Une culture de surveillance

Les informations collectées sont désormais bien davantage que de simples souvenirs et acquièrent une existence propre, sujettes à une foule d’usages secondaires, aspirées par de multiples entités non redevable et inconnues.

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Stéphane Leman-Langlois, professeur titulaire, École de travail social et de criminologie, Université Laval et militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains de la LDL

En 2010, quelques-uns de mes étudiants et moi avons demandé à plus de 600 personnes qui descendaient de nouveaux métrobus du Réseau de transport de la capitale s’ils avaient remarqué l’une des sept caméras installées à bord (en plus de deux microphones) durant leur voyage. Près de 40 % d’entre elles nous ont répondu que non, bien qu’un dôme de 20 cm de diamètre trône déjà à l’entrée, où il faut s’arrêter pour régler son déplacement. L’immense majorité des voyageurs interrogés n’y voyaient par ailleurs aucun inconvénient.

Cette indifférence généralisée s’explique par plusieurs facteurs, dont la simple réduction de la taille des caméras et leur intégration esthétique aux endroits où elles sont installées (couleur, matériau, forme). Elle a également souvent été expliquée par l’évolution des perceptions face à la surveillance en général, surtout due à l’omniprésence de stratégies et d’appareils, qui l’a banalisée. À voir les sondages, cette indifférence semble bien s’étendre à la plupart des nouvelles formes de surveillance, même si l’immense majorité d’entre nous se disent aussi préoccupés par la protection de leur vie privée. Cette contradiction s’amoindrit sensiblement lorsqu’on constate que les répondants sont rarement suffisamment préoccupés pour prendre des mesures de protection de base (chiffrement, stratégies et logiciels d’anonymisation, appareils et applications sécurisés, etc.). Cela dit, il n’y a jamais eu de glorieux passé libre de surveillance, avec lequel le contraste serait évident. L’être humain est social et cherche à exister sous l’œil de ses semblables. Les résidents du petit village québécois d’antan, avec la proximité, les commérages et la curiosité, finissaient par tout savoir au sujet de tout le monde. Bref, nous étions déjà indifférents à ces formes de surveillance communautaires – omniprésentes, profondes et totales.

L’apparition d’une culture généralisée de surveillance

Objectivement, la différence est qu’aujourd’hui à la fois la collecte, la distribution et la conservation des données ne sont plus (uniquement) horizontales, entre pairs. Certains ont argumenté que la société de l’information a simplement pris la relève lors de la disparition des formes traditionnelles de surveillance. Quoi qu’il en soit, les informations collectées sont désormais bien davantage que de simples souvenirs et acquièrent une existence propre, sujettes à une foule d’usages secondaires, aspirées par de multiples entités non redevables, voire tout bonnement inconnues. C’est dans ce contexte qu’il faut noter l’apparition récente et le développement fulgurant d’une industrie très prospère fondée sur un aspect ou un autre de ce flux intarissable de données personnelles. C’est l’aspect central du concept de capitalisme de surveillance, qu’il faut donc comprendre comme une émanation d’une culture généralisée de surveillance.

La plus solide fondation de cette culture est notre participation active et volontaire au système, à la fois pour nous offrir à la surveillance des autres, pour les surveiller ou pour réclamer qu’un tiers (gouvernemental ou privé) le fasse pour nous. Recueillir de l’information est la panacée qu’on oppose à toutes les formes de problèmes, de l’intimidation à l’extérieur de l’école à la qualité de l’air à l’intérieur, de la sécurité du logis à son chauffage, à notre santé, notre conduite et notre assurance automobile, la personnalité de nos intérêts amoureux, etc.

Quoi qu’il en soit, les informations collectées sont désormais bien davantage que de simples souvenirs et acquièrent une existence propre, sujettes à une foule d’usages secondaires, aspirées par de multiples entités non redevables, voire tout bonnement inconnues.

Paradoxalement, cette course à la surveillance entraîne sa disparition progressive. Non pas au sens où elle cesse d’exister, mais bien parce qu’elle est intégrée à chacune de nos activités, à un point tel qu’elle cesse peu à peu d’être une pratique autonome. Ceci, surtout parce qu’elle est réalisée à l’aide de dispositifs dont la fonction première est tout autre : le thermostat qui sait si quelqu’un est à la maison, notre application de réseautage qui nous permet de scruter la vie des autres, notre application GPS qui révèle notre position, etc.

Ceci génère bien sûr une foule de données sur nos com- portements, et une nouvelle industrie multimilliardaire, au point qu’il tient désormais du lieu commun d’affirmer que les données sont le nouveau pétrole. L’État et ses agences ont bien sûr aussi noté ce développement alléchant et, des polices municipales exploitant Facebook aux révélations de Snowden, on a vu et revu qu’il est toujours plus efficace de détourner les données déjà produites par cet assemblage disparate que de développer et d’opérer des systèmes de surveillance dédiés.

Une perte de valeur éventuelle

Il faut toutefois noter que, contrairement à la plupart des ressources naturelles exploitables, dont la quantité diminue à mesure de leur extraction, la quantité d’information personnelle disponible à un usage industriel est vouée à une augmentation exponentielle. L’internet des objets, où pullulent les appareils intelligents produisant et échangeant des informations sur leur utilisateur, générera un flux toujours plus considérable d’information. La simple loi de l’offre prévoit donc une perte proportionnelle de sa valeur, sans compter qu’en moyenne chaque nouvel élément d’information est de moins en moins révélateur (au sens où il ajoute peu, voire rien, au modèle statistique actuariel déjà façonné). Notons de plus que la puissance des publicités ciblées vendues sur les plateformes numériques est en déclin accéléré. Les utilisateurs ne cliquent tout simplement plus dessus, et lorsqu’ils le font c’est par erreur ou par curiosité : elles génèrent donc de moins en moins de revenus1. Bref, à court ou à moyen terme le capitalisme de surveillance, du moins tel que nous le connaissons aujourd’hui, se dirige vers le proverbial mur de brique. Avant de s’en réjouir, par contre, il faut bien comprendre que depuis 20 ans l’internet au complet est structuré pour et par ce système, et pourrait bien s’écrouler avec lui.

L’État et ses agences ont bien sûr aussi noté ce développement alléchant et, des polices municipales exploitant Facebook aux révélations de Snowden, on a vu et revu qu’il est toujours plus efficace de détourner les données déjà produites par cet assemblage disparate que de développer et d’opérer des systèmes de surveillance dédiés.

Une culture de surveillance pérenne?

Quoi qu’il en soit, notre culture de surveillance survivra aisément à la disparition ou à l’arrivée de modèles différents d’économie des données personnelles.   Heureusement, elle non plus n’est pas aussi blindée, hégémonique qu’il n’y paraît. Elle a entre autres donné naissance à une culture de contre-surveillance : la conscience de la dissémination de renseignements à notre sujet inspire certains d’entre nous à prendre une série de mesures de contournement et de subversion, comme l’inscription de fausses données, la création de comptes multiples et autres stratégies visant à corrompre leur double numérique et à farcir d’erreurs les banques de données. La démocratisation des outils de surveillance a aussi multiplié nos capacités de sous-veillance, comme dirait Steve Mann, avec lesquelles le citoyen réussit à faire pencher la balance un peu plus du côté de la redevabilité des institutions, notamment via la nouvelle visibilité de la police, qui travaille désormais sous les caméras du public. Enfin les Manning, Snowden et autres sonneurs d’alerte sont rapidement, inéluctablement et irrémédiablement diffusés dans l’ensemble de la planète. D’un point de vue citoyen, notre culture de surveillance a simplement besoin d’une nouvelle impulsion qui redirigerait son attention globale plus solidement vers les complexes institutionnels publics, privés et hybrides. On devra également y faire germer la notion que ce système de surveillance est un large réseau, donc plus ou moins solide, plus ou moins opportuniste, plus ou moins capitaliste, libéral ou totalitaire, mais dont les citoyens eux- mêmes constitueront toujours l’immense majorité des nodes.


  1. Tim Hwang, The Subprime Attention Crisis : Advertising and the Time Bomb at the Heart of the Internet, FSG Originals, New York, 2020