Retour à la table des matières
Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021
Entretien avec André-Pierre Contandriopoulos, professeur émérite, École de santé publique, Université de Montréal
Propos recueillis par Nicole Filion, membre du comité sur le droit à la santé de la Ligue des droits et libertés
Au préalable, quelques éléments à considérer
D’entrée de jeu, un constat d’ordre très général, mais fondamental, doit être fait : la pandémie de COVID-19 a montré qu’à des degrés variables, dans les autres provinces, et dans les autres pays, les systèmes de santé n’ont pas été en mesure de répondre aux attentes. La pandémie a amplifié les problèmes qu’ils connaissaient tous : engorgement des urgences, pénurie de personnel, situation difficile dans les lieux d’hébergement et de soins dédiés aux personnes âgées, pour n’en nommer que quelques-uns.
La crise structurelle qui affecte tous les systèmes de santé résulte de la présence de grands phénomènes qui viennent amplifier, multiplier les besoins ressentis par les populations envers les systèmes de soins alors que le libéralisme et la mondialisation obligent les États à couper leurs dépenses dans les grandes institutions comme les systèmes de santé et d’éducation. Trois grandes forces sont à l’œuvre pour accroitre la demande pour les soins. Nous pensons ici premièrement au développement des connaissances et de la technologie qui ouvrent la porte à des traitements de plus en plus sophistiqués qui viennent médicaliser la société d’une manière jamais connue auparavant. Deuxièmement, nous pensons au phénomène de la transition démographique et du vieillissement de la population qui accroit le domaine d’intervention de la médecine sur des corps de plus en plus fragiles. Et troisièmement, à la détérioration brutale de l’environnement devenue la source de nouveaux risques pour la santé (virus, vagues de chaleur, pollution, catastrophes climatiques, guerres, etc.).
Ces trois phénomènes apparaissent dans le contexte de la mondialisation, en particulier la mondialisation des marchés financiers. Celle-ci impose aux États des pressions économiques énormes qui les contraignent à faire des choix budgétaires et politiques douloureux. Ils n’ont pas d’autres possibilités que de couper dans les grands programmes qui sont le fondement des sociétés dites développées, soit la santé et l’éducation, et d’affirmer haut et fort qu’il est possible de faire plus et mieux avec moins. Depuis plus de trente ans, c’est la conclusion à laquelle arrivent tous les gouvernements, toutes les commissions d’enquête, tous les groupes de travail qui ont réfléchi sur le système de santé et son avenir.
Face à l’injonction de la performance économique, les logiques économiques et administratives prennent le pas sur l’autonomie professionnelle sur laquelle reposent la qualité et la pertinence des soins.
La logique professionnelle est celle qui doit dominer lorsqu’une personne souffrante rencontre des professionnel-le-s qui doivent appliquer des connaissances générales à un cas particulier.
On peut admettre que les grandes institutions de l’État telles que le système de soins et celui de l’éducation sont en quelque sorte les miroirs de la société. On ne peut donc que s’inquiéter de l’incapacité actuelle à transformer le système de santé pour permettre à toutes les personnes qui en ont besoin de recevoir des soins de qualité de façon accessible et rapide. Cette incapacité est en fait celle de notre société qui semble incapable de répondre aux attentes légitimes de sa population.
Pour comprendre comment on en est arrivé là au Québec, revenons à grands traits sur l’histoire de notre système de santé.
Perspectives historiques
Dans les années d’après-guerre, la médecine s’est vu doter de moyens lui offrant une nouvelle capacité d’action pour traiter la maladie. L’apparition des antibiotiques a fait en sorte que, pour la première fois dans l’humanité, les maladies infectieuses pouvaient ne plus tuer. Les rayons X vont accroitre les capacités de diagnostiquer. Et, l’industrie chimique de la guerre aura mené à la découverte de gaz anesthésiants hautement efficaces, conférant à l’anesthésie un caractère quasi miraculeux. Ces nouveaux moyens dont dispose la médecine frappent l’imaginaire : on a l’impression qu’il n’y a plus de maladies qui ne peuvent pas être guéries. La médecine est toute puissante et l’État doit mettre cette capacité d’intervention au service de la population.
Après les horreurs de la guerre et après la parution du rapport Beveridge (1942), un droit nouveau émerge : le droit non seulement de vivre, mais le droit de vivre en santé[1]. L’État a donc la responsabilité de faire en sorte que tout le monde ait accès aux services de santé. Cette nouvelle responsabilité a mené les pays dits développés à mettre en place de programmes publics d’assurance maladie.
