Présentation du dossier : Vers une réflexion collective sur le droit à la santé

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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021

Lucie Lamarche,
professeure, département des sciences juridiques, UQÀM
Membre du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés

Vers une réflexion collective sur le droit à la santé

Au cœur d’une pandémie qui frappe dur et inégalement, le comité éditorial de la revue Droits et Libertés offre un numéro consacré au droit humain à la santé plutôt qu’au sort des services de santé en temps de pandémie. La nuance est de taille et elle est justifiée. Pour nous en convaincre, il suffit de revoir le film des événements des derniers mois. Le printemps 2020 a révélé les carences de l’organisation des soins de santé et de leur accessibilité. Mais la crise de la COVID-19 se poursuivant, l’été et l’automne ont révélé plus encore. Ainsi, l’état général de bonne santé dépend, par exemple, de l’emploi qu’on occupe, du quartier qu’on habite et des marqueurs socio-économiques qui nous distinguent. Toutes et tous ne sont pas égaux devant la pandémie ; il faut reconnaître que le bien-être est aussi un enjeu de justice sociale.

La reconnaissance du droit à la santé s’impose donc dans toutes ses dimensions et dans les rapports d’interdépendance que ce droit entretient avec les autres droits humains.

Au Canada et au Québec, plusieurs lois encadrent l’organisation des services de santé. C’est le résultat d’une construction historique et de batailles. Récemment, cet appareillage législatif a mené la Cour supérieure de la Colombie-Britannique à rejeter un recours introduit par un consortium de médecins favorables à la privatisation des soins de santé et ce, malgré l’interdiction qui en est faite par la loi[1]. Il faut dire qu’aucune loi, sinon de manière oblique, ne reconnaît l’existence du droit humain à la santé. Sa reconnaissance formelle serait la source de l’obligation négative de l’État de ne pas entraver ce droit, mais aussi, la source positive de l’obligation de le protéger et de le garantir. Comme de la poussière d’étoiles, on trouve ici et là dans la législation l’énoncé de certaines composantes du droit à la santé. Par exemple, on évoquera l’enjeu de l’accessibilité, de la disponibilité, voire de la qualité des services de santé. Le Canada et le Québec comptent parmi les nations, minoritaires en nombre, dont la constitution ou les chartes de droits et libertés ne reconnaissent ni ne protègent le droit à la santé. Ce portrait blafard accroît le risque pour toute personne d’être privée d’un état général de bien-être sans que les tribunaux ne puissent sanctionner les exclusions créées par les décisions prises par les autorités publiques en matière de santé.

La livraison et l’organisation des services de santé au Canada sont traversées par un faisceau d’intérêts variés et de visions divergentes qui entravent le respect du droit à la santé.

En premier lieu, il convient de noter l’hyper-commercialisation des services et des soins de santé, malmenés par l’approche médico-pharmaceutique et par l’obsession du diagnostic de la pathologie. Le corps extrait de son contexte devient ainsi un corps lucratif. En second lieu, notons l’impact des réformes successives du système de santé, tayloristes et centralisatrices, qui dépossèdent les milieux de pratique de leur expertise et qui transforment les citoyen-ne-s en client-e-s.

Ajoutons que, malgré les vœux pieux, le Québec n’a jamais atteint le seuil de l’universalité et de la gratuité de tous les services de santé. L’optométrie, la dentisterie et les services de réadaptation et de réhabilitation, à titre d’exemples, sont exclus du panier de services et de soins couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec, sauf de rares exceptions. La santé est donc bel et bien un lucratif marché que s’arrachent maintenant non seulement les médecins, mais aussi les acteurs transnationaux.

Ce triste constat nous amène à conclure qu’il n’y a pas d’équivalence entre le droit aux soins de santé et le droit à la santé. Ce dernier, encadré tant par l’Organisation mondiale de la santé que par les instruments internationaux des droits de la personne, va bien au-delà du diagnostic et des soins médicaux. Il est défini comme un état de complet bien-être physique, mental et social, et pas seulement comme une absence de maladie ou d’infirmité. Ainsi, le droit à la santé est le droit de jouir d’une diversité d’installations, de biens, de services et de conditions nécessaires à la réalisation du droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint.

Une telle déclinaison du droit à la santé est donc co-dépendante de la prise en compte et de l’analyse des déterminants sociaux de la santé ; elle met aussi en évidence l’interdépendance de tous les droits humains.

De mauvaises conditions de logement, de travail ou environnementales affecteront de manière discriminatoire les populations les plus vulnérables. Or, dans l’état actuel des choses, il n’existe pas de parti pris favorable à l’approche populationnelle de la santé, qui favorise et promeut la dignité humaine. La commercialisation et la centralisation des soins de santé nous réduisent à notre état de corps balloté au gré de la disponibilité et de la qualité variables des soins médicaux disponibles ou économiquement accessibles. La détentrice ou le détenteur du droit à la santé est ainsi ramené à son état de consommatrice ou consommateur averti et responsable de son sort.

