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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021
Anne Plourde,
chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) et postdoctorante à l’Université York
Le néolibéralisme contre le droit à la santé
Au tournant des années 1980 se produit un peu partout dans le monde occidental un virage vers ce qu’il est convenu d’appeler le néolibéralisme. Souvent présenté comme une nouvelle idéologie (ou encore comme une version revampée du vieux libéralisme du XIXe siècle), le néolibéralisme est avant tout un projet politique. Porté par les élites économiques et politiques occidentales et leurs idéologues, ce projet vise notamment le renversement d’un rapport de force qui, à partir de la Seconde Guerre mondiale, avait permis aux classes populaires de faire de nombreux gains socioéconomiques et, ce faisant, de limiter les richesses appropriées par les classes supérieures et d’accroître les inégalités[1].
Naissance du droit à la santé
Parmi ces gains importants figure la reconnaissance officielle des droits sociaux, dont le droit à la santé. Au sortir de la guerre, cette reconnaissance se concrétise dans la signature de traités internationaux ainsi que dans la mise en place d’une gamme, plus ou moins complète selon les pays, d’assurances sociales et de services publics. Gagnés de haute lutte par les mouvements syndicaux, sociaux et communautaires, ces services et ces protections sociales matérialisent un nouveau rôle et de nouvelles responsabilités sociales pour les États, désormais qualifiés d’États sociaux ou d’État-providence[2].
Au Québec, la construction de l’État social se fera tardivement, y compris dans le domaine de la santé et des services sociaux, où l’adoption d’une assurance maladie publique, la reconnaissance du droit à la santé et la création d’un système public de santé et de services sociaux ne se produiront qu’au début des années 1970. Ces acquis populaires adviennent donc dans un contexte où leur remise en cause est sur le point d’être amorcée. À peine gagnés, ils subiront les premiers assauts de la contre-offensive néolibérale.
Déresponsabilisation de l’État
Cette contre-offensive vise notamment l’État social, et elle se traduit au Québec comme ailleurs par une déresponsabilisation de l’État face aux risques sociaux – y compris les risques pour la santé – générés par le fonctionnement de l’économie capitaliste. Dans le secteur sociosanitaire, elle se décline plus spécifiquement sous trois formes, qui auront toutes des conséquences majeures sur l’effectivité du droit à la santé : l’austérité budgétaire, la nouvelle gestion publique et les privatisations.
L’austérité budgétaire constitue la toile de fond des multiples réformes qu’imposeront les gouvernements successifs au réseau de la santé et des services sociaux. Parmi les plus marquantes, notons le virage ambulatoire du milieu des années 1990, qui s’inscrit dans le contexte de coupes majeures dans les transferts fédéraux aux provinces et de la croisade du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard en faveur du déficit zéro. Cette réforme s’accompagne d’une mise à la retraite massive de milliers de médecins, d’infirmières et d’autres professionnel-le-s du réseau, provoquant des pénuries de travailleuses et travailleurs qui font encore sentir leurs conséquences aujourd’hui.
Réformes des années 2000
Peut-être mieux connues parce que plus récentes, les deux vagues de réformes majeures imposées par les gouvernements libéraux de Jean Charest et de Philippe Couillard en 2005 et 2015 sont elles aussi menées avec l’objectif affiché de réduire les coûts en santé et services sociaux. Par le biais d’une série de fusions d’établissements, elles concrétisent également un autre volet du projet néolibéral en réalisant des transformations considérables dans la « gouvernance » du système sociosanitaire : d’une gestion décentralisée et ouverte à la participation démocratique des communautés et des travailleuses et travailleurs du réseau, on passe à une gestion centralisée, bureaucratique et autoritaire, conforme aux impératifs de la nouvelle gestion publique.
Or, la centralisation bureaucratique du réseau et l’imposition de modes de gestion autoritaires visant avant tout l’optimisation des ressources (pensons par exemple à la fameuse méthode Lean et au minutage des interventions) auront des conséquences désastreuses sur les conditions de travail, ce qui contribuera à accentuer les pénuries de personnel. Elles auront également des impacts majeurs sur la qualité et l’accès aux services, et donc sur le droit à la santé. Depuis la réforme de 2015, ces impacts ont été dénoncés à de multiples reprises, entre autres lors des audiences de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Commission Laurent)[3]. Ils ont finalement été révélés au grand jour lors de la pandémie de COVID-19, à laquelle le réseau sociosanitaire s’est trouvé incapable de faire face, même si une telle pandémie était annoncée depuis longtemps[4].
Privatisation des services
Enfin, les difficultés d’accès et la dégradation de la qualité des services sont aussi le résultat du processus de privatisation des services (en même temps qu’elles contribuent à le justifier), processus qui est lui aussi transversal au projet néolibéral. Ici, il faut préciser qu’au Québec, le secteur privé a toujours occupé une place importante dans la dispensation des services de santé et des services sociaux, notamment en ce qui concerne les services médicaux de première ligne (la plupart sont dispensés dans des cliniques médicales privées) et les services d’hébergement pour personnes en perte d’autonomie.
Néanmoins, à la faveur des réformes néolibérales évoquées plus haut, la privatisation des services a connu une progression fulgurante au cours des dernières décennies, accentuant d’autant la déresponsabilisation de l’État dans la réalisation effective du droit à la santé. Sous-traitance, partenariats public-privés, recours systématique à des agences de placement et à des agences privées de services à domicile, transferts de ressources des centres locaux de services communautaires (publics) vers les groupes de médecin de famille (privés), achat de places d’hébergement dans les résidences et CHSLD privés: les formes prises par la privatisation sont multiples et diverses, mais elles convergent toutes vers l’érosion d’une vision de la santé conçue comme un droit social plutôt qu’une responsabilité individuelle[5].
En cela, les conséquences du virage néolibéral sur le droit à la santé débordent largement ses impacts sur l’accès et la qualité des services. Parce qu’il entraîne dans son sillage une explosion des inégalités sociales et de la pauvreté ainsi qu’une dégradation des conditions de vie et de travail, le néolibéralisme s’avère être un projet politique toxique, nocif pour la santé du plus grand nombre.
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[1] David McNally, Panne globale, Crise, austérité et résistance, Montréal, Écosociété, 2013.
[2] Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence, Essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999.
[3] Voir également les rapports successifs de la Protectrice du citoyen depuis 2016 ainsi qu’un rapport dévastateur publié récemment par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : Élizabeth Sigouin, Anne-Marie Côté et Véronique Noël, Rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse (article 156.1 de la LPJ), Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, février 2020.
[4] Sonia Shah, Pandémie, Traquer les épidémies, du choléra aux coronavirus, Montréal, Écosociété, 2020.
[5] La recrudescence du discours de responsabilisation individuelle face aux problèmes de santé a trouvé son illustration la plus frappante dans le mantra répété ad nauseam par le gouvernement actuel durant la pandémie : « la solution est entre vos mains ». À ce sujet, voir Anne Plourde, « La solution est avant tout entre les mains des gouvernements », Le Devoir, 2 octobre 2020. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/587081/la-solution-est-avant-tout-entre-les-mains-des-gouvernements
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