Le Canada participe à cette vague, dès 1945. Des conflits de juridictions fédérales-provinciales feront échouer un premier projet. Plusieurs provinces mettent en place des programmes d’assurance-hospitalisation avant que le fédéral n’adopte à la fin des années 50 le programme national de l’assurance- hospitalisation (1958). Pour sa part, le Québec introduit l’assurance-hospitalisation en 1961. Puis, en 1966, le fédéral adoptera le régime universel de l’assurance maladie dont la mise en application par le Québec sera retardée jusqu’au dépôt du rapport Castonguay-Nepveu au début des années 1970.
De la même façon que le rapport Parent avait proposé la réforme de l’éducation, le rapport Castonguay-Nepveu exprimait la volonté de transformer en profondeur le système de soins. La base du système devait reposer sur des centres locaux de santé (CLS) regroupant médecins, infirmières, travailleuses et travailleurs sociaux responsables d’une population d’environ 40 000 personnes. Ces CLS devaient s’appuyer sur la participation des citoyens et citoyennes des quartiers ou des municipalités desservis. Les CLS étaient responsables de la santé et des soins requis par leur population. Quand il n’était plus possible de donner les soins localement, les patient-e-s étaient référé-e-s aux hôpitaux. Le modèle proposé était très décentralisé, l’organisation des services en était une de proximité.
Lorsque le régime québécois d’assurance maladie a été implanté au début des années 70, le financement public du régime a été assuré ainsi que son caractère universel et gratuit, mais fondamentalement, la pratique de la médecine en tant que telle n’a pas été transformée. Les médecins ont adhéré au système parce que c’était très payant (30% de plus que ce qu’ils pouvaient compter comme revenu avant l’instauration de l’assurance maladie), mais le mode de paiement des médecins n’a pas changé. On a créé les centres locaux de services communautaires (CLSC), mais le maintien des cliniques privées a fait en sorte que les services médicaux n’ont pas tous été intégrés à cette structure de base du système. La responsabilité territoriale de la santé d’une population n’a jamais été opérationnalisée. Le régime implanté pouvait paraître intéressant, mais il lui manquait la cohérence du projet mis de l’avant par le rapport Castonguay-Nepveu. Rappelons de plus que la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) excluait alors de ses rangs les médecins qui acceptaient de faire partie du personnel des CLSC, et d’être payés à salaire.
Dès la fin des années 1970, on constatait que le système commençait à coûter très cher et que les problèmes d’accessibilité subsistaient : débordement des urgences, problèmes de prise en charge des personnes âgées et d’accès aux centres d’accueil, notamment.
La Commission Rochon est créée en 1985 et terminera ses travaux en 1988. Celle-ci avance l’idée de créer des programmes cohérents de prise en charge et surtout de limiter l’expansion des hôpitaux. Elle propose également la désinstitutionalisation de patient-e-s et le transfert des sommes ainsi épargnées vers les services de maintien à domicile et la première ligne. Cette désinstitutionalisation a été mise en œuvre, mais les sommes dégagées n’ont pas été allouées au virage ambulatoire. Elles ont plutôt servi à rembourser une partie de la dette publique.
La Commission Rochon a également mené à la création des centres hospitaliers et de soins de longue durée (CHSLD) en fusionnant les centres d’accueil et les soins de longue durée des hôpitaux pour offrir une meilleure prise en charge des personnes ayant des besoins très importants. Mais, ce faisant, on a laissé dans les limbes les besoins des personnes vieillissantes requérant moins de soins. On a vu alors se développer l’énorme industrie des résidences privées, laquelle s’est empressée de prendre en charge ces besoins laissés de côté par l’État. La COVID-19 a confirmé que, lorsque c’est la logique économique qui prévaut, les soins ne sont pas à la hauteur.
Puis survient la Commission Clair au début des années 2000. Se fondant sur l’observation que finalement, les CLSC ne sont pas arrivés, après plus de 30 ans, à remplir leur mission de première ligne du système de santé, le rapport Clair propose la création des groupes de médecine familiale (GMF). On confie aux médecins la responsabilité de la première ligne. On reprend un peu le modèle proposé par Castonguay-Nepveu, mais on quitte carrément la logique d’une responsabilité à l’égard d’une population donnée. Il s’agit plutôt d’une responsabilité à l’égard d’une clientèle qui doit s’inscrire auprès du GMF pour accéder aux services médicaux.
Cette réorganisation de la première ligne autour des GMF s’est elle aussi confrontée à d’importants blocages dont, là encore, le mode de paiement des médecins ainsi que leur rapport au système de santé, ne laissant pour ainsi dire aucune prise sur la pratique médicale.
Le corps médical jouit d’une liberté de pratique qui est nécessaire à la liberté professionnelle, mais qui, en même temps, les désolidarise en partie du reste du système de soins.
Sont venues ensuite les réformes Couillard (ministre de la Santé et des Services sociaux de 2003 à 2008). On procède à la fusion de divers établissements sur une base territoriale locale (CLSC, CHSLD, hôpitaux), espérant créer avec les médecins regroupés dans les GMF, un réseau de services et de prise en charge des patient-e-s. Ces réformes n’auront pas donné les résultats escomptés. Elles seront suivies d’une deuxième phase : la réforme Barrette. Les nouvelles fusions d’établissements, cette fois-ci sur une base régionale fera naître des monstres administratifs, d’une complexité incroyable : les CISSS et les CIUSSS. Gérées par le haut, imposant des normes relativement généralisées sur l’ensemble du territoire, ces nouvelles entités sont déconnectées des réalités et des ressources locales. Elles ne peuvent plus compter sur la participation citoyenne locale autrefois possible via les conseils d’administration d’établissements. La voix locale s’est tue.
Puis survient la COVID-19. Si d’une certaine manière cette centralisation extrême a permis de réagir rapidement en temps de crise, il n’en demeure pas moins que notre système de santé est à bout de souffle, qu’il manque de ressources, qu’il s’avère incapable d’agir localement. L’exemple des CHSLD est particulièrement criant. L’abolition à l’échelle locale des postes de gestionnaires a créé des dysfonctionnements dans les prises de décisions, notamment en ce qui a trait à la nécessité de maintenir en place les équipes de personnel. Le fait que ce personnel doit se déplacer d’un établissement à l’autre a aussi eu pour effet d’éroder son sentiment d’appartenance à un établissement. Madame McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux au début de la crise sanitaire déclenchée par la COVID-19, a tenté de décentraliser de nouveau les responsabilités à l’échelle locale, mais elle a été remplacée depuis par Monsieur Dubé qui veut clairement gérer à la performance. C’est à suivre…
Et pour l’avenir?
Il y a peut-être des leçons à apprendre des pays scandinaves et d’autres comme l’Espagne, la Suisse et d’une certaine façon la France, dans lesquels les systèmes de santé sont articulés avec la démocratie municipale. Cela impliquerait au Québec de refaire l’histoire des pouvoirs financiers des municipalités, ce qui n’est pas peu dire.
Par ailleurs, il faut insister sur la centralisation par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) de tout ce qui touche la rémunération des médecins. Il n’y a jamais eu d’expérience de décentralisation dans la gestion des enveloppes de l’assurance maladie. Actuellement, la RAMQ distribue l’enveloppe consacrée aux médecins essentiellement en fonction des actes posés par les médecins dans chacune des régions et cela indépendamment des besoins des populations. De plus, la valorisation de l’intervention médicale fait en sorte que les médecins sont placés en position de pouvoir et que les hôpitaux universitaires ont pu compter sur d’importants investissements au détriment de la première ligne. Au fond, on a un système qui marche sur la tête : les hôpitaux universitaires ne devraient pas être la base du système de santé, ce sont les soins de proximité qui devraient l’être.
Les entités responsables de ces soins de proximité devraient certes être en mesure d’offrir des services médicaux, d’organiser le traitement des patient-e-s, de les accompagner dans le système et à la sortie de l’hôpital. Mais aussi, elles devraient être responsables localement de repérer les conditions qui peuvent être à la source des problèmes de santé. C’est là le sens même de la prévention, une prévention qui ne serait pas seulement bêtement médicale ou vaccinale, mais une prévention qui agirait sur des modes de vie et sur les environnements qui sont problématiques pour la santé.
Si on n’arrive pas à faire ainsi, l’idée même d’un système de santé public et universel risque de disparaître et les disparités déjà existantes dans l’accès aux soins ne pourront alors que s’accroitre.
[1] Foucault, , Ed. (2001). « Crise de la médecine ou antimédecine? », dans Dits et écrits II, 1976-1988. Paris, Quatro, Gallimard.