qualité de vie urbaine, de cette vie de quartier tant prisée, en pleine égalité, en totale autonomie, au lieu de vivre l’exclusion à chaque porte d’entrée entravée par une simple marche.

Impunité

Le laxisme généralisé dans la mise en œuvre des droits des personnes en situation de handicap nourrit un sentiment d’impunité. Les propriétaires de bâtiments résidentiels et commerciaux inaccessibles ne s’empressent pas de respecter la Charte. Après des années de travaux, la Ville de Montréal a cru bon de rouvrir un Biodôme entièrement rénové qui n’est que partiellement accessible pour les personnes à mobilité réduite. L’année dernière, elle a même inauguré un énorme belvédère réservé exclusivement aux personnes non handicapées dans le parc de l’Île-Bizard. Mais personne n’est tenu responsable de ces graves manquements. Et ainsi de suite. Les exemples de contournements de la Charte ne se comptent plus. La ségrégation est omniprésente au point de paraître normale, naturelle.

Les municipalités québécoises ont un rôle important à jouer pour résoudre cette crise. De vastes pouvoirs leur sont dévolus en matière d’urbanisme, notamment pour réglementer l’accès à certains bâtiments. Les plus grandes d’entre elles sont tenues d’adopter des plans d’action à l’égard des personnes handicapées. Dans les faits, ces plans se cantonnent aux espaces publics. Le secteur privé peut continuer à perpétuer la discrimination comme bon lui semble. La tolérance de l’inaccessibilité de très nombreux logements et établissements privés est une loi non écrite qu’il faut abroger sans délai. Si Québec persiste à se dérober à ses responsabilités en n’adoptant pas de loi sur l’accessibilité, il appartient aux villes de prendre des mesures contraignantes pour instaurer l’accessibilité universelle sur tout leur territoire. Elles ne doivent pas se contenter d’offrir des incitatifs financiers symboliques, car cela n’a jamais permis et ne permettra jamais de changer suffisamment les mentalités et les comportements pour atteindre l’égalité réelle.

La question des coûts

On sait qu’en matière d’accessibilité universelle, les coûts sont jugés a priori problématiques. Faire des adaptations pour respecter les droits des personnes handicapées serait exorbitant, alors que l’argent, dit-on, ne pousse pas dans les arbres. Ce n’est pourtant pas l’argent qui manque : ne s’est-il pas mis à pousser subitement dans les fameux arbres quand la pandémie a frappé, notamment pour soutenir les commerces? S’il y en a pour surmonter cette crise passagère, il ne devrait pas en manquer pour régler la crise permanente de l’inaccessibilité de nos villes. L’austérité n’est pas de mise lorsqu’il est question des droits de la personne.

Cela dit, il est faux de croire que les investissements en accessibilité riment nécessairement avec deniers publics. La plupart des propriétaires de bâtiments commerciaux ont les moyens de rendre leurs locaux accessibles, pour peu qu’on les pousse à le faire. S’il est envisageable de verser certaines subventions pour stimuler la transformation, les autorités seraient bien avisées de procéder avec discernement : dans ce domaine comme dans d’autres, il faut se garder de socialiser les coûts et plutôt faire en sorte que le secteur privé les absorbe puisqu’il dégage des profits amplement suffisants et que les investissements en accessibilité sont rentables, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation de l’achalandage. Bref, la transition vers des villes accessibles et inclusives est moins une question d’argent qu’une question de volonté et de courage politiques.

Respecter la Charte

Afin de créer des environnements urbains respectueux de toutes et de tous, des milieux de vie à échelle humaine accueillants pour tous les êtres humains — avec toutes leurs différences physiques ou intellectuelles —, des quartiers sans aucune ségrégation, où les services et commerces de proximité sont accessibles, les municipalités québécoises doivent se conformer à la Charte. Elles doivent également prendre les mesures nécessaires pour que les personnes et entreprises concernées l’observent à leur tour. Telles sont les conditions à remplir pour que les villes cessent de traiter les personnes handicapées en citoyennes de seconde zone.

On entrevoit une petite lueur d’espoir à l’horizon : en avril, la Ville de Montréal a modifié la Charte montréalaise des droits et responsabilités en s’engageant à lutter contre le capacitisme (la discrimination fondée sur le handicap). Il faudra suivre de près la réalisation de cet engagement inédit. Voici une administration municipale qui semble avoir compris que le statu quo est intenable.

Cela devrait aller de soi. En dépit des bonnes intentions, cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Le capacitisme est un phénomène systémique ancré dans des normes juridiques, des pratiques institutionnelles et des comportements souvent inconscients à base de préjugés qui dévalorisent les personnes handicapées. Compte tenu, qui plus est, de l’opacité des processus décisionnels des municipalités, cette forme d’oppression insidieuse est difficile à débusquer avant que le béton ne soit coulé pour toujours.

Pour garantir la non-discrimination, les candidates et les candidats aux élections municipales dans toutes les villes du Québec doivent s’engager formellement à respecter la Charte en tout temps et à mettre en œuvre les droits et libertés qu’elle prévoit. Il s’agit d’une obligation éthique et politique : l’accessibilité n’est pas une faveur qu’on puisse décider d’accorder ou non, et elle ne relève pas non plus de la charité. C’est un droit fondamental. Le respect des droits et libertés de la personne est une responsabilité qui nous incombe à toutes et à tous. Et a fortiori aux personnes qui occupent le pouvoir.