La privatisation en santé au Québec : des changements majeurs en toute discrétion
Troisième et dernier texte d’une série de trois publiés dans le journal La Presse rédigés par le comité Droit à la santé de la Ligue des droits et libertés. Aujourd’hui, la privatisation en santé s’accélère au Québec, d’où l’importance d’en débattre largement.
1er texte, 5 juin 2023 – La population doit participer aux prises de décision
2e texte du 12 juin 2023 – Le besoin de re-poser les termes du débat
Lucie Lamarche, au nom du comité Droit à la santé de la Ligue des droits et libertés (LDL), membre de la LDL
Nicole Filion, au nom du comité Droit à la santé de la Ligue des droits et libertés (LDL), membre de la LDL
Comme le soulignait notre texte précédent, le droit à la santé exige que le mouvement de privatisation de la santé soit freiné et examiné, car il est fort susceptible de remettre en cause l’exercice de ce droit. La privatisation se caractérise par la poursuite d’un profit, soit la recherche d’un avantage financier qui dépasse la simple rémunération pour un service rendu. La logique élémentaire nous permet de douter que cette recherche de profit favorise la réalisation des droits et libertés, que ce soit en matière de santé, d’éducation, de logement ou d’environnement, par exemple.
Trop précipitées si on tient compte de l’ampleur du projet en cause, trop sélectives dans le nombre et la variété des intervenants invités à commenter, les consultations menées par l’Assemblée nationale sur le projet de loi n° 15 (PL15) ne permettent pas d’aborder de façon éclairée et démocratique la privatisation du réseau de la santé et des services sociaux. Mais la privatisation s’opère pourtant, rendue possible à travers d’autres législations et règlements qui n’ont pas fait couler autant d’encre que le PL15… et pour lesquels la population n’est aucunement appelée à se prononcer.
Si notre système de santé et de services sociaux n’a jamais interdit la recherche de profit, il l’a limitée en ne permettant pas aux médecins d’être rémunérés à la fois par la Régie de l’assurance maladie du Québec et directement par les patients, ce qu’on appelle la pratique mixte.
Par ailleurs, la prohibition des assurances duplicatives empêche les assureurs privés d’offrir une protection pour des soins couverts par le régime public. Conjuguées, ces deux mesures ont jugulé la privatisation du système, compliquant la recherche de profit, laquelle se cantonne aux services qui ne sont pas assurés par le régime public. L’objectif est notamment de restreindre l’exode des ressources formées à grands frais du réseau public vers le réseau privé.
Ainsi, bien avant la présentation du PL15, la privatisation s’est accélérée, notamment à travers d’autres composantes du Plan santé, le diable se cachant dans la modification de la couverture offerte par le régime public. L’actualité récente nous sert des exemples éloquents.
Colossal potentiel de conclusion d’ententes
Le 7 décembre 2022, le Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie a été modifié1 en toute discrétion. Les changements soustraient de la couverture publique les services rendus par un professionnel et qui font l’objet d’une entente avec un employeur ou un organisme pour le bénéfice de ses employés ou de ses membres et des membres de leur famille. Les professionnels peuvent donc offrir ces services de façon concurrente avec leur pratique dans le secteur public et facturer directement les employeurs ou les assureurs privés. Rappelons qu’environ 55 % des Québécois bénéficient actuellement d’assurances privées complémentaires au régime public. Le potentiel de conclusion d’ententes concernant une prestation de soins financée par les employeurs et les assureurs est donc colossal.
Par ailleurs, il y a quelques jours, Radio-Canada rapportait la multiplication des cliniques privées dans lesquelles les usagers paient pour obtenir les services d’une infirmière praticienne spécialisée (IPS).
Cette prolifération se fait à la faveur de l’élargissement du champ de pratique des IPS et du fait que leurs services ne sont pas couverts par le régime public d’assurance maladie.
Dans un autre registre, à l’occasion du dépôt de son rapport annuel à l’Assemblée nationale le 25 mai dernier, la vérificatrice générale du Québec constate que les CISSS et les CIUSSS sont susceptibles d’avoir développé une dépendance à l’égard des fournisseurs avec lesquels ils ont conclu des contrats sans appel d’offres durant la pandémie. Les centres intégrés n’arrivent pas non plus à se passer des services offerts par la main-d’œuvre indépendante. La recherche du profit se fraie ainsi d’autres voies dans le régime public.
Sans générer la privatisation de notre réseau de services de santé et de services sociaux, laquelle privatisation le précède et, comme nous l’avons démontré, se déroule ailleurs, le PL15 n’en constitue pas moins un catalyseur.
Regrettablement, les consultations qui ont eu lieu durant les dernières semaines n’ont pas permis de débattre suffisamment du projet de loi, et aucune consultation démocratique ne nous a permis de nous prononcer collectivement sur le Plan santé dans son ensemble ni sur le décret de décembre 2022. Pourtant, la participation démocratique est incontournable, alors qu’il convient de bien comprendre et de dénoncer les impacts de la privatisation sur le droit à la santé.