Cette lettre a été publiée dans l’édition du 4 juillet 2022 du journal Le Devoir.
Alexandra Pierre, Diane Lamoureux et Lucie Lamarche, respectivement présidente et membres du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés
Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, appelait récemment à une « conversation collective » sur les Chartes des droits et libertés du Québec et du Canada. Un tel appel pourrait réjouir la Ligue des droits et libertés (LDL), s’il était lancé dans un contexte où les principes et les droits stipulés dans ces deux Chartes étaient réellement pris au sérieux, ce qui n’est malheureusement pas le cas.
En effet, l’actuel ministre de la Justice a fait adopter deux lois qui mettent à mal les droits de groupes minoritaires, la Loi sur la laïcité de l’État et la loi 96 sur la modernisation de la Charte de la langue française. Il l’a fait en utilisant la disposition de dérogation pour soustraire leur conformité aux Chartes québécoise et canadienne à l’examen des tribunaux. Et il l’a fait sans consensus à l’Assemblée nationale, par une majorité de sièges, bien que le gouvernement n’ait obtenu que 37,42 % des suffrages exprimés lors de la dernière élection générale.
De même, par le truchement de la loi 28, ce gouvernement a prolongé jusqu’au 31 décembre 2022 le régime d’état d’urgence sanitaire décrété en mars 2020. Dans un tel contexte, il nous paraît nécessaire de rappeler le rôle central d’une Charte des droits dans une société démocratique.
En utilisant une rhétorique nationaliste, le gouvernement refuse de reconnaître la validité de la Charte canadienne, sous prétexte que celle-ci est liée à une Constitution que les gouvernements successifs du Québec ont refusé d’entériner.
Or, il semble oublier que la Charte québécoise, adoptée à l’unanimité en 1975, sept ans avant la Charte canadienne, protège, dans l’ensemble, les mêmes droits que cette dernière. La LDL, qui a été une force décisive à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise, a dès le début déploré que celle-ci puisse être modifiée par un simple vote majoritaire à l’Assemblée nationale, à l’instar de toutes les autres lois. Ce qui n’est pas le cas de la Charte canadienne, enchâssée dans la Constitution et soumise au même processus de modification que cette dernière.
Droits des minorités
Le ministre Jolin-Barrette et le gouvernement auquel il appartient semblent ignorer le rôle d’une charte des droits dans une société démocratique, ce qui est plus qu’inquiétant. Or, comme l’expliquait Alexis de Tocqueville dès le XIXe siècle, il faut éviter de confondre démocratie et « tyrannie de la majorité » et fournir des contrepoids institutionnels aux majorités fluctuantes issues du suffrage (qui à l’époque n’était pas) universel.
Le rôle d’une Charte est, entre autres, de protéger les droits des minorités. Une telle opération, loin de favoriser la fragmentation sociale, renforce au contraire la cohésion puisque les minorités de diverses natures sont mieux à même de reconnaître la légitimité d’un système politique qui place la garantie des droits fondamentaux de toutes et de tous au coeur de son projet de société.
Comme toutes les sociétés démocratiques, la société québécoise comporte diverses minorités : des minorités sexuelles et de genre, des minorités nationales, des minorités ethniques, des minorités linguistiques, des minorités religieuses, etc. De plus, l’éventail des opinions politiques y est fort large. Protéger les droits des personnes qui appartiennent à ces diverses minorités, reconnaître leur droit à l’égalité et à la liberté font partie des avancées démocratiques dont nous pouvons collectivement tirer fierté.
Se réclamer d’une majorité parlementaire ou, pis encore, de sondages majoritaires, ne suffit pas à faire une démocratie. Peu importent les majorités de circonstances, cela ne confère pas le droit de fouler aux pieds les droits des groupes minoritaires. Le recours aux tribunaux est un outil important pour les groupes minoritaires qui n’ont aucune vocation à devenir majoritaires et qui ne peuvent pas nécessairement compter sur le processus électoral pour faire valoir leurs droits, comme cela a été régulièrement le cas pour les personnes LBGTQ+, pour les minorités francophones au Canada ou pour les peuples autochtones au Québec et au Canada. Invoquer une règle majoritaire à leur encontre, loin d’améliorer la cohésion sociale, aurait un effet non seulement discriminant, mais aussi clivant sur le plan sociétal.
C’est pourquoi la LDL tient à rappeler l’importance des Chartes, fruits de nombreuses luttes sociales depuis plus d’un siècle, et appelle à la vigilance face aux prétentions majoritaristes qui se cachent derrière cet appel à la « conversation collective » du ministre Jolin-Barrette.