Au-delà des tensions classiques entre le caractère public ou privé des services et des soins de santé, se pose la question du droit à la santé comme bien commun, comme bien public et comme enjeu de santé publique. Or, la santé publique est la chambre d’écho des déterminants sociaux de la santé. Elle considère le bien-être global comme un enjeu populationnel et multidimensionnel et non seulement comme un enjeu diagnostique. La santé publique a pour mandat de tisser des liens entre les droits humains et le bien-être individuel et collectif. Elle est donc un enjeu de justice sociale. En conséquence, la tension entre cette approche et celle du diagnostic, voire du surdiagnostic, doit être résolue aux fins du respect du droit à la santé. L’approche de la santé publique redonne à la citoyenne et au citoyen son corps et son pouvoir de changer les choses.

Un tel énoncé a de nombreuses incidences sur l’organisation des soins de santé au Québec ; les lieux, le rôle des actrices et acteurs et la surveillance de la qualité et de l’accessibilité des soins ne se résument pas à des indicateurs de performance.

Toute personne, en vertu de ses droits humains, dont le droit à la santé, a le droit à la participation et à la consultation.

Se pose alors la question de la première ligne de défense du droit à la santé et aux soins de santé. Qu’est-il donc advenu des cliniques communautaires et des CLSC? Pour reprendre les termes d’un auteur (Charest), où s’en est allée la démocratie sanitaire? Cette absence de démocratie remet en cause le pouvoir des médecins et de l’industrie de la santé, les groupes de médecine familiale (GMF) n’étant pas les champions de la gestion participative. Au contraire, ils ont avalé et asservi, dans la foulée des récentes réformes Couillard et Barrette, ce qu’il restait de ressources en santé publique disponibles dans les CLSC.

Le respect du droit à la santé transforme donc l’usager-ère, un vocable chéri par les mégastructures de gestion des services de santé, en une citoyenne ou un citoyen ayant le pouvoir d’agir pour son bien-être et celui de son environnement. Cette aspiration ne nie en aucune façon l’importance des soins de santé.

Toutefois, elle bride l’ambition de ces mégastructures centralisatrices et commerciales au bénéfice du droit de toute personne à la santé. Peut-être serait-il alors moins difficile pour certain-e-s d’accepter l’idée que le droit à la santé revêt aussi une dimension de sécurité culturelle propre aux peuples, dont les Premières Nations, qui revendiquent le respect des savoirs ancestraux en matière de santé. Mais cela ne leur est pas exclusif. Une auteure (Mimeault) nous rappelle comment la médecine du diagnostic et ses préjugés ont historiquement asservi le corps des femmes.
Le droit à la santé comporte donc des dimensions substantives (l’accessibilité, la qualité, l’abordabilité et l’universalité des soins) et processuelles (un système de santé au plus près des besoins des détentrices et détenteurs du droit). Sous ces deux aspects, des réformes et des idéologies successives, dont celle de l’austérité, ont significativement porté atteinte au droit à la santé.

De plus, il semble que ce droit – qui n’en est pas encore un en contexte canadien – échappe à toute imputabilité ou justiciabilité sauf pour subir les assauts des intérêts économiques.

On se souviendra de la décision Chaoulli[2] de la Cour suprême du Canada, où des médecins favorables à la médecine privée tentaient de franchir la barrière du public. La proposition militant en faveur de la reconnaissance constitutionnelle ou fondamentale du droit à la santé donnerait aux tribunaux non pas le pouvoir de définir le panier de services, mais bien celui de contrôler la prise en compte des attributs du droit au meilleur état de santé possible dans les politiques publiques en général.

En attendant que le Canada et le Québec rejoignent le concert des sociétés modernes où la constitutionnalisation du droit à la santé n’effraie pas, il importe de favoriser des mécanismes de contrôle du système de santé capables, d’une part, de prendre en compte la dimension populationnelle et démocratique du droit à la santé, et d’autre part, de mesurer, afin de les éradiquer, les discriminations à la clé de l’organisation actuelle des soins de santé. Faut-il, par exemple, réhabiliter le rôle du Commissaire à la santé? Et que dire de l’expertise du personnel soignant, soumise à la loi de l’omerta de la santé? À cette fin, le personnel soignant milite en faveur du devoir professionnel de dénoncer les abus dont il peut témoigner de l’intérieur, devoir actuellement exercé au risque de perdre son emploi.

Comme le révèlent ces quelques lignes d’introduction au numéro de la Revue, le respect du droit à la santé appelle au lancement d’un vaste chantier de réflexion collective et participative au Québec. Nous espérons que les riches contributions qui sont proposées à la lectrice et au lecteur constituent une impulsion créatrice à cette fin.

Bonne lecture !

 


[1] Cambie Surgeries Corporation v. British Columbia (AG), 2020 BCSC 1310.

[2] Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35

 